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ARTES SCIE.NTIA VEftlITAS
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La revue blanche
La
revue blanche
Tome XXVIII
MAI, JUIN, JUILLET, AOUT 19O2
PARIS
ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
a3, BOULEVARD DES ITALIENS, 23
1902
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Le Père Perdrix
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Et le médecin disait :
— Dame ! mon pauvre père Perdrix, il vaut mieux que je
ATous le dise. Voilà un mois que vous portez vos lunettes
noires et ça ne vous arien fait. Que voulez-vous? Raison-
nez-vous. Il n'y a qu'un moyen, c'est de cesser complète-
ment le travail, sans quoi le feu de la forge et toutes ces
choses-là vous rendraient tout à fait aveugle. Des fois, le
repos peut vous guérir sans drogue et sans opération. Mais
continuez à porter vos lunettes.
C'est ainsi que Monsieur Edmond parla et il n'y avait pas
moj^en de le contredire, parce que les bourgeois sont si
capricieux ! Il eût crié, comme une fois chez un homme
de la campagne : Eh ! nom de Dieu, si vous ne prenez pas
mes remèdes, vous crèverez ! Le père Perdrix répondit :
— Dame ! Monsieur, ça sera comme vous voudrez.
Et dès qu'ils furent seuls, la mère Perdrix commençait:
— Qui que ça veut dire, qui que ça veut dire ? Faut donc
-plus que tu travailles ! Eh! là, mon Dieu, qui que tu vas
faire ?
Mais le Vieux, qui n'était pas patient, cria :
— Enfin, fous-moi donc la paix !
Elle s'assit sur le petit banc. C'était une femme coura-
geuse, qui ne pouvait pas rester en place, et elle était là, les
deux poings au menton, donnant des coups de tête, le regar-
dant, attendant, et se remuantquand même. Lui, sur sa chaise,
lesjambes écartées, les mains pendantes, contemplait le sol,
et son chapeau aux bords abaissés lui servait d'abat-jour.
D'ailleurs il vaut mieux ne rien dire. Il s'amusait avec le
coin de son sabota gratter les carreaux qui, même dans les
maisons bien balayées, gardent une pellicule de boue, et
6 LA REVUE BLANCHE
il la râelàit, il s'occupait à la racler. Et puis, nom de nom
de Dieu, n'avoir jamais été malade, et il avait bien fallu que
ça le prît par les yeux ! Après quoi il considérait le hois
de son sabot. Ensuite ceci le piqua et lui fit pleurer les
yeux comme toujours lorsqu'il examinait un objet.
Un soir, il avait dit : Je ne sais pas ce que j'ai, les yeux
me brûlent. La Vieille répondit : C'est sans doute qiî'en
battant le fer il t'y sera sauté une étincelle. Quand même,
il était bien étonnant que les deux yeux fussent pris à la fois !
Et tous les jours, tous les jours le mal continuait, si bien
qu'à la fin il se décida : Il n'y a plus qu'une chose, c'est de
voir le médecin. Le médecin donna des gouttes et, le matin
et le 60ir, il fallait en compter trois dans chaque œil. Bah !
Ç9. n'eut pas beaucoup d'effet. On en blagua. Son neveu,
Pierre Bousset, le charron^ disait : < Écoutez donc, mon
oncle, vous n'avez pas fait comme, dans le temps, le père
Tolny ? La médecin lui écrivit une ordonnance et dit à sa
femme : Vous lui ferez prendre cette ordonnance. Et plus
tacxl, lorsqu'il revint auprès du malade, il demanda : Eh
Wen! est-ce que ça va mieux? La femme répondit : Ma foi,
Monsieur, ça ne s'y connaît guère. Et puis qu'est-ce que
vous vouiez, un si petit bout de papier, dans le corps d'un
pareil homme I »
Oui, oui, blaguez ! Monsieur Edmond revint et dit : Con-
tinuez vos remèdes. Mais je vais vou5 mettre en observa-
tion. Il faut absolument que vous restiez huit jours sans
travailler, pour ne pas vous fatiguer la vue. Et le Vieux
demandait au petit Jean Bousset, le fils de Pierre, qui était
bachelier : Dis donc, mon Jean, qu'est-ce que ça veut dire :
mettre en observation?
La troisième fois, Monsieur Edmond lui ordonna de por-
ter des verres fumés et de se reposer encore. Et la quatrième
fois, qui était aujourd'hui, il trouva que la maladie était
déclarée et qu'il n'y avait rien à faire. ^
Ainsi le mal tombe sur Touvricr, alors qu'il travaille. Les
bourgeois ne sont pas assez malades, eux qui auraient bien
le temps de sa soigner. Le père Perdrix portait son vieux
eerveau dans sa tête, tout en boule, et son crâne résonnant
où des idées bourdonnaient. C'était le mal qui vibrait à
l'entour^ comme une grosse mouche, puis se collait à son
JM 1>ÈIIE P£R»lilK 7
front. C'était le mal, avec sa massue, qui lui faisait baisser
la tête, avec ses ridicules fantaisies, qui lui firisait gratter le
sol d'un geste machinal. Il était assommé comnae une vieiite
bête, car nous sommes de vieilles betes : Travaille, travailîke,
galérien, et claque au bout ! il ne sentait rien qu'une idée,
qui, restent dans les profondeurs de ses moelles, ne se for-
mniait pas encore, mais se fixait matériellement, comme une
chose, et semblait une idée de plomb. Elle ne circulait pas
comme nos idées circulent, quand Ton cause, mais à tous
les codas s'attachait : aux articulations, dans les m^embres,
dans les sabots qui râclai-entla boue des carreaux et dansîa
tête où, sensiblement, elle tuait les autres et demenrart
comme xine idée d'airain, comme un grondement, comnne
une mer immense -et monotone.
— J-e ne suis mêm« pas bon à garder les cochons.
11 n'y a que le travail pour nous. Pendant cinquante ans
il avait levé le marteau sur Tenclume, comme on l-e doit,
car notre vie se compose d'une enclume et d'un marteau.
Et son corps en gardait Télan, et toute une force était prête
encore, qu'il sentait dans son dos amassée, pour bondir et
marteler. Nous voulons gagner notre pain avec le fer d-e lu
forge et puisque le pain c'est la vie, nous voulons donner
tonte notre vie pour avoir du pain. Ah! il ne raclait plus le
so! avec son sabot ! Sur sa chaise assis, les deux poings dans
les -dents, à côté de la fenêtre, il ne bougeait pas, il ne par-
lait pas, comme un vieux loup courbé qui souffre -et neveut
pus se plaindre. Et qu'il est dur d'être assis 1
ïl u'e pensait pas à la souffrance : on perdrait bien les
yen"x, si l'on avait de quoi vivre! Il ne pensait pas à la nuit
des aveugles où le monde est fait comme un mur noir et
qui n'a pas de fin. Le médecin dit : Des fois le repos, peTUt
vous guérir sans drogue et sans opération. Ah ! qn'imporîie
guérir, c^est du repos que le médecin devrait nous guérir !
Et s'il s'agit de ne plus tra\^iller, j'aime mieiix n'y rien voir
qt&e de regarder ma misère.
Jujsqii'idi sa vie s'était composée d'une maison et d^nin^e
forge, La maison était un'e vieille m^aison de petite ville oà
les toits s'aâ'aisseiit un peu, comme des gens qu? cèdent des
o LA REVUE BLANCHE
reins, et dont la façade était percée de deux fenêtres à petits
carreaux qui n'éclairaient pas beaucoup la chambre, car,
dans les campagnes, la lumière est si commune qu'elle n'y
semble pas une chose précieuse. Le mur pignon porte des
anneaux auxquels on attache les chevaux que l'on ferre et
donne sur une ruelle aboutissant à des jardins. Dans une
annexe est installée la forge et la maison offre quelques
commodités à cause de la cour où se trouve un four, de
l'emplacement du fumier et des écuries à lapins. Ceci même
fait partie de notre corps comme nos vieilles habitudes,
comme les mouvements de nos jambes et de nos bras. La
chambre était grande et obscure avec des solives noires au
plafond, deux lits alignés dont les pieds se faisaient face,
que séparait une armoire, avec ses vieux usages dans tous
les coins : les paniers pendus à la grosse poutre, le coffre
aux pommes de terre, la place du seau entre une fenêtre et
la porte, celle de la glace entre la porte et l'autre fenêtre,
avec ses vieilles chaises que l'on connaît par leurs noms et
avec la table ronde dont on abat les pans, qui reste au milieu
et qui a l'air, lorsqu'on est absent, de la maîtresse de la
maison. Les lits avaient des rideaux de cretonne rouge à
fleurs jaunes et rien que cela empêchait la chambre de paraî-
tre nue.
Dans la forge il avait battu le fer pendant trente ans. A
l'époque de son mariage avec la Françoise, âgé de trente-
trois ans, il avait monté cette petite boutique parce qu'un
fonds de maréchal coûte trop cher et que tout le monde n'a
pas ses avances. Jacques et François, les deux garçons y
avaient appris leur métier. Ce métier de maréchal-ferrant est
dur et même dangereux à cause des coupsde piedde chevaux,
mais quand l'on est fort, celui-ci ou un autre, tous les mé-
tiers se valent pourvu qu'on arrive à manger du pain. D'ail-
leurs ils ne s'en trouvaient pas mal, puisque Jacques avait
réussi à entrer au chemin de fer où, comme il avait envie
debien faire, ilétait arrivé à passer mécanicien. Quant à Fran-
çois, il travaillait chez un patron et il aimait à boire un coup :
à part ça, pas mauvais ouvrier. Il avait fait aussi des appren-
tis qui restaient chez lui quatre ou cinq ans, jusqu'à ce qu'ils
fussent en âge d'aller là où l'on touche un salaire d'homme.
Il ferrait les* chevaux des gens de la campagne, après quoi
LE PÈRE PERDRIX 9
il allait avec eux boire un verre de vin et il avait encore de
bonnes pratiques bourgeoises parce que sa femme avait été
domestique et que les bourgeois aiment mieux faire tra-
vailler les leurs. Alors il arrivait à gagner ses trois francs
dix sous ou quatre francs par jour, ce qui est joli pour nos
petits pays.
Il pensait à tout cela comme au bonheur perdu, dans une
crise où, lui semblait-il, se rejoignaient tous les maux pour
se fixer dans sa tête et y rouler leurs images d'enfer. Mais
toute la vie on s'en était douté ! Les ouvriers ne regardent
pas trop loin, tout va bien tant qu'on a la force, ensuite il
est toujours assez tôt d'y penser. C'est ainsi qu'il y a dans
nos cerveaux un coin réservé au malheur pour qu'il des-
cende un jour et se sente à sa place. Vous êtes même étonné
des idées qui vous viennent. On voit souvent deux vieux
qui passent par ici. L'homme est aveugle, précisément, et
marche au bras de sa femme, d'un air tranquille. Ils font
presque toutes les communes du département. On leur donne
toujours parce que c'est du monde comme nous et parce
qu'ils sont bien propres. Ils causent, et ni l'homme ni la
femme ne sont extravagants. C'est la même chose : ça l'a
pris un jour. Ils disent : Certainement, on nous fait partout
la charité parce que nous sommes connus, mais il est bien
malheureux, celui qui est obligé de demander. Il se rappe-
lait encore d'autres mendiants : tous ceux qui passent, tous
ceux qu'on voit et tous ceux qu'on devine. Son esprit était
aux mendiants et les suivait tous, sur leurs routes, de men-
diant en mendiant, de-commune en commune. Il se rappe-
lait les vieux à barbe blanche, avec de gros sacs qui les
tirent en arrière, qui montent pourtant la rue et s'en vont
tout droit. Il se rappelait les grands gaillards qui font de
grands pas et auraient bien la force de travailler et qui, bien
entendu, s'arrêtent boire la goutte « Au Petit Salé ». Il se
rappelait les jeunes gars qui sont des feignants parce que,
quand on en a l'envie, on trouve toujours de l'ouvrage. Use
rappelait les vieux farfadets tout minces, qui tremblent dans
l'air, font de petits pas coubes et semblent vouloir s'éteindre,
llserappelaitceluiquiavaitclaquésurlarouteetdontlecorps,
exposé à la mairie, y avait attiré toute la ville. Le Vieux avait
emmené là le petit Jean Bousset qui n'avait jamais vu de
feST^-
10 LA REVUE BLANCHI
mort. U lui prit la main et lui dit : N'aie pas peur, mon Jean !
Caiotée comme une pierre qui roule, et suivant cette pente,
sa tête s'y heurtait et résonnait comme un charroi. Il la tenait
eatreses poings, accroupi sur la chaise, si lourde et si pleine
qu'elle craignait d entraîner son corps. La voix du déluge,
le bruit des grandes eaux, un fracas tombaient sur ses épau-
les, au rendez-vous du mal humain, au carrefour des vents,
dans la nuit où les gueules des bêtes semblent vous sui\Te
ou vous attendre. Et puis il s arrêta en route parce que si
Ton pensait à ces choses on en tirerait le mal morceau par
morceau. Il se dégagea et, comme il levait la tête, il mur-
murait encore : Ahi on peut dire que j'en vois long !
La petite ville s'étendait parmi les champs, calme et sans
gêne comme une personne qui a l'aisance des coudes. Dans
l'air pur des (Campagnes, le long d'une côte, elle était là,
propre, docile, couchée, se reposant. On la voyait d'asser
loin sur la route, au bout de 1 allée de peupliers, avec ses
toits de tuile ou d'ardoise, et la perspective donnait de
l'importance aux petites maisons du bas quartier qui se
gonflaient comme des commerçants phraseurs. Pourtant la
mairie dominait tout, une mairie de pierre, cubique et
rigide, dont on était fier, bâtie dans le style des lois et des
décrets. Les pins du cimetière, les tilleuls des promenades
et les arbres de quelques jardins formaient un peu partotrt
des masses de feuillages à l'ombre desquels la vie humaine
devait s'asseoir, égale, poétique et faite de travaux manuels
accomplis en silence. Les rues larges et bien entretenues^
bordées de façades blanches, s'entrecroisaient et limitaient
des pâtés de maisons .up peu épaisses, vieillottes, recrépies
et dont l'âme demeurait, pareille à leurs toits^ ancienne et
immuable. Seule, la rue de l'église était sombre et traînait
une espèce d'odeur d'égout jusqu'à la Place. L'église était
une vieille église romane surmontée d'un clocher épais et
devant laquelle le plus beau platane du monde étendait ses
branches en protection sur les pierres: il en sortait de
vieux appels, une paix des temps passés, une image de nos
grand'mères qui filaient la laine et pensaient au Bon
L£ PERJC PXBDBiX li
Dieu. Et c'est ainsi quô la petite ville, au visage purifié, mon-
trait des manières naïves, comme une femme trompeuse.
Perdues dans le temps, les heures pendaient au-dessus
d'elle, de Tazur monotone, depuis le matin jusqu'au soir,
et tombaient goutte à goutte dans les maisons où les
besognes des métiers et celles des ménages occupaient la
vie et semblaient la vie même. Une année on avait vu
construire la mairie, ensuite la maison d'école des filles,
plus tard on avait vu niveler le champ de foire. Il y avait
dans chaque famille quelque date fameuse de mariage ou
de décès, quelque achat ou quelque vente, quelque sou-
venir d'argent amassé. Parfois il venait de Paris une his-
toire du Petit Journal, un portrait du Président de la
République ou des images d'Exposition qui vous faisaient
comprendre qu'on est heureux d'être Français. Parfois
encore, un souffle, comme il en passe dans les siècles, arri-
vait épaissi, mêlé, et pénétrant dans l'ordre des choses
établi, soulevait quelque colère ou quelque crainte. Les
hommes graves parlaient du socialisme et du partage des
biens et disaient: «Si demain je partageais avec Martin-le-
Frisé qui est un ivrogne, après-demain tout serait à refaire. >
On se souvenait de Gambetta, on se rappelait que Victor-
Hugo disait: «Je crois en Dieu, mais je n'aime pas les curés.»
Et les Parisiens étaient des têtes brûlées et ces gars-là vou-
draient nous amener une révolution. On causait avec
assurance, dans une atmosphère bornée où les paroles se
renvoyaient leur propre écho et semblaient sortir du fond
de la sagesse humaine.
Lorsque Boutron le chapelier eut sa dernière fille, au
dîner du baptême, pendant que les femmes racontaient :
^. Et puis vous ne savez pas, on dit qu'il a... if, les hommes
tenaient des conversations sérieuses. 11 y avait Blanchard
l^épicier et Grados le sacristain, qu'on avait appelés pour
le café. Boutron dit :
— Mon plus fort, c'est l'astronom-ie. Je connais le nom
de toutes les étoiles du Temps.
Blanchard dit :
- — Mon plus fort, c'est le calcul. Je fais des calculs de
tête sans jamais me tromper d'un centime. Mais mon moins
(axt, cest la géographie.
(
la LA REVUE BLANCHE
Alors Grados, le sacristain, se levait comme à Tappel de
Dieu et lui coupait la parole en criant :
— Cest mon plus fort, c'est mon plus fort!
Ainsi Ton avait des principes, et le monde était sans
mystère.
Il y avait deux sortes d'ouvriers : les ouvriers pauvres et
les ouvriers aisés. Les ouvriers pauvres pratiquaient des
métiers de tisserand ou de sabotier et leurs femmes allai-
taient des gosses, traînaient à leurs jupes de la marmaille
et rôdaient dans les maisons en disant : «: Allons, je n'ai
même pas eu le temps de me changer. Regardez donc
comment je suis faite. Et puis, va falloir encore que je fasse
une culotte au Baptiste. D'ailleurs, avec les enfants on. n'a
jamais fini. » Quelques-uns avaient de bons métiers, des
métiers de cordonnier où Ton n'est pas embarrassé pour
gagner une pièce de cent sous dans sa journée. Mais, dame!
sans soin! Et puis se soignant bien, prenant bien toutes
leurs aises: «Té donc! on arrivera comme on pourra.» Et
puis ne se faisant pas faute de faire tort. D'ailleurs, qu'on
aille partout où l'on voudra, on est sûr de les rencon-
trer : au café et dans toutes les parties de plaisir.
Les ouvriers aisés vivaient dans des maisons propres,
avec des idées carrées dans tous les coins de la chambre et
qui luisaient sur les meubles, s'asseyaient sur la table et
bouillaient avec Teau de la marmite pour la soupe du
matin et du soir. Fixés dans leur attitude de travail, ils
tournaient avec les aiguilles de l'horloge tout autour d'un
centre vital d'ordre et d'économie. Une sagesse délimitée
au cordeau bordait leur vie et les poussait en avant. On
appelle cela : avoir envie de bien faire.
Il y avait les bourgeois. Les bourgeois sont importants
comme le bruit, comme la richesse et comme la science.
Leurs maisons ont des salons, des écuries, des jardins. Ils
se fréquentent l'un l'autre et parlent avec une voix purifiée
parce qu'ils sont allés dans les écoles pour y apprendre les
belles manières et perdre leur accent. Ils ont des domes-
tiques et des chevaux et cela semble multiplier leur vie et
la mettre dans un carrosse qui la roule à son aise et la mène
à toutes les satisfactions. Les uns sont républicains et
dégourdis. Alors ils se rapprochent beaucoup plus de l'ou-
LE PÈRE PERDRIX i3
vrier, causent familièrement dans la rue et on les a connus
tout petits, du temps où ils allaient à l'école communale.
Ils fréquentent le café comme tout le monde et l'on peut
les aborder. Bien entendu, Ton est poli : ^ Écoutez-
donCf Monsieur Edmond, vous avez raison, mais je m'en
vais vous dire une chose... > Les autres bourgeois sont
réactionnaires et leurs fils deviennent officiers. Ils vivent
de la vie de famille, et leurs dames sont de vraies dames
qui tiennent leur rang. Ils font travailler les ouvriers dont
les enfants fréquentent Técole des sœurs, gèrent leurs pro-
priétés et,- ma foi! avec les bourgeois on ne sait jamais.
En tout cas, voici ce qui arriva à Bonnet-le-Mutin :
Le champ de Bonnet-le-Mutin touchait au domaine de
Monsieur Lalande. Un jour, son cochon s'échappa dans le
champ du voisin. On ne peut pas toujours être sur le dos
des bêtes. Enfin, Monsieur Lalande fit appeler Bonnet-le-
Mutîn et lui dit :
— Voilà. Votre cochon s'est roulé dans mon champ et
mon métayer se plaint des dégâts. Je ne veux pas vous atta-
quer en justice de paix, il vaut mieux que nous nous
entendions à l'amiable. Donnez-moi cent sous et je vous
laisserai tranquille. Mais, dame! faites attention, à l'avenir.
Bonnet-le-Mutin dit bien tout ce qu'il put, mais il fal-
lut en passer là. Du reste, quand les bourgeois se sont mis
quelque chose dans la tête...
Huit jours plus tard, tout le lot de moutons du métayer
entra dans le champ de Bonnet-le-Mutin. Celui-ci courut
chez Monsieur Lalande :
— Dites donc, Monsieur, à cent sous par tête, combien
ça fait? Eh bien! Je vais vous dire, moi je veux vivre en
voisin. Rendez-moi donc ma pièce de cent sous et une
autre fois je saurai ce qui me reste à faire.
C'était une petite ville où l'on était divisé, classé de par
une science sociale importante comme la science humaine,
où Ton distinguait des catégories, où l'on posait des prin-
cipes comme en histoire naturelle, où l'argent servait de
base comme les vertèbres et élevait un homme dans
l'échelle de l'être. Quelques individus : de gros commer-
çants^de riches fermiers faisaient la transition d'un genre
à l'autre, car si l'argent a une valeur morale, il faut pour-
f
f4 la BILTUE BLANCI£E
tant certains usages, du bon ton, de l'ancienneté dans la
richesse, sinon le fils d'nn marchand de bois vaudrait celui
d*un notaire. Une dan^e disait de son domestique qu'on
allait congédié : « Il se faisait jusqu'à six cents francs par
an, c'était une beJlc position, du moins pour ces gens-ià,
ce qu'on appelle une belle position. »
La petite ville avait ainsi pM>ussé dans la campagne. On
ne sait pas comment naissent les petites villes où il n'y a
pas de mine, pas de fleuve, pas de chemins de fer. On
comprend les villages où la famille humaine un jour s'ar-
rêta, au milieu des champs, et où naquirent le boulanger,
l'épicier, le sabotier. Les petites villes semblent une hési-
tation entre le village et la grande ville, une prétention
mêlée de pauvreté, je ne sais quoi qui rappelle un clerc
de notaire vaniteux. Le quartier du Sénat en était l'es-
sence même, où les commerçants semblaient plus assis
qu'ailleurs et tassés et substantiels, lisaient les journaux,
causaient politique et discutaient gravement les actions de
!a municipalité. Jadis, au temps où la République était
sérieuse, le quartier du Sénat était une pépinière de
conseillers municipaux, et c'est ici que Gambetta avait
•laissé tant de traces.
Les autres quartiers n'étaient pas homogèners. L'ordre,
la gueuserre, la richesse s'v coudoyaient et se frottaient un
peu, du pauvre qui demande au riche qui peut donner, de
Touvrier qui fait ses affaires à l'ouvrier qui laisse aller, et
formaierrt un ensemble où \âvait la vie humaine sous l'œil du
prochain, où la diversité des classes rompait l'unité des
morales et où la médisance poussait comme un arbre et
s'étendait au-dessus des passants. C'était une petite ville
que les événements semblaient oublier et qui^ perdue dans
le silence écoutait des vols d'insectes et les gafdait dans sa
tête vide comme d'^importants souvenirs. Les rideaux des
croisées cachaient des regarda, les aboiements des chiens
avaient des échos et la vie qui dormait par eonut s'éveillait
à cha<pie bruit comme, un gendarme qui: vous guette et
vous saisit.
LE FEUE PERDRIX i5
CHAPITRE II
Il était bien extraordinaire que Monsieur Edmofnd Larti-
gaud eût visité le père Perdrix avant son déjeuner, mais
comme la maison était à deux pas, et qu'en somme on peut
S€ déranger pour gagner quarante sous... D'habitude il ne
sortait qu'après onze heures; il faut se donner ses aises,
sinon ce ne serait pas la peine d'avoir de la fortune. Il
déjeunait à dix heures. Se lever à six, déjeuner à dix, dîner
à six, se coucher à dix, font vivre dix fois dix. D'ailleurs
il ne se levait jamais avant neuf heures.
Monsieur Edmond Lartigaud était un homme de quarante-
neuf ans, grand, gros, fort, important^ qui se tenait bien et qui
était un plaisir pour S€m tailleur parce que ses habits pro-
duisaient tout teoir effet. Il y avait une formule consacrée
à dépeindre certaines personnes que Ton avait connues :
^C'était un bel homme, un homme dans la taille et dans le
genre de Monsieur Edmond. » Issu d'une famille bourgeoisie,
il marchait avec solidité, comme le fils de ceux qui parcou-
raient les champs, des souliers de chasseur à leurs pieds.
On reconnaît les geris de souche bourgeoise à une certaine
hardiesse de leur allure rappelant leur arrière grand-père
qui, du temps de la Révolution, achetait un domaine pour
une paire de bœufs et parcourait les rues de son village avec
son premier orgueil de propriétaire. Monsieur Edmond avait
un visage ovale terminé par un menton de galoche qui,
lorsqu'il riait, se tendait en faisant : Ha ha ba ha ha ! Bon
vivant, son gros ventre, ne ressemblait pourtant pas à
celui des entrepreneurs enrichis, car, dans les deux géné-
rations qui le séparaient de la terre, une sélection s'était
•accomplie pour former un homme ayant Thabituxie de œ
rîen faire ct.qirî, tout en gardant l'empreinte de sa race,
savait porter sa tête et son corps et ses mains.
A TTXigt-nenf ans, ayant terminé ses études, il avait suc-
cédé à soQ ourle le médecin. Il prit la place toute chaude,
s'assit dans un bien-être de célibataire aisé, vécut arec Les
parties de cbasse, les bons repas, les petits verres de
cognac, dans son gros rire : Ha ha ha ha haî^où sonna bien-
I
«6. LA REVUE BLANCHK
tôt un bonheur total. L'oncle était un vieux célibataire
accouplé avec sa bonne et que ravageait la goutte.
Monsieur Edmond renversa la fille de la bonne dès qu'elle
eut seize ans et, pour goûter tous les plaisirs à la fois,
s'enferma avec elle, le soir, mangeant et buvant. Il en résulta
deux enfants, Paul et Georgette qui lui ressemblèrent et
il en résulta encore que Marie-Louise voulut connaître le
plaisir jusqu'au bout et but tout le jour en attendant
Monsieur Edmond. Il eut bientôt la goutte qui, comme il le
disait lui-même, était traditionnelle dans'îsa famille. Enfin
Paul atteignit ses dix ans, il fallut l'envoyer au lycée et pour
qu'il fût, ainsi que les autres, un fils de bourgeois. Mon-
sieur Edmond épousa Marie-Louise malgré le vin blanc. Le
temps passa, elle avait le visage tavelé de rouge, ne voyait
pas les autres dames parce qu'elle n'était pas présentable
et disait :« Ça m'est bien égal, je suis plus riche qu'elles.»
Monsieur Edmond s'assit dans la salle à manger où la table
était dressée et tapa dans les sardines, en attendant les
autres. Bientôt Paul et Georgette entrèrent : Bonjour, papa !
Bonjour papa! Monsieur Edmond était toujours de bonne
humeur à table : Allons, mes deux lapins, tapez dans le tas!
Madame Edmond n'apparaissait guère aux repas parce
que la bouteille de vin blanc demeurait dans un placard
de la cuisine où elle pouvait boire en marchant, en regar-
dant, en ravaudant. Ses habitudes de bonne étaient restées
dans sa peau comme une maladie de jeunesse.
On apporta les plats. Ils mangèrent les poissons et se par-
tagèrent le bifteck, mais, à la fin, comme il en restait un
morceau, Paul disait: A moi, papa! et Georgette l'inter-
rompait en criant : Non, papa, à. moi! Monsieur Edmond
coupa le reste en trois, prit la plus grosse part et dit : <c C'est
ça, mes cochons, battez-vous pour la nourriture! » Geor-
gette, qui était habile, sauta sur l'assiette : Bien fait! et
ce malheureux Paul eut le dernier morceau, gros comme
une noisette.
C'est alors que Marie-Louise apparut avec les pommes
de terre au gratin. Monsieur Edmond enleva trois pleines
cuillerées et s'arrêta en disant :
— Ce pauvre père Perdrix, je lui ai dit aujourd'hui de
cesser le travail.
■ii^
1.E PÈBB PERDRIX i7
Paul, qui avait dix-huit ans, sentait ses amers Picon du
jmatin et pensait à Taprès-midi avec des cannettes de bière.
Georgette ne pensait à rien. Marie-Louise, du temps où elle
n'était pas Madame Lartigaud, rôdait chez les voisines où Ton
mangeait de la soupe et dû pain et, comme elle était portée
^ur sa bouche, elle avait compris le malheur d'être pauvre.
Puis le vin blanc facilite les émotions du cœur. Elle dit:
— Pauvre vieux!
Monsieur Edmond dit encore :
— Il y a le petit Jean Bousset qui vient d'apprendre
qu'il est reçu à l'École Centrale.
Et il regarda Paul. Paul ne dit rien : il avait son idée.
Georgette tendit l'oreille parce qu'elle avait seize ans et
que Jean Bousset en avait dix-huit. Bien des désirs la
ravagaient et elle jetait des regards circulaires sur les
jeunes gens de la petite ville dont les ardeurs eussent pu
s'allier aux siennes.
Marie-Louise dit :
— Ce n'est pas comme notre grand bêta. Tiens donc,
espèce de grand feignant, de grand propre à rien !
Paul dit :
— Ne fais donc pas attention. Tu voisbienqu'elle est soûle.
11 avait commencé par se faire refuser à son baccalau-
réat de rhétorique, après quoi on le mit dans une boîte
à bachot d'où il revint, l'hiver suivant, avec une bronchite
assez grave. 11 s'était guéri rapidement, parce qu'il avait
un appétit de bête, mais il était resté tout aussi simple
avec l'air de suivre le vol des mouches. Son père disait :
^ Ha ha ha ha ha! Tiens, vois donc celle-là qui t'appelle! »
Marie-Louise, qui était sortie, entra avec une assiette
contenant des petits poissons. Ses générosités lui semblaient
grandes et le vin blanc les agrandissait encore en son cœur.
— Je vais leur porter une assiettée do poissons. Ça vaut
mieux que si nous ne pouvions pas les manger.
Monsieur Edmond savoura la chose et répondit :
— C'était un brave homme, le père Perdrix!
Elle cacha l'assiette sous son tablier et partit. Elle dit à
la mère Perdrix :
— Tenez donc, voilà une assiettée de poissons. Monsieur
Edmond a dit: Qu'ils ne craignent rien, on s'occupera d'eux!
l8 LA HEVL'E BLANCH£
Après avoir bu son café et son cognac, Paul sortit de la
salle à manger. Du déjeuner au dîner, le temps s'étendait
durant sept heures entières pendant lesquelles il saisissait
les occasions, prenait les minutes une à une avant de les
jeter derrière lui. On lui avait défendu la chasse à cause
des chaud et froid. Il s'amusait avec son domestique, mar-
, chait dans la maison, se campait au seuil et arrêtait les pas-
sants, rôdait dans les rues et connaissait tous ceux qui
aiment le café. Il savait dans quels endroits Ton peut boire,
s'y asseyait mais ne s y fixait pas, parce qu'autre chose l'en-
traînait ensuite. Son estomac semblait un roi qui gouverne
et qui règne et, prenant sa tête, guidait sa vie, puis se
renouvelait comme une idée, le conduisait dans une maison
où la table était mise, dans une autre où on lui offrait la
goutte, dans un café où l*on voudrait lui faire crédit.
Il fit un tour dans la cour, passa ensuite le nez à la porte,
il était onze "heures et demie. On apercevait la maison du
père Perdrix. Il descendit : - .
— Vieux, vous boirez bien un verre de bière.
Le père Perdrix accepta, quoiqu'il n'aimât pas la bière.
Ils (plièrent « Au Petit Salé », s'assirent, et tous deux, séparés
par la table, contemplaient leur verre. Le père Perdrix lui
raconta la chose. Paul dit :
— C'est vrai?... Faut rien craindre, vieux, on s'occupera
de vous.
Puis il commanda une autre cannette, la versa dans les
' verres, but le sien à tous petits coups en attendant midi, et
il semblait, à chaque fois, absorber une minute. Quand il
jugea le moment venu, il paya, se leva :
— Au revoir! Je m'en vais.
Maintenant, il pouvait aller chez Bousset.
La table était mise et tous quatre, Pierre Bousset, sa
femme, Jean et Marguerite, autour d'une galette aux pom-
mes de terré, mangeaient et mâchaient tout un succès, *
toute une gloire. La femme disait :
— Mon Jean! On aurait dit que je m'y attendais. J'avais
justement fait une galette aux pommes de terre.
Elle était descendue tout de suite à l'école pour l'ap-
prendre à Marguerite. Et Marguerite racontait :
LE PÈRE PERDRIX 19
— La sœur supérieure est entrée dans la classe. Elle a
dit : Marguerite Bousset, votre frère est reçu le soixante-
quinzième à rÉcole Centrale. Moi je suis devenue toute
blanche. Et la sœur a dit : Cest joli, le garçon d'un char-
ron !
Paul passa devant ia fenêtre. Pierre Bousset dit:
— Voilà Paul Lartigaud.
11 était ennuyé qu'on vînt les déranger au moment du
repas. Par tempérament d'ouvrier économe, il n'aimait pas
donner et pourtant il n'osait pas ne rien offrir. Paul entrait
avec son continuel ricanement qui lui donnait de l'assu-
rance.
— Hé! hé! hé! Le voilà à table. Il mange de la galette.
Eh bien! Tu es content!
Tout le monde dit en même temps :
— Asseyez-vous donc, monsieur Paul.
Jean Bousset sentait son bonheur s'accroître par la pré-
sence de quelqu'un qui le contemplait et, pensant à la
veille, où il n'était pas encore « élève à TÉcole Centrale »,
triomphait du temps et des hommes
Pierre Bousset dit :
— Vous mangerez bien un morceau de galette, Monsieur
Paul ?
Et Paul secouait la tête, avec son ricanement :
— J'espère que vous allez arroser ça.
C'était une galette aux pommes de terre, chaude et dorée,
dont la croûte était tendre, parce qu'ils n'avaient plus beau-
coup de dents et dont la miette, pleine de beurre, fondait
dans la bouche et y ruisselait. Après cela l'on boit un bon
coup pour se mettre le cœur en place, puis l'on mange en-
core, pour se rassasier.
Pierre Bousset recevait la récompense de ses sacrifices
et pensait : Ce sont les bourgeois qui doivent être en
colère !
Et sa femme -disait :
— N'est-ce pas que c'est joli, monsieur Paul? Dame! il
n'y en a pas un autre dans le pays.
Pierre Bousset, le charron, était un homme de un mètre
soixante-cinq centimètres, que le travail du charronnage
avait rendu carré, rond, solide, mais que ses cinquante-
20 LA REVUE BLANCHE
deux ans courbaient un peu, comme un poids courbe une
branche. Fils d'une femme qui devint veuve, il vécut une
première enfance : à Técole où il n'apprit rien parce les
pauvres ont des choses qui les occupent, dans les enterre-
ments riches où Ton fait Taumône , dans les distributions
du bureau de bienfaisance et parmi les rues, comme les
gueux qui n'ont qu'une chambre et cherchent dans les
caniveaux des sous et du pain. Une fois, un épicier aisé
renvoya faire une commission, à trois kilomètres, au do-
maine de la Grand'Font et, quand il revint, lui dit : Je te
remercie bien, mon petit. L'enfant pensait à ce qu'il avait
usé de ses sabots. Une autre fois, un oncle s'étant arrêté
chez elle, la mère envoya Pierre chercher une bouteille de
vin. L'aubergiste dit à sa femme : Ça boit du vin, ça! Lors-
qu'il passait dans les rues de la petite ville, mal vêtu, re-
gardant en Taîr, les habitants disaient : C'est le plus mau-
vais des gars ! Il aima sa mère avec une sorte de rage et se
répétait à lui-même : Nom de Dieu ! quand je serai grand...
Il entra en apprentissage chez un oncle qui était charron et
qui voulut bien le prendre sans le faire payer. Pour qu'il
ne mangeât pas trop, et connaissant le pauvre et sa honte,
au moment des repas la tante enfermait le pain dans la
huche et là-dessus restait assise. Parfois il faisait des com-
missions, on lui donnait des sous, et il les nouait dans un
coin de son mouchoir. Tous les mois, un dimanche, îl
allait voir sa mère, parcourait quatre lieues à pied et lui
apportait ses économies. Il y eut des mois où il apporta
jusqu'à trente sous. Enfin, son apprentissage étant terminé,
il travailla dans les petites villes des alentours où, avec
ses camarades, il pariait à qui travaillerait le plus. Les pre-
miers temps, on l'emmenait à Tauberge, le dimanche, et
on le faisait payer parce que, étant économe, il devait
avoir de l'argent. Il protesta quelques bonnes fois, alors on
ne Tinvita plus et on lui disait : « Toi, nous ne t'emmenons
pas. Tu es un chien, ça c'est connu. > Il apprit que le
monde est dur comme du fer, qu'il attaque nos destinées à
coups de poing et qu'il faut parfois plier 1er épaules pour
ne pas être cassé. Il se renferma dans ses idées, vécut pour
lui-même et surveilla sa bourse. A trente et un ans, il se
maria avec une femme économe et travailleuse, s'établit à
LE PÈRE PERDRIX ai
son compte et, parce qu'il était un des meilleurs ouvriers
du pays, consciencieux et rapide, on vint à lui comme à
une administration régulière. Il eut deux enfants, Jean et
Marguerite, à quatre ans de distance, ce qui lui donnait
plus de plaisir encore que lorsqu'il allait porter de l'argent
au notaire. En vingt ans, il amassa quarante mille francs.
Jean, qui était toujours le premier à Técole, put avoir une
subvention départementale qui lui permit d'étudier au lycée,
y occupa la première place encore, et lorsqu'il se présenta
à l'École Centrale, fut classé le soixante-quinzième, ce qui
fit pousser des : ah! Jamais il n'avait échoué à aucun
examen.
Et Paul s'attabla sans plus de cérémonie. Marguerite
aussi mangeait, et son petit menton rond, sérieux et se
remuant, semblait une personne qui réfléchit en marchant.
Paul la regarda et dit :
— Tu l'aimes, la galette!
Elle avait quatorze ans et ne se cachait de rien. Elle ré-
pondit :
— Ma foi, oui, je l'aime bien.
Ils avaient été à une noce ensemble. 11 était son premier
garçon de noce, elle était sa première fille de noce. C'est
une chose qui vous réunit et qui mêle à vos sentiments
naturels un peu plus que de l'amitié. 11 avait pris l'habi-
tude de lui offrir toutes sortes de petites choses, comme
des bonbons, et elle avait pris l'habitude de les attendre.
D'ailleurs, Paul traînait toujours quelque friandise dans sa
poche, pour s'occuper. 11 dit :
— Et les pastilles de menthe, est-ce que tu les aimes?
Elle répondit :
— Bien, sûr! Est-ce que tu en as dans ta poche?
Il les sortit en disant :
— Ah! tu la connais dans les coins!
Pendant ce temps, Pierre Bousset versait à boire. Il eût
voulu rendre tout le monde heureux. C'était un de ces
hommes qui se sont toujours privés et pour qui le bonheur
consiste à ne se pas priver. Il disait à son fils :
— Tu ne bois pas. Bois donc, petit bêta!
Puis arriva le moment du café et Pierre Bousset voulut
encore payer la goutte. Quand tout fut fini, Paul désirait
22 LA REVUE BLANCHE
emmener Jean. Mais le père pensait : « II. a pris tout ce
qu'il lui faut. C'est inutile qu'il FÔdaille toute la soirée
dans les cafés. Cest comme ça qu'on s'abîme la santé et
qu'on fait de mauvais estomacs. » Il dit :
— Non, monsieur Paul. Il doit partir pour Paris dans
huit jours et j'ai besoin de lui parler. Et puis il faut que le
tailleur vienne prendre la mesure de ses habits et que sa
mère lui prépare son trousseau. Il descendra voir votre
jpère dans la soirée.
Paul se leva :
— Au revoir! Je m'en vais.
Un peu après Marguerite descendit à l'école. Elle n'eût
pasvoulu descendre en même temps que Paul ; il se tenait
trop mal! Alors, le père, la mère et Jean, autour de la table
formaient un conseil. Le père disait :
— Dame! mon petit, je suis content. On peut le dire, que
je suis content. Tu sais que j'ai fait bien des sacrifices. Jus-
qu'ici je n'ai pas eu à me plaindre. Il y a bien" eu une fois
où le proviseur rnettait : « Une certaine tendance à se mettre
en lutte contre la discipline », mais j'ai pris celia pour des
bêtises de jeune homme. A présent, il ne faut plus te
conduire comme un petit garçon. Et puis tu vois ce que
nous faisons pour toi. Dame! la pauvre Marguerite sera
toujours dupée. Oh! elle n'en est pas jalouse. Elle a eu
bien du plaisir à voir comme tu avais réussi. Ce n'est pas
dans toutes les familles que les frères et les sœurs s'enten-
dent comme ça. Enfin nous la récompenserons avec sa dot,
quand elle se mariera.
Tu vas partir à Paris. Nous avons demandé une bourse,
je pense que nous l'obtiendrons. 11 faut toujours bien te
conduire, parce que la conduite c'est le principal. On en
voit, dans nos pays, qui ont de petits métiers et qui, à
force de conduite, arrivent à mettre quelque chose de côté.
C'est en petit comme en grand. Regarde ton oncle Perdrix.
On ne peut pas dire que ce soit un mauvais homme, ni un
débauché. Mais, dame! il aimait à boire et puis toujours la
pipe au bec. Je ne parle pas de la mère Perdrix qui est
au contraire une femme d'ordre. Il avait un métier de ma-
réchal. Dame! ce n'est pas embrouillant: c'est un des pre-
miers métiers de nos pays. S'il s'était ménagé, ça se trou-
rJC PÈRE PEBDRIX '^3
verait aujourd'hui, au lieu qu'il n'est plus bon qu'à mettre
au bureau de charité.
Conduis-toi toujours bien. Le jour, tu seras à l'école, je
n'ai rien à dire. Tous les soirs rentre dans ta chambre et
travaille. Tu sais mieux que moi ce qu'il y a à faire. Méfie-
toi de toutes ces femmes. Des fois on en rencontre dans la
me et ce n'est bon qu'à vous conduire dans des guet-apens*
Ou bien encore on attrape de mauvaises maladies, et une
fois qu'on a ça dans le sang il faut bien qu'on le garde. Tu
es déjà d'un petit tempérament.
Je ne te dis pas non plus de n'avoir pas d'amis, mais
il n'en faut pas trop. Tu en as eu au lycée, nous les avons
reçus pendant les vacances, nous leur avons fait des poli-
tesses. Ça n'avait pas l'air d'être des mauvais garçons. Mais
tu as vu ça bien des fois avec nous; les amis ça n'est bon
qu'à vous emprunter de l'argent, et souvent on est obligé
de le perdre. Je t'enverrai cent vingt francs tous les mois.
Tu n'as pas à' te plaindre : ça fait quatre francs par jour.
Ménage-toi bien et surtout n'emprunte jamais rien à per-
sonne. Une fois qu'on s'est mis dans les dettes, on ne sait
plus comment en sortir. Et puis on devient pied-plat, il
faut toujours emprunter à droite ou à gauche. J'aime mieux
encore, si ça te faisait faute, que tu me demandes. Mais
réfléchis bien.- Moi, mon petit, tu as vu comme je m'étais
donné de la peine pour ramasser quelque chose. Je gagne
ma vie en travaillant,
Obéis toujours bien à tes maitres. C'est à celui qui est
votre maître qu'il faut être soumis. Des fois il y en a des
brutes qui vous prennent en grippe. On ne leur répond
pas. Toujours être poli. A la fin ils reviennent et ils se
disent : « Tout de même, voilà un petit qui ne dit jamais
rien. J'ai peut-être eu tort de le brusquer. » Des fois c'est de
ces hommes-là qu'on se fait des amis, parce qu'ils ne sont
pas tous mauvais au fond. Et puis ils peuvent vous être
utiles. Ne te fâche jamais. Fais comme les Auvergnats. Tu
en as vu par ici quand ils viennent vendre de l'étoffe. On
leur dit : « Fous-moi le camp, espèce de filou, voleur! :^
Ils s'en vont sans rien dire. Et puis quand ils ont fait le tour
de la ville, ils reviennent et vous disent : « Mais enfin.
Monsieur » On les écoute, et des fois ils arrivent à
îi4 LA REVUE BLANCHE
VOUS entortiller et vous vendre quand même ce que vous
n'auriez pas voulu acheter. On ne se fâche jamais, c'est
toujours plus prudent, et puis à quoi que ça sert la fierté
mal placée? **
Enfin, mon petit, fais toujours pour le mieux. Jusqu'ici
je n'ai pas eu à me plaindre. N'écoute pas ceux qui te
donnent des conseils, on se laisse entraîner. 11 y en a trop
ici qui seraient contents si tu tournais mal. Ah! malheu-
reux du Bon Dieu, si tu faisais des bêtises, il y en a qui
seraient plus contents que si on leur donnait vingt francs!.
Il y en a assez qui bisquent de te voir arriver! Je l'ai tou-
jours dit : « On se plaint que ce soient les enfants des.
bourgeois qui aient toutes les places, et quand on voit
l'enfant d'un ouvrier qui a envie de bien faire, on fait tout
ce qu'on peut pour l'empêcher. » Dame! en vois-tu un-
autre dans le pays qui fasse pour ses enfants ce que j'ai
fait pour toi? Je les entends faire, le samedi chez le coiffeur,,
tous ces beaux messieurs : « Nos enfants, qu'ils fassent
comme nous, qu'ils travaillent! » Eux, ils ne se privent de
rien, ils vont à Paris voir l'Exposition. Dame! ce n'est pas
un billet de cent francs par tête qui suffit!
Enfin, mon petit, tout ce que je te dis, c'est pour ton bien*
Tout ça, tu le trouveras plus tard. Voilà qu'il est une
heure et demie, il faut que j'aille travailler.
(A suivre,) Charles-Louis Philippe
Le Péril imaginaire
C*est un fait : le peuple le plus spirituel de la terre est atteint d'une
maladie terrible; il cesse de se multiplier avecla prolificité écrasante de
ses voisins, et si sa population ne diminue pas encore, il arrive bon der-
nier sur les statistiques européennes. Les enfants ne naissent plus qu'à
regret dans ce beau pays de France, et le regard avisé des sociologues
envisage avec terreur les brumes de l'avenir ; on proclame le désastre
imminent. Les démographes ont donne leur consultation en hochant la
tète au chevet du malade ; les empiriques de toutes sortes ont préconisé
les onguents les plus bizarres, et les bonnes femmes à qui le suffrage
universel confère une haute compétence en ces matières ont daigné
conseiller l'infaillibilité de leurs remèdes.
Pourtant rien n'y fait : la maladie suit son cours. L'opinion publique
est désolée ; elle applaudit les honorables orateurs, elle reste haletante
devant l'espoir du remède qui guérira; mais le taux des naissances con-
tinue de descendre d'un mouvement calme et sûr, Un peuple enfant
ne manquerait pas de conclure à la malédiction divine. — Mais nous
n'ignorons pas qu'il intervient ici une volonté autre 'que la divine — la
nôtre.
Or si la majeure partie de la population agit il est vraisemblable
qu'elle a d'excellentes raisons pour cela.
Cependant, déplorant cette pénurie et applaudissant les dithyrambes
comminatoires de nos empiriques, elle affirme une pensée exactement
inverse de sa conduite. Elle professa une foi qu'elle refuse de pratiquer,
tels ces croyants douteux qui dans, le fond de leur cœur ont tué leur
religion, mais qui n'osent pas l'avouer parce qu'ils sont étourdis et
ahuris parla faconde des camelots du temple, et d'ailleurs encore pro-
fondément imprégnés des poisons qu'ils absorbèrent avec le lait de leur
nourrice.
La conduite d'un homme est le gage le plus sûr et le seul irréfutable
de ses convictions ; les supercheries de la statistique et la rhétorique de
ses adeptes ne remportent qu'un triomphe verbal, et il suffirait sans
doute d'interroger la conscience des faits, pour répondre victorieuse-
ment à ces énergumênes.
La complainte de la dépopulation comprend deux tlièmes principaux,
sur chacun desquels chaque aède insiste plus ou moins, suivant sa men-
talité propre : la nationalité et l'humanité.
Les virtuoses de la nationalité admettent pour démontré que le
devoir de toute nation, c'est de prospérer le pdus possible numérique-
ment d'une façon absolue. En outre cette augmentation doit être tenue
pour suffisante, seulement lorsquelle est au moins proportionnelle à
celle des nations voisines. Toutes les autres considérations doivent être
éliminées : on n'a en vue que le nombre, le nombre brutal.
n6 LA REVUE BLANCHE
Le raisonnement est aussi simple que lumineux :
En. 1800, nous comptions 33 naissances par i.ooo habitants
En 1890, . — 23 — i.ooo '—
En 1896, — 22,4 — i.ooo —
Le calcul fournit des arguments d'une brutalité plus significative.
En 1700, la population française était 38 0/0 de la pop. européenne.
En 1789, — — — 27 — — •
En 181 5, — — — 20 — —
En 1880, • — — — i3 — —
En 1890, — — — 10 — —
Ceci est plus grave. L'importance de ce pays tend vers zéro avec une
vitesse uniformément accélérée. N'est-il pas évident jusqu'à l'excès que
d'ici seulement deux siècles la nationalité française sera devenue un
simple vestige historique, comme une curiosité de musée anthropolo-
gique?
Cette prophétie devrait convaincre les Français et nul d'entre eux ne
devrait s'endormir sans avoir fait au moins un enfant pour l'engrosse-
ment des prochaines statistiques. Mais ce mode de raisonnement, ana-
logue à celui des mathématiciens qui extrapolent une courbe, est ici
complètement déplacé. La science de la population est encore trop
balbutiante pour que son verbiage soit pris en considération. Il y a à
peine un siècle que les chiffres de la démographie sont relevés avec
quelque soin. Nous ressemblons quelque peu à l'hypocondriaque qui
vient de se découvrir une saillie osseuse — parfaitement normale d*ail-
leurs' — et qui croit sa dernière heure venue. La vérité est que, dans
l'espèce, nous n'avons pas. le droit d'extrapoler. Si Ton eût appliqué
le même raisonnement à la fin du xviii« siècle, la Prusse devait être
absorbée à bref délai par la France. Nous n'avons pas le droit d'extra-
poler.
C'est une gymnastique assez puérile. Ainsi un statisticien, M. Legoyt
(Journal de Statistigue^ i867), établit une escarpolette selon laquelle
le doublement de la population française s'annonçait comme devant
exiger :
Dans la période de 1801-1806 un laps de 76 ans.
1806-I821 — 224 ans.
i82i-i83i — ICI ans.
i83r-i836 — 112 ans.
La statistique subit des vicissitudes tout humaines. Les bribes de
généralisation que nous avons pu tirer jusqu'ici de la science démogra-
phique n'ont pas force de loi. L'heure ne sonnera peut-être pas de
si tôt où cette science pourra affirmer des prévisions loitaines, et donner
au législateur des conseils autres qu'immédiats et timides. Baromètre de
la vitalité des peuples, la démographie renseigne sur leur état présent,
LE PÉRIL, IMAGINAIRE 27
A la vérité, depMÎs le commencement du siècle, moment où Ton com-
mence à s'occuper sérieusement de la statistique des mouvements de
population, jusqu'à nos jours, malgré d'éphémères oscillations où se
reflètent les accidents économiques et sociaux, le ralentissement dans
l'augmentation de la natalité est un fait constant et progressif, mais
reconnaître cette diminution comme une minoration réelle, ainsi qu'on le
fait la plupart du temps, ^'est admettre que le premier chiffre trouvé —
celui du commencement du siècle — est un repère normal : de quel
droit lui reconnaîtrait-on cette qualité? L'absence de documents offi-
ciels empêche malheureusement de s'aventurer plus haut avec une
certitude suffisante, mais les chiffres publiés par Moheau en 1778
{Recherches sur la population française] ne sont pas sans intérêt à ce
point de vue.
Cet auteur attribue à la France de 1778 une population de 2:^.663. 000
habitants, pour une superficie de 629.808 kilomètres carrés ; soit par
kilomètre carré 43 habitants. Or, en 1799, pour une même superficie,
on compte 28.297.000 habitants, soit par kilomètre carré 5o habitants.
Tandis que de 1801 à 1870, pendant ce siècle où la natalité n'aurait
cessé de décroître, la densité de population a passé de 5o à 70 habitants
par kilomètre carré.
Ce ne serait, donc pas sur le mouvement antérieur de là natalité qu'au-
raient pu se fonder les récriminations dont cette question a été le pré-
texte.
A dire vrai, la complainte n'est pas précisément nouvelle, il est pro-
bable que la question est à l'ordre du jour depuis qu'il y a des hommes
sur la terre. Nous sommes peu renseignés sur les décrets de Nabucho-
donosor à ce sujet ; mais nous savons que César s'en occupa ; la loi du
consul Papius Popœus mettait un impôt sur les célibataires ; une autre
loi exemptait d'impôts les citoyens romains rfyant trois enfants. Auguste
et Trajan prirent des mesures dans cet esprit. Athènes et Sparte con-
nurent la même préoccupation. Un édit de Louis XIV (nov. 1666)
offre une exemption de charges publiques à ceux qui se marieraient
avant 20 ans ou qui auraient lo enfants légitimes. Napoléon promet à
toute famille qui aurait 7 enfants mâles d'en prendre un à sa charge.
Mais une occasion plus sérieuse justifiait les alarmistes du siècle
actuel. C est dans les statistiques des pays voisins que l'on prit un élé-
ment de comparaison et, dans ces conditions, il devint évident que la
France se singularisait parmi toutes les autres nations par la faiblesse
croissante du taux de sa natalité. Les calculs de Sundbarg attribuent
d*ane façon globale aux nations de l'Europe occidentale une moyenne
de naissances par i.ooo habitants :
i8/»6-r>o de 34,5
1866-70 35,8
1876-80 36,3
1886-90 3/,, 5
28 LA REVUE BLANCHE
pendant que la France subissait les chiffres suivants :
i8/|i-5o de 27,4
1861-70 2G,3
1871-80 a5,/|
1881-90 îit3,8.
A la vérité, les chiffres globaux sont d'une généralité excessive comme
la vérité qu'ils traduisent. On oublie surtout de remarquer que dans la
plupart des pays, si la natalité est plus élevée, le tribut à la mort est
aussi plus fort, ce qui a bien son importance. De très bonne foi, les
annalistes pouvaient se lamenter au point de vue patriotique d'un pareil
état de choses. Môme en 1879, Lagneau, constatant en France que la
diminution ne s'enrayait pas, se laissait aller à de fâcheuses extrapola-
tions sous couleur de prophéties sinistres :
Or, écrit-il, si la Russie, la Prusse et l'Angleterre continuent à présenter
comme antérieurement un accroissement annuel de 139 à 126 sur 10.000
habitants et une période de doublement de 50 à 55 ans, dans 55 années,
dans un peu plus d'un demi-siècle, alors que les nations anglaise et prus-
sienne, devenues deux fois plus nombreuses, pourront lever des armées deux
fois plus considérables, la nation française ne s'étant guère accrue que d'un
tiers, quelque généralisé que soit le service militaire, on ne pourra lever une
armée que d'un tiers supérieure à ce qu'elle peut être actuellement.
Un point surtout exerçait la sagacité des commentateurs, c'était de
savoir pourquoi seule la France présentait cet affligeant phénomène.
Or, il est vraisemblable qu'étant aux avant-postes de la civilisation,
la France en subissait première que les autres nations et en subit
encore l'une des conditions. Dès 1870, on peut voir se dessiner un mou-
vement analogue chez certaines puissances occidentales. Ceci apparaît
discrètement dans les chiffres de Levasseur :
1865-69 1892-96
France 25,9 22,4
Angleterre (etGalles). . . 35,3 3o,2
Kcosse 35,1 3», 6
Irlande aG,.'i 23, i
Belgique 3 1,8 28,4
Il en est de même pour la Suisse, le Wurtemberg et lu Suède. Il est
certain d'autre part, conclut Levasseur en guise de consolation, que la
multiplicité des naissances n'est pas nécessairement une preuve de pros-
périté, au contraire.
Plus récemment, les Bulletins de la Société d* Anthropologie de Paris
publient une communication de M. E. Macquart sur les travaux de
M. Ilolt Scholing 11 est intéressant de remarquer que, sauf en ce
qui concerne l'Autriche et l'Italie, l'abaissement du taux de la natalité a
été constant depuis 1 87/1-78, c'est-à-dire depuis un quart de siècle,
pour les grands pays de l'Europe occidentale. D'après ce travail, le
LE PERIL IMAGINAIRE 29
nombre des naissances pour lo.ouo habitants, de 1874 à 1898, a di-
minué
pour la France de 35
rAIlemagiie 40
l'Autriche ai
r Italie -Il
le Royaume-Uni 02
r Angle terre seule 61
Ceci tend à nous démontrer que les peuples ne se multiplient pas
selon une progression illimitée. Quelles que soient les causes secondes
qui jouent le rôle de frein, cette frénation est très certaine, puisque
voici que nous la constatons chez des peuples entre tous civilisés.
La diminution de la natalité, tant qu'elle n'aboutit pas à une dimi-
nution absolue, ne doit pas être tenue pour un signe d'infériorité, lorsque,
ce qui est le cas, elle coïncide avec une diminution de la mortalité géné-
rale. A mesure que la civilisation est plus poussée, la maturité
de rhomme apparaît à un âge plus avancé. Plus intellectuel, Thomme
ne devient utile à la société que plus tard ; à des conditions nouvelles
d'existence caractérisées par le machinisme et l'obligation de plus en
plus grande pour Thomme de mettre en jeu ses facultés cérébrales cor-
respondent vraisemblablement des conditions nouvelles dans les mou-
vements de la population.
Certes la France avait, au point de vue de la diminution des nais-
sances, une avance considérable sur les aiîtres nations ; elle Ta con-
servée; mais il n'est pas sûr qu'elle la doive garder.
La France a seulement précédé les autres pays dans ce mouvement de
diminution. Ce fait que l'Europe orientale conserve un taux de natalité
considérable, et diverses autres considérations, convient Tauteur à con-
clure « que la diminution du taux de la natalité a pour cause principale
la civilisation ».
Ce n'est pas la première fois que la civilisation est mise en cause dans
ce débat. Boudin, Gratiolet, de Quatrefages signalèrent jadis l'extinc-
tion rapide des familles parisiennes. C'est un fait de connaissance
banale. Dans une étude de statistique anthropologique sur la population
parisienne, Lagneau en 1869 insiste sur les mêmes faits. Paris assume
la plus grande responsabilité dans cette défection. Je cite la conclusion
du travail de ce spécialiste :
De cette étude statistique sur la population parisienne, il semble ressortir
que si les grandes agglomérations humaines sont favorables au développe-
ment scientifique, artistique, commercial et industriel d'une nation, elles
lui sont au contraire extrêmement préjudiciables sous le rapport anthro-
pologique.
Si de plus, nous admettons, avec Bertillon le père, que la diminution
progressive de la mortalité générale depuis le commencement du siècle
est encore un des traits les plus constants de la nation française, nous
3o LA REVUE BLANCHE
avons une idée plus nette de ce mouvement de population : miin^ a'en^
fiints, plus de {vieillards. Voilà la situation.
Lorsque la société d'économie politique (5 janvier 1897) discute la
question du chômage inévitable, un économiste, M. Limousin croii
devoir prononcer ces paroles : « La France a en trop cinq ou six millions
de travailleurs ». C'est le résumé de la question économique. Lors-
qu'on n'examine que ce seul point, la possibilité de bien-être, la facilité
d'existence des classes ouvrières, c'est-à-dire de la plus grande partie
de la population, on arrive à cette conclusion que, pour réaliser les
améliorations désirables, il serait actuellement nécessaire de voir dimi-
nuer le nombre des concurrents de la lutte vitale.
Cette constatation est extrêmement précieuse, en ce que le manque
de travailleurs ne saurait dès lors être invoqué par les fervents de la
repopulation. Même, la question économique étant, entre toutes, vitale
pour un pays, il semblerait que ce seul argument eût dû tout d'abord
diminuer leur enthousiasme.
Mais pas du tout : on fait volontiers abstraction de ces circonstances.
En réponse à la déclaration de l'économiste Limousin, d'autres écono-
mistes font surgir, multiples, les projets de loi pour engager les
citoyens à procréer plus activement de la chair à souffrance. Il n'est
remède si héroïque qui ne soit proposé avec sérieux. Aux beaux jours
du malthusianisme quelqu'un préconisa l'infîbulation réglementaire
pour tous les pauvres, au nom de l'humanité; au nom de l'humanité
et de la nationalité, nou sue reculerions aujourd'hui devant aucun moyen
pour obtenir le puUullement.
Tous sont unanimes àdéplorer cette calamité. Quelques-uns pensent
qu'aucune espèce de règlement si ingénieux qu'il soit, n'y saurait pallier;
les autres divergent sur le choix des moyens. Mais ils tiennent pour
indiscutable qu'il y ait calamité.
La nécessité d'augmenter la population est un axiome de sens moral
que personne ne se permet de contester, sinon les inavouables, les hon-
teux malthusiens.. Dans quelles limites? Les défenseurs de la nationalité
répondent : parallèlement à l'augmentation des peuples voisins. Voilà
qui est peu précis. Il paraît en effet difficile de parler d'une prolification
normale ou raisonnable. Sera-ce celles des émigrés canadiens, des
modernes Chinois plutôt que la nôtre ?
En vérité, si les auteurs s'appesantissent si peu sur ce sujet et ne
Tabordent que par surcroit, c'est que les arguments mêmes qui les
poussent à prêcher la repopulation, en dehors de leur multiplicité qui
en impose, n'ont au fond qu'une consistance assez fragile. — Mais il
leur paraît impossible qu'on puisse discuter leur axiome à Theure
actuelle. Malthus est mort; madame Besant se repent; seul, Paul Robin
parle encore.
Les raisons invoquées sont, nous Pavons vu, de deux ordres : la natio-
nalité et l'humanité.
En premier lieu, nul ne doute que le point de vue national, si impor-
tant qu'il soit, ne doive être considéré comme tout à fait secondaire
LE PÉRIL IHAGINAUIE 3l
rdatirement à la question humanité. II n'est si farouche nationaliste qui
consente à immoler tous les nationaux à la nationalité devenue un pur
fantôme.
Examinons d'abord les arguments tirés de Tintérêt national : la ques-
tion si connue du chômage obligatoire inévitable, dans notre société
en proie au machinisme, dispense raisonnablement d'insister sur ce
point. Nous venons de voir avec M. Limousin, ce qu'il faut en penser.
Rappelons-nous que nous subissons ime augmentation moindre de popu-
lation. Nous l'appelons abusivement dépopulation. En réalité, il n'y a
pas dépopulation : la population continue à augmenter^ en de moin-
dres proportions, voilà tout. Nous ne manquons pas de bras.
Qu'importe? répond Pierre Mille (1), une nation a le devoir d'accroître sa
population et de la jeter sur les parties de la terre désertes ou habitées par
des rares inférieures, de façon à faire monter le niveau moral de l'humanité.
Ces émigrants vivront mieux ; la. loi est qu'ils réussissent. Il n'en faut
pour preuve que l'extraordinaire fortune économique des colonies anglaises
de TAmérique, de l'Australie et de l'Afrique du Sud.
Voilà une solution tout à fait limpide ! J'admets qu'on facilite l'émi-
gration au surcroit de la population : découvrira-t-on pour eux de
nouvelles Amériques? Les anthropologistes qui ont étudié l'acclimate-
ment tombent d'accord que l'acclimaté ne subsiste qu'à la condition
de chevaucher strictement sa ligne isotherme.
Dans les migrations rapides, le succès, dit Bertillon, sera d'autant
plus compromis que l'omigralion s'éloignera davantage de cette ligne
(bandé isotherme) pour se porter vers le sud. Et il ajoute : le cosmopo-
litisme de chaque type humain est une hypothèse que les faits ne con-
firment pas.
Lenvoi dans certaines colonies de la surpopulation des inétropoles
ne constitue maintes fois qu'une forme déguisée de l'infanticide, voilà
ce qui est la vérité brutale.
A côté de la Nouvelle- Ecosse, du Canada et des Etats-Unis du Nord,
où racclimatement réussit jusqu'à la saturation, les Antilles opposè-
rent toujours un climat hostile aux Anglais et aux Français. Seuls les
Espagnols y ont conquis droit de cité.
La population blanche de la Martinique prend possession de Tile en
i635, s'accroît par immigration jusqu'en ijAo, où elle s'élève à iS.ooo
blancs et J9.000 hommes de couleur. Pais, lorsque la guerre des colo-
nies, sous Louis XV, arrête l'immigration, la population blanche dé-
croit :
En 1769. 12.069 habitants.
1778 12.000 —
1848^ 9.500 — .
Le maire de la Martinique, M. Rufz, s'écrie en 1849 •
Nous ne sommes pas lO.OOOblancs; le quart des terres est à peine en cul-
(1^ Pierre Mille : Lt Néo-malthiusianisme en Angleterre (Revue des Deux Mondes, 1891.>
3a LA REVUE BLANCHE
ture, les colons ont presque à discrétion la farine de manioc, du poisson
frais; le porc, la volaille, les bestiaux s'élëvent presque sans soins. Et cette
population diminue !
Pour les liauts plateaux de TAmérique centrale et méridionale, Jour-
danet affirme que la descendance européenne va en déclinant sur les
altitudes qui dépassent 2.000 mètres.
Quant à TÉgypte et à Tisthme de Suez, rhistoire de tous les siècles
est là pour prouver qu'aucun Européen n'y fait souche.
Pour TAlgérie, l'analyse des statistiques des années 1853, 54, 55, 56,
les seules où Ton connaisse le détail des nationalités, démontre que
seuls les Espagnols et les Maltais y prospèrent. Les cimetières, s'écriait
jadis le général Duvivier, sont les seules colonies toujours croissantes
de l'Algérie.
Passons sur le Sénégal. Le Cap est favorable aux Européens, TOcéa-
nie semble l'être.
Enfin, il est de fait que la race européenne ne fait pas souche dans
rinde. « Les mieux doués qui ont résisté aux premiers assauts, y vieil-
lissent vite, y meurent dans une décrépitude prématurée et leur des-
cendance alanguie s'évanouit ». (Bertillon).
Il y a donc quelque déloyauté à affirmer aux pauvres gens l'existence
de fabuleux pays de Cocagne où ils pourront vivre en travaillant. La
terre est grande, mais la plasticitJ de l'organisme est limitée.
En outre, lorsqu'on nous dit que les colons sont des clients naturels,
nous ne sommes pas obligés de tenir cette vérité pour indiscutable :
le commerce est de par sa nature international ; il ne reconnaît pas
d'autre patrie que l'intérêt propre du commerçant.
Le seul argument de résistance des aèdes de la nationalité, est celui
de la guerre.
C'est la corde sensible, l'objection décisive, irréfutable, vitale.
L'Allemand guette la frontière ; il faut des combattants en nombre
massif pour opposer à ses masses une résistance valable; ne nous
parlez d'aucune espèce déconsidération si, en premier lieu, nous n'avons
pas pour nous le nombre.
Cette importance prédominante accordée au nombre, bien qu'elle
paraisse une vérité d'ordre élémentaire, de simple bon sens, est ime
nouveauté toute récente dans l'art militaire à propos de laquelle les
spécialistes compétents sont loin d'être d'accord.
Un écrivain militaire, Derrécagaix, déclare dans Stratégie et Tactique :
Dans la pratique, être le plus fort ne signifie pas avoir la supériorité nu-
mérique, témoin la deuxième période de la guerre de 1870, dans laquelle
nous avions pour nous le nombre, sans l'éducation militaire qui crée la disci-
pline, et dans laquelle nous fûmes vaincus.
Le général Bernard, dans un travail inédit sur la question déclare :
Chercher exclusivement dans le nombre la clef de la victoire, c'est fermer
les yeux devant l'histoire comme devant les principes et les moyens de la
stratégie et dé la tactique modernes.
tE PÉRIL IMAGINAIRE 33
Le nombre n'a toujours été que le cri d^alârme des nations faibles qui ont
-cru suppléer ainsi à la pénurie d'hommes de guerre sachant manier une
armée comme un artiste qui a le génie de son art... Tout à la guerre dépend
du choc, du combat. Or, pour le combat, rien d'embarrassant, de moins glo-
rieux, de moins digne de génie que la pléthore numérique : avec ce boulet
aux pieds, une masse d'hommes à nourrir, à administrer, à faire marcher, à
ébranler même pour les mettre en mouvement, rien d'instantané, rien qui
puisse assurer Texécution d'une idée habilement conçue n'est possible...
La vérité historique, c'est que toutes les grandes^ opérations militai-
res ont été accomplies par de petites armées. (Général Lewal, Institua»
iions militaires . )
Avec 3 4.000 hommes, Alexandre conquiert l'Asie mineure, la Perse,
rinde, contre des ennemis forts de Soo.ooo hommes, dont la résistance
est attestée par les batailles du Granique, d'Issus, d'Arbelles.
Avec So.ooo, Annibal assujettit l'Espagne, franchit le Rhône, les
Alpes, détruit trois armées romaines par les batailles du Tessin, de la
Trébie, de Trasimène etde Cannes. Ici, So.ooo Carthaginois battent
80.000 Romains.
César n'a jamais eu sous ses ordres, en Gaule, plus de 90.000 hom-
mes. A Pharsale, César, à la tête de /»3.ooo homnies, bat Pompée qui
en a 90.000.
A Bouvines, 60.000 Français rencontrent i5o.ooo coalisés. Anglais,
Flamands et Allemands.
A Crécy, 3o.ooo Anglais défont 70.000 Français.
A Poitiers, la.ooo Anglais défont 5o.ooo Français.
A Azincourt, 3o.ooo Anglais défont 100.000 Français.
Dans les temps modernes, même contraste. C'est avec une armée de
a3.ooo hommes que Condé gagne la bataille de Rocroy sur la meilleure
infanterie de l'Europe; avec une faible armée encore qu'il achève sa
destruction à Lens. En même temps, Turenne, à la tête de 35. 000 hom-
mes, envahit l'Allemagne. Les petites armées variant de aS.ooo à 35. 000
hommes, victorieuses de forces doubles à Sinzheim, Entzheim, Turck-
heim, Séneffe, rendent définitive la conquête de la Flandre et de la
Franche-Comté; ce sont les petites armées qui ont fait la France de
Louis XIV. (Général Bernard.)
Un siècle plus tard, Frédéric le Grand étonnait l'Europe par la série
de ses victoires obtenues avec des armées qui ne dépassaient pas
5o.ooo hommes.
Passons au cycle napoléonien :
A Marengo, ao.ooo Français battent 40.000 Autrichiens.
A Austerlitz, 70.000 Français battent 90.000 Austro-Russes.
A Essling, 60.000 Français battent 90.000 Autrichiens.
A Dresde, i3o.ooo Français battent *o5.ooo alliés.
A Leipzig, 180.000 Français tiennent en échec plus de 3oo.ooo coa-
lisés.
Avec la plus grande armée qu'il ait jamais réunie, 477.000 honimes
contre la Russie, Napoléon connaît «on premier désastre.
3
3/| LA REVUK BLANCHE
La nécessité des gros effectifs s'imposa à Topinion en France après
Sadowa où.cependant il n'y eut que 221.000 Prussiens contre 206.000
Autrichiens.
A la bataille d'Arbelles, Darius commandait, dit -on, à plus d'un
million d'hommes, et il se fît battre par les So.ooo soldats d'Alexandre.
Cette malice des faits historiques à soutenir une opinion aussi sub-
versive, est expliquée par l'opinion des grands capitaines.
MontecucuUi ne voulait que des armées de 3o.ooo hommes. Turenne
regardait une armée de So.ooo hommes comme u incommode pour qui
la commande et qui la compose ».
Le maréchal de Saxe pensait qu'une armée ne devait pas dépasser
40.000 hommes.
Gouvion Saint-Cyr, Marmont, constatent l'impossibilité pour un seul
homme, même eût-il du génie, de commander une armée trop nom-
breuse. (Les théoriciens modernes appellent trop nombreuses les armées
de plus de i So.ooo à 200.000 hommes.)
Le général Brialmont, que tout le monde s'accorde à considérer
comme une des plus hautes autorités militaires de notre époque, a
écrit qu'il « n'est pas logique de confier des armées de aSo.ooo hom-
mes à des généraux de second ordre, lorsqu'il est prouvé que Turenne
ne voulait pas commander à plus de 5o.ooo hommes et que Napoléon,
le plus grand génie militaire des temps modernes, est inférieur à lui-
même toutes les fois qu'il réunit sur un même champ de bataille plus
de 100.000 combattants ». '
Qu'opposent à ces faits les partisans du grand nombre ? Des raison-
nements. Pour eux, l'histoire ne se répète pas, la guerre moderne n'est
pas la guerre de jadis. Certes. L'un d'eux, le général Berthout, pas-
sant par-dessus la difficulté des approvisionnements, par-dessus la pro-
longation possible de la lutte, déterminée par l'habileté de la résistance,
et ne tenant pas compte de la grande facilité qu'il y a à faire sauter les
chemins de fer, voit dans le nombre seul, le moyen d'en finir vite dès
le début, en écrasant l'adversaire. (Voir la guerre du Transvaal.) Pour
ce général, les chemins de fer pouvant en quelques jours transporter à
de très grandes distances un nombre considérable de troupes et un
énorme matériel de guerre, un État dont l'armée serait organisée de
manière à pouvoir absorber dans ses rangs tous les hommes aptes
à porter les armes, pourrait, dans les premiers jours, écraser un
adversaire dont l'armée ne comprendrait, comme autrefois, qu'une
très faible partie de la population.
Mais, d autre part, faisant allusion aux armements modernes, un écri-
vain militaire allemand. Von der Goltz (là Nation armée), écrit :
Si du regard on plonge dans Tavenir, on apercevra le temps où les mil-
lions armés du temps présent auront fini de jouer leur rôle. Un nouvel
Alexandre surgira qui, à la tête d'une petite troupe d'hommes parfaitement
armés et exercés*, poussera devant lui les masses énervées qui. dans leur
tendance à toujours s'accroître, auront franchi les limites prescrites par la
logique.
LE PÉRIL IMAGINAIBE 35
Ce qui tend à prouver que même, avec nos armements formidables, le
nombre brutal des effectifs n'a pas acquis une prépondérance indiscu-
table dans Tesprît des plus compétents.
Mais le thème de la repopulation n'est pas uniquement un point de
vue national. Certes, la vie d'une nation est quelque chose de grave
et qui vaut qu'on s'en inquiète. — Toutefois, les partisans dévoués et
sincères de la cause pensent trouver ailleurs — plus loin et plus haut —
l'appui réel de leurs convictions. Pour eux, les arguments d'ordre
national, avec leur caractère utilitaire, sont seulement des motifs à
servir à la foule, à tous ceux qui sont Incapables de se laisser émouvoir
par des raisons supérieures. Les baïonnettes et les canons ennemis
sont les accessoires du croquemitaine avec lequel on cherche à terroriser
le peuple enfant.
Quant à ces raisons supérieures, elles sont d'ordre exclusivement
moral. Elles tirent leur puissance de l'inténH supérieur de l'humanité.
Pourquoi faut-il faire beaucoup d'enfants? Voilà une question qui
semble évidemment immorale et qui suffît à classer un homme dans le
mépris des honnêtes gens. Nous savons qu'il y a à l'heure actuelle des
hommes qui ne font pas d'enfants — ou si peu! — Les moralistes nouô
disent que les motifs de leur abstention « sont du plus bas égoïsme et
profondément immoraux ». (A. Parodi.)
Le tollé d'instinctive indignation qui réprouve les doctrines malthu-
siennes en est un fidèle témoignage. Il n'est si misérable avorteuse qui
ne soit prête à lapider l'auleur de Y Essai sur la loi de population.
Mallhus, ce moraliste rigide, par une ironie du sort est devenu chez
nous, dans l'opinion publique, le prototype de l'immoralité.
Nous ne voulons rien entendre des explications qu'il donne : fussent-
elles les meilleures du monde — et elles ne le sont pas — il nous suffit
que sa doctrine est immorale ; elle est contre nature, Rt voilà la raison
en dernière analyse ! Car, nous sommes bous, nos contemporains sont
bons à outrance. Tout imbus de morale et de philanthropie, ils défen-
dent la nature, la nature elle-même contre la dépravation des hommes.
11 ne s'agit pas ici d'une morale quelconque divine ou humaine : c'est
une notion primitive, fondamentale, incontestable, semble-t-il, pour
quiconque n'est pas tout simplement, un monstre.
Malheur à l'impie qui aura refait ou seulement corrigé l'œuvre de la
Nature ! C'est elle qui nous envoie toutes les bonnes maladies, tant
épidémiques que sporadiques, tant éphémères qu'incurables, tant dou-
loureuses qu'abêtissantes. Ilélas! il faut bien constater que la bonne
Nature se réserve encore de nous envoyer les bons tremblements de
terre et les bonnes inondations. Il faut bien constater qu'il y a des
bêtes féroces et des criminels et que nous n'hésitons pas un seul instant
à nous en protéger. La nature ! Comme si toute l'œuvre de la civilisa-
tion humaine n^étaitpas de la transformer, de l'adapter à nos besoins!
Il est curieux de voir quelle place a prise dans ce débat la religion
36 LA REVUE BLANCHE
elle-même. On a été jusqu'à accuser l'irréligion d'être la cause — ou
une des causes — de la diminution des naissances. Et l'on ne pense pas
un instant à s'étonner de voir le christianisme qui est au fond une
religion de mysticisme et de suicide moral — la vraie vie est dans
un autre monde — présider aux priapées des peuples et exaspérer les
ardeurs attiédies! Est-ce donc vraiment là l'attitude de la religion
dans ce débat? En aucune façon.
Saint Ambroise a composé trois traités sur la virginité, qu'il appelle
une « exemption de toute souillure » ; il dit aux vierges, entre autres
belles choses : « Une vierge ne connaît ni les inconvénients de la gros-
sesse ni les douleurs de l'enfantement. » Et saint Bernard parlant de
la chasteté, ce self-restraint radical : t Une âme chaste est par vertu
ce que l'ange est par nature. Il y a plus de bonheur dans la chasteté de
l'ange, mais il y a plus de courage danscellc de l'homme. »
Et Chateaubriand :
Elle lia chasteté) se change en étude chez le savant, elle devient
méditation dans le solitaire, caractère essentiel de l'âme et de la force men-
tale ; il n'y a point d'homme qui n'en ait senti l'avantage pour se livrer aux
travaux de l'esprit; elle est donc la première des qualités, puisqu'elle donne
une nouvelle vigueur à l'Ame et que l'âme est la plus belle partie de nous-
mêmes...
...Or il nous paraît qu'une des premières lois naturelles qui dut s'abolir à la
Nouvelle Alliance fut celle qui favorisait la population au delà de certaines
bornes. Autre fut Jésus-Christ; autre, Abraham : celui-ci parut dans un
temps d'innocence où la terre manquait d'habitants ; Jésus-Christ vint au
contraire au milieu de la corruption des hommes, et lorsque le monde avait
perdu sa solitude. La pudeur peut donc fermer aujourd'hui le sein
des femmes; la seconde Eve, en guérissant les maux dont la première avait
été frappée, a fait descendre la virginité du ciel, pour nous donner une
idée de cet état de pureté et de joie qui précède les antiques douleurs de la
mère.
Le législateur des chrétiens naquit d'une vierge et mourut vierge. N'a-t-il
pas voulu nous enseigner par-là sous les rapports politiques et naturels, que
la terre était arrivée à son complément d'habitants, et que, loin de multiplier
les générations, il faudrait désormais les restreindre? A l'appui de cette
opinion, on remarque que les États ne périssent jamais par le défaut, mais
par le trop grand nombre d'hommes. Une population excessive est le iléau
dei empires. Les Barbares du Nord ont dévasté le globe quand leurs forêts
ont été remplies; la Suisse était obligée de verser ses industrieux habitants
aux royaumes étrangers, comme elle leur verse ses rivières fécondes ; et
sous nos propres yeux, au moment même où la France a perdu tant de labou-
reurs, la culture n'en paraît que plus florissante. Hélas ! misérables insectes
que nous sommes! bourdonnant autour d'une coupe d'absinthe où par hasard
sont tombées quelques gouttes de miel, nous nous dévorons les uns les
autres lorsque Tespace vient à manquer à notre multitude. Par un malheur
plus grand encore, plus nous nous multiplions, plus il faut de champ à nos
désirs. De ce terrain qui diminue toujours et de ces passions qui augmentent
sans cesse, doivent résulter têt ou tard, d'effroyables révolutions. (Génie du
Christianisme f passim.)
LE PÉRIL IMAGINAIRE 87
Ce sont ces raisons que M. A. Parodi a appelées des raisons du plus
bas égoïsme et profondément immorales ...
Les catholiques orthodoxes ne trouvent donc point dans la morale de
leur religion, une incitation quelconque à des prolifîcations. Aucun
saint ni aucune sainte ne furent béatifiés pour leur vertu génératrice.
Il est juste d'ajouter que les membres du clergé ne se croient point
obligés d'enseigner aux populations les préceptes absolus de saint
Ambroise ou de saint Bernard. Opportunistes, ils reconnaissent —
quand cela est indispensable — les nécessités physiologiques, et encou-
ragent même la fabrication d'âmes nouvelles dans l'état de mariage.
Dieu, disent-ilsy bénit les nombreuses familles. Mais il bénit aussi
tous les infirmes et tous les malades ; les malheureux de toutes sortes
sont accablés de ses bénédictions. Il donne aux couples féconds une
bénédiction qu'il refuse à la salacité: bien sur! Mais l'état de chasteté
n on est pas moins celui qui lui est le plus agréable, celui quïl exige
de ses meilleurs serviteurs.
C'est que l'Eglise, subtile, admet ce distinguo fondamental : le con-
seil et le précepte. Précepte : marie-toi, fais des enfants — Conseil : ne
te marie pas. Le précepte est pour le peuple, le fretin, les gens inca-
pables de s'élever plus haut ; ceux à qui on ne peut demander davan-
tage. Le conseil est pour les natures d'élite, les gens qui ont un intérêt
supérieur.
Non la morale religieuse n'a rien à voir dans cette question. Que la reli-
gion décroisse, agonise^ disparaisse : nous savons que les dieux aussi sont
mortels. Mais du moins il nous restera la morale simplement humaine*
Est-ce que cette morale humaine, prise d'une frénésie sauvage vers
les mamelles ruisselantes et les portées innombrables va nous con-
traindre à honnir indistinctement les flancs stériles des vierges, à ne re-
chercher que le grouillement, le pullulement de la vie, en feignant de
croire que la manne tombera du ciel ou que nous saurons l'en faire des-
cendre, en alléguant que les ressources de la planète sont inépuisables,
et inépuisables les rendements d'un progrès futur?
En vérité, cela n'est pas sérieux. Les hommes ne peuvent pas être
réputés égoïstes et immoraux, dans la mesure où ils ont peu d'enfants.
On ne peut pas dire que le pauvre soit plus altruiste que le riche, le
Russe que le Français, l'ouvrier que le paysan.
Bien d'autres causes que Tégoisme expliquent l'abstention de ces ci-
toyens que Ton voudrait réputer mauvais. Car il est illégitime d'ad-
mettre que tout soit douleur dans la maternité. Les douleurs de l'en-
fantement s'oublient au contraire dans les joies de la délivrance. Il y a
de grandes et véhémentes compensations. Se priver de postérité, c'est
se fermer une des principales jouissances de la vie humaine.
Il parait difficile de discerner de quel côté est l'égoïsme ; de celui qui
procrée gaîment Tenfant-jouet ou de celui qui volontairement se prive
de sa présence, dans la crainte de ne pouvoir assurer à l'être fragile
une existence au moins possible.
38 LA REVUE BLANCHE
Les défenseurs d'une idée cherchent toujours à suppléer à la qualité
de leurs arguments par la quantité. Cela impose à première vue, il se
peut que telle raison ne soit pas précisément très solide ; mais il y en a
tant d'autres. Dans l'espèce, on a encore évoqué sérieusement l'argu-
ment du grand homme possible.
— Savez- vous, si dans le nombre des enfants que vous n'appelez pas
à naître, ne se trouve pas précisément le grand homme qui — savant,
artiste ou prophète — eût bouleversé la face du monde, renouvelé la
vie, sauvé la planète ?
Il y aurait beaucoup à dire sur cette conception du grand homme.
Elle semble tenir pour démontré que les conditions de culture du génial
bambin sont absolument indiiîérentes, ce qui est sans doute excessif.
Mais le principe même de l'objection ne saurait être considéré que comme
une agréable facétie. Admise cette théorie, toute femme doit commen-
cer à engendrer dès que nubile et ne pas prendre une minute de répit
jusqu'à l'épuisement de sa fécondité ; car telle est la malice du hasard
que le seul enfant omis serait précisément le bon.
Ainsi, plaisants ou sévères, les arguments des repeupleurs sont tous
assez dénués de réelle solidité.
Ce fameux péril sur lequel on va se lamentant apparaît surtout une
imagination ingénieuse, propre à terroriser les braves gens ; mais il n'y
a pas lieu de mobiliser les foudres de la loi et de déchaîner des tempêtes,
d'ailleurs stériles, contre telle ou telle catégorie de citoyens. A quelque
tause qu'on doive attribuer la diminution des naissances, il n'est pas
indispensable de s'en désoler ; c'est un fait massif, brutal, général, ne
comportant aucune inquiétude — tant qu'il ne signifiera qu'un ralen-
tissement dans V accroissement^ continu, de la population.
Des faits significatifs attestent d'ailleurs que ceux-là même qui pré-
tendent remédier au mal ne le connaissent que d'une façon toute super-
ficielle. Ainsi la proposition du député Charles Bernard qui pense favo-
riser la repopulation en facilitant les mariages, alors que les statisti-
ques nous apprennent que la diminution de la natalité coincide avec un
état stationnaire de la nuptialité, quand ce n'est pas avec un accroisse-
ment de celle-ci. Et voilà la sagesse de nos sauveteurs!
La loi, dans cette circonstance, assume un rôle quelque peu outrecui-
dant : sa mission est de s'ingénier à rendre plus belle et plus enviable
la vie des vivants ; c'est le plus sûr moyen qu'elle ait de décider les
fœtus récalcitrants à abandonner pour notre belle planète, le royaume,
encore hypothétique, des anges.
Marckl Réja
Le Journal de Pavlîk Dolsky
{Suite)
<) mars.
Un savant de jadis professait que le plus grand ennemi de
l'homme, c'est Thomme même. J'ai fourni hier une vérification
de cet aphorisme, en consignant dans mon journal que j^étais
amoureux de Lydia. Tant que ce sentiment n'existe que dans
la conscience, on peut encore lutter contre lui, mais une fois
qu'il est formulé clairetnent, exprimé par des paroles ou écrit
sur le papier, la lutte devient impossible ; cela équivaut i
reconnaître par acte notarié sa toute-puissance. Déjà Ton ne
. se possède plus soi-même, on agit sous Tinfluence des forces
sombres, inconnues. Aujourd'hui, par exemple, j'avais décidé
très fermement de ne pas aller chez Maria Pétrovna, et j'ai
dîné au club. Ce club que j*aimais tant autrefois m'a semblé
on désert : toujours les mêmes personnes, toujours les mêmes
conversatîpns, toujours les mêmes menus. Autrefois cette mo-
notonie traditionnelle me plaisait; aujourd'hui, elle m'enniue
affreusement. Après le dîner, au billard, j'ai vu le vieux Trout-
niew qui jouait avec le marqueur. Autrefois je ne faisais guère
attention à ce Troutniev; je suis content de le voir à présent,
car Troutniew est parent des Zibkine et va souvent chez eux ;
aussi je pus, en causant avec lui, parler deux fois de Lydia
^vovna.
Comme je causais avec Troutniev un peu surpris de mon
extrême amabilité, à la porte parut Testimé administrateur André
Ivanovitch. J'eus aussitôt le pressentiment qu'il allait me dire
quelque chose de désagréable. Je ne me trompais pas.
— Qu'avez-vous, mon cher Pavel Matvéiévitch ? me demanda-
t-il avec quelque pitié et en me serrant la main. Quelle mine!
Comme vous avez vieilli !
— Eh! oui, André Ivanovitch, c'est la vieillesse.
— C'est ce qui s'appelle une belle vieillesse! exclamait. Trout-
niev. L'autre jour, Pavel Matvéiévitch a si bien dansé qu'il a
fatigué tous les jeunes... D'ailleurs Pavel Matvéiévitch n'est pas
si TÎeux...
O) Voir La fwme hiMehg éa 15 arrO 190*2.
4o LA REVUE BLANCHE:
— Je VOUS demande pardon, répondit André Ivanovitch. Je
connais beaucoup de cas analogues : on se croit toujours jeune,
et un beau matin oii s'éveille et on est un vieillard. C'est comme
au piquet on compte 28, 29 et, le coup d'après, 60.
Très content de son mot, André Ivanovitch courut le colpor-
ter à travers le club.
A ce moment, neuf heures sonnaient à la grande horloge. Je
me levai et descendis en hâte, comme si je craignais de man-
quer un train. — « Serguievskaïa et vite! »; criai-je au cocher,
en montant en traîneau. Je ne sais pourquoi une envie irré-
sistible m'était venue tout à coup de voir Lydia, de la voir, rien,
de plus; je ne songeais pas à lui parler, mais à rester avec
Maria Pétrorna. Quel plaisir, en effet, pouvait lui procurer la
vue de ma vieille figure fatiguée, quand brillaient autour d'elle
tant déjeunes et joyeux visages ? Mais elle, on peut la regarder»
il n'est défendu à personne de regarder le soleil, les étoiles, la
coupole de Saint-Isaac, voilà les réflexions que je faisais en
traîneau. Mais, si modeste que fût mon désir, je ne pus le
réaliser : le concierge m'apprit qu'il n'y avait pas trois minutes,
les jeunes gens étaient partis en troïka et que Maria Pétrovna.
était chez elle. Le sort voulait me prouver qu'il n'est pas toujours-
permis de regarder la coupole de Saint-Isaac.
Maria Pétrovna était dans ses jours de tristesse, et la conversa-
lion ne parvenait pas à s'établir entre nous.
— Naturellement, Lydia Lvovna n'est jamais à la maison,,
dis-je non sans aigreur.
— Comment, jamais? Hier, elle n'est pas sortie de la jour-
née.
— Avoir cent personnes chez soi, voilà ce que vous appelez
rester à la maison ? Savez-vous, Maria Pétrovna, que vous
m'étonnez : vous aimez beaucoup votre nièce, et cependant avec
ces troïkas tous les jours, ces soirées, ces baraques, vous ne la
voyez presque jamais.
— Il est vrai que je la vois peu ; mais que voulez-vous^
Paul... il faut que jeunesse se passe.
— Oui, jeunesse^ jeunesse, tant qu'on voudra; mais il y a
limite à tout, et il me semble que la manière de vivre de Lydia
Lvovna ne laisse guère à l'esprit et au cœur le temps de se
développer, et peut-être n'est-il pas très convenable...
— Pour le coup, Paul, si quelqu'un devait s'étonner, c'est
bien moi. J'ai toujours dit ce que je vous dites à présent, et vous
m'avez toujours contredit. Je désapprouvais les troïkas, et vous-
les prôniez. La société qui se réunit chez les Zibkine, me
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY /|i
déplaît, tout à fait ; je voulais que Lydia n*y parût que le
moins possible, vous m'avez prouvé que j'avais tort, Sonia
Zibkina ayant été élevée avec Lydia. Et pour ces bara-
ques enfin, vous vous rappelez que nous nous sommes presque
querellés parce que je ne voulais pas que Lydia s'y rendît.
J'ai eu confiance dans votre tact et votre usage du monde,
et vous me reprochez maintenant de vous avoir écouté ! Vrai-
ment, Paul, vous êtes injuste.
Maria Pétrovna avait tout à fait raison, mais je ne m'en irritai
que davantage.
— Eh bien, admettons. Puisque vous voulez que toute la
faute soit à moi, je le veux aussi, j'en accepte la responsabilité.
Mais, dites-moi, Maria Pétrovna, quand vous ai-jc conseillé de
permettre à votre nièce d'être familière avec les jeunes gens, de
les appeler par leurs prénoms, de passer avec eux des journées
entières?...
— Vous parler de Michel Kozielsky? mais c*est un pa-
rent...
— Ah, pardon ! j'oubliais cette fameuse parenté. La mère de la
princesse Kozielsky était la cousine issue de germaine de la grand'
mère de Lydia. Que voilà donc une parenté étroite ! .. Croyez bien
qu'elle n'empêche rien.
« Assez, arrête-toi », médisait timidement une voix intérieure;
mais j'étais fâcheusement en train, et je déversai la bile qui
bouillait dans mon âme depuis un mois.
Maria Pétrovna se contenta de s'éventer.
— Cette fois, Paul, cette fois je ne suis pas du tout de votre
avis. Michel est un jeune homme de bonne famille qui ne se
permettrait rien de répréhensible. Mais vous avez une dent
contre lui, voilà longtemps que je l'ai remarqué. Lui-même le
sait et, hier encore, il disait : « Je ne sais pourquoi Melchissédec
m'en veut... »
Je bondis comme si une guêpe m'eût piqué.
— Tiens ! tiens ! il a dit ça . Ce Melchissédec... c'est moi?
— Oui, c'est un sobriquet que la jeunesse vous a donné, je
ne sais trop pourquoi.
— C'est le comble ! criai-je en parcourant la chambre, et je
mamquai de renverser la table à thé qui se trouvait sur mon
passage. Je vous remercie. Maria Pétrovna : ce n'est pas assez
d'avoir fait de votre maison un asile pour les jeunes gens les
plus fous, vous leur permettez encore d'ofTenser vos amis,
d'offenser un homme qui vous connaît depuis votre enfance...
qui... qui était témoin à votre mariage...
4a LA REVUE BLANCHE
— Mais qu'avez-vous, Paul? calmez-vous, balbutiait Maria
Pétrovna, qui courait à mes trousses et finit par tomber assise
sur le divan. Je ne comprends pas du tout cequi a pu vous offenser
tant. Si Melchissédec eût été un malfaiteur, un assassin, je com-
prendrais encore ; mais je vous assure que c'était un homme
très respectable, un saint, je crois. Je serais très flattée qu'on
m'appelât Melchissédec; Tannée dernière, dans \a Revue des Deux
Mondes^ il y avait sur lui un article : je vais vous le retrouver si
vous voulez, à l'instant.
— Non, c'est inutile! (Je criais comme un fou). Non, je vous
jure que je ne lirai pas l'article; les ducs de Bourgogne me
suffisent, et puis vous ne savez pas, Maria Pétrovna? J'ai hor-
reur de votre Bévue des Deux Mondes ; je la hais de toute mon
âme : ce n'est pas une Revue^ mais un somnifère, quelque chose
comme ces Cloches du Monastère que vous aimez tant.
— Oh ! prenez garde, Paul... Qu'avez-vous? Vous commencez
à dire des sottises.
Je nie mis à réfléchir.
— Pardonnez-moi, Maria Pétrovna, je ne sais vraiment plus
ce que je dis; mais, voyez-vous, je me sens mal, ma tête n'est
pas très solide.
— C'est vrai, oui, vous êtes pâle comme un mort.. . Je vais vous
chercher ignatium : cela vous soulagera immédiatement.
J'avalai cinq granules d'ignatium, puis quelques autres gra-
nules, mais cela ne me soulagea pas; la fièvre me gagnait.
Maria Pétrovna donna [l'ordre d'atteler et fît prévenir le méde-
cin. On m'a reconduit à la maison, mis au lit, et donné du thé.
Deux heures après, j'étais réchauffé, mais je ne pouvais dormir.
Je me levai donc, et, en manière de mortification, j'ai relata en
détail ma conversation avec Maria Pétrovna : ce morceau me
rappellera toujours. combien j'ai été sot, insolent et grossier.
Pour toi, petit lâche, qui donnes des sobriquets à des hommes
trois fois plus âgés que toi et qui composes sur eux des vers
idiots, parce que tu te dandines et cambres ta poitrine, tu te
Crois tout permis; mais moi aussi j'ai été page: je me dandinais
en cambrant la poitrine ; je n'étais pas plus mal que toi, et
j'avais assurément plus d'esprit. Mais voilà ! à présent, je suis
délaissé et je parais ridicule ! Le même sort t'attend : insensi-
blement, passeront les années et quand ta bouche édentée bé-
gaiera, un autre page, qui n'est pas encore né, cambrera la poi-
trine et composera sur toi des vers imbéciles. Aujourd'hui, c'est
toi qui me piétines, et je n'ai nul moyen de me venger : mais
patiente : je serai vengé par le temps. On t'a dit souvent sans
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 43
doute, et toi, comme un stupide perroquet, lu le répètes, que le
temps, c'est de l'aident ; mais, parvenu à mon âge, tu reconnaî-
tras que le temps est beaucoup plus que de Taisent : le temps,
c'est le juge le plus équitable et le plus implacable bourreau.
17 mars.
Je suis resté quelques jourfe au lit. Le premier jour, Maria
Pétrovna a fait prendre de mes nouvelles, ce qui prouve son
extrême bonté, car, après mon incartade, elle eût pu. non seule-
ment ne pas ipe témoigner de sollicitude, mais encore me consi-
gner sa porte. Le second jour, j'ai reçu un billet de Lydia. Je
l'ai relu tant de fois que je le transcris par cœur.
« C'est à tort que vous en voulez à Michel : c'est une gouver-
nante des Zibkine qui vous a appelé Melchissédec ; Sonia nous
Ta répété, et cela nous a semblé amusant. Mais puisque cela vous
fâche, désormais personne ne le dira plus. Vous ne sauriez
croire combien je suis peinée de vous savoir malade et combien
je désire vous voir au plus vite.
(( Votre amie,
« Lydia. »
Ce billet m'a tout à fait calmé et j'ai passé au lit une heureuse
journée : j'oubliai ma maladie et tout ce qui m'entourait; je ne
voyais devant moi que Lydia, et je récitais sans me lasser « le
Dernier Amour », une poésie de Tutchev que j'adore :
Ohl comme à la limite de Tùge,
Notre amour est plus tendre, plus superstitieux.
Oui, superstitieux; on ne pouvait imaginer d'épithète plus
juste.
J'ai examiné attentivement l'écriture indécise, presque enfan-
tine de Lydia : dans la forme des lettres je cherchais à lire son
caractère, ^mon avenir. Si j'étais jeune, je désirerais ardemment
son portrait, mais je n'en ai pas besoin pour la voir. Elle écrit
la lettre K avec une petite boucle en haut ; je crois deviner son
regard dans cette boucle.
O toi, mon dernier amour.
Tu es le bonheur et le désespoir î
23 mars.
Si le royaume de l'Amour existait réellement, comme il serait
étrange et cruel! Quelles lois y régneraient? Mais peut-il y avoir
/l4 LÀ REVUE BLANCHE
dés lois pour ce souverain capricieux ! Des centaines de jolies
femmes passent devant vous et vous laissent tout à fait indiffé-
rent; tout à coup vous apercevez un visage quelconque, et aussitôt
vous sentez que votre vie en est remplie et que, hors de ce visage,
dans le monde entier il n'y a plus rien pour vous...
Pourquoi ? Peut-être votre bisaïeul a-t-il aimé une femme qui
ressemblait à celle-là et son image est-elle entrée en vous, dans
votre sang, dans vos nerfs. C'est un bonheur que de rencontrer
cette femme : quand on est jeune,elle peut répondre à votre appel
et l'Amour vous recevra tous deux dans son brillant palais.
Hélas ! ma jeunesse a passé sans que se fît cette rencontre
bénie ! . . . Mais pourquoi ne la ferais-je plus à présent? (^ Vous n'êtes
pas un vieillard, mais tout de même vous êtes âgé », m'a dit
Lydia le jour que nous avons fait connaissance. Qu'est-ce que
cela veut dire, âgé? Est-ce ma faute si elle est née trop tard ou
si je suis né trop tôt.
L'âge est-il donc un crime ? Au contraire, dans toutes les autres
circonstances, l'homme, à mesure des années, rencontre l'estime,
les honneurs. Pourquoi donc le priver du droit le plus sacré, du
droit d'aimer? Aussi bien pourquoi ne pas assassiner tout
homme qui a passé la quarantaine? « Non, me dit la cruelle
souveraine, on ne t'assassinera pas, on ne te privera pas du droit
d'aimer. Viens chez moi si tu veux ; mais, dans mon royaume,
la vie ne te sera pas douce. Reste plutôt à l'entrée du palais et
admire comme je distribuerai aux autres mes sourires, mes
caresses; toi, à la porte, tu n'auras qu'à te taire. Pour toi ni
d'égards ni d'honneurs; et ne t'avise pas de faire voir ton
mécontentement : tu te ferais congédier; ton sang bouillira et les
outrages te révolteront, mais il faudra que tu souries; ton cœur
se brisera de douleur, et il faudra que tu danses ; mais surtout
il sied que tu te taises, te taises, te taises! »
Non, je ne me tairai pas. Quoi qu'il puisse en advenir, je péné-
trerai dans le palais magique et je parlerai fièrement le langage
d'un homme libre. Peut-être nemechassera-t-onpas... Les femmes
n'aiment pas les seuls jouvenceaux : ainsi, sans aller plus loin,
Mazeppa était beaucoup plus vieux que moi et Marie l'aima.
Puis, enfin, je ne suis pas un vieillard, je ne suis pas ce Stépan
Stépanovitch qui est paralysé depuis deux ans.
26 mars.
Avant-hier, le docteur m'a permis de me lever mais non pas de
sortir, et aussitôt m'est entré en tête le projet de m'expliquer
nettement avec Lydia. A vrai dire, tout mon espoir de réussir se
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 45
fonde sur le billet. Mais que prouve ce billet? 11 est écrit stric-
tement en vue de disculper Michel, je le vois à présent clair
comme le jour ; naguère, j'y voyais tout autre chose.
Je parcourais mon appartement, et, enivré par les derniers vers
de Tutchev, j'avais perdu jusqu'au souvenir du désespoir et ne
pensais qu'au bonheur d'être le mari de Lydia, de lui consacrer
tout le reste de mes forces, de ma vie. C'est hier que j'avais
déCnitivement arrêté mon plan et je viens de le mettre à exécu-
tion.
J'avais prié le docteur de venir aujourd'hui de meilleure
heure, pour observer l'effet d'une nouvelle drogue fortifiante. Il
est venu à dix heures, a paru très satisfait du résultat obtenu et
de mon empressement à suivre ses ordonnances; enfin, il a
exprimé l'espoir qu'il pourrait peut-être me permettre de sortir .
dans une dizaine de jours. Dès qu'il eût passé la porte je m'ha-
billai et courus à la Serguievskaïa Mon planre posait sur ce fait
que. Maria Pétrovna se levant tard, je ne rencontrerais pas d'au-
tres visiteurs. Je ne m'étais pas trompé : Lydia était seule au
salon, elle étudiait une sonate. Elle fut très contente de me
voir et voulut courir éveiller Maria Pétrovna : j'eus du mal à l'en
empêcher. Nous avons commencé par dire des niaiseries; le
temps passait; je savais que je ne retrouverais pas de sitôt un
moment favorable, et néanmoins une horrible timidité liait ma
langue. Enfin je me décidai. Je pris les choses de loin ; je parlai
de ma solitude... Mais exprimer que Lydia seule pouvait d'un
coup faire cesser tous mes chagrins, je n'y parvenais pas. Le
langage fier d'un homme libre que je voulais tenir à Lydia
baissait de quelques tons. Depuis le commencement de ma
harangue, Lydia me considérait d'un air malicieux; elle voulait
dire quelque chose, mais hésitait; enfin :
— Pavlik, parlez plus clairement. Vous me faites une décla-
ration. Oh ! comme vous êtes charmant, comme je suis con-
tente.
Elle quitta sa place et me prit les mains.
— Ce n'est pas un rêve, Lydia ! criai-je hors de moi, fou
de bonheur, en serrant ses mains. Vous consentez à être ma
femme ?
Lydia dégagea ses mains et alla se rasseoir à sa place.
— Mais non, Pavlik, je ne le puis ; et cependant je suis très
heureuse de votre proposition.
— Que voulez- vous dire, Lydia, et pourquoi me torturer ainsi ?
— C'est un grand secret; mais tout de même je vous dirai
tout : j'ai promis à Michel de l'épouser.
46 LA BEVUE BLANCHE
— Comment, Michel ! il est encore à TEcole.
— Dans quatre mois il sera officier et alors nous nous marie-
rons aussitôt, et, si à cause de son âge on ne le lui permet pas,
il se fera délivrer un certificat médical, demandera un congé
et ne retournera au régiment qu'ensuite. C'est décidé depuis
longtemps... j'étais encore en pension; nous nous aimions
déjà. Vous voyez comme je vous aime, quel secret je vous dis...
Personne, personne ne le sait. Vous m'avez fait tant de peine
quand vous avez parlé de votre solitude que, si je n'étais pas
engagée envers Michel, je vous épouserais. Vous ne savez pas...
épousez tante Marie : nous vivrions tous ensemble, ce serait si
gentil ! Vous ne voulez pas? Je vous en prie, faites-le pour moi.
Ah! Puis-je raconter que vous m'avez fait votre demande?
Je me taisais.
— Eh bien ! je ne le raconterai pas.: je vois que vous ne le
voulez pas. Je ne le dirai qu'à Michel. A Michel, on peut... ?
— Oh! assurément, qu'à Michel, on peut! criai-je déses-
péré. Non seulement qu'on peut, mais on doit : il le faut.
Comment ne pas le raconter à Michel. Il sera votre mari... Pour
tout autre, un tel bonheur suffirait ; mais pour Michel, c'est encore
peu : pour son triomphe il lui faut en outre le plaisir de se moquer
d'un pauvre vieillard auquel il ne reste rien au monde.
Lydia quitta de nouveau sa place et entourant mon cou de ses
bras :
— Cher Pavlik, pardonnez-moi : j'ai dit une grosse sottise.
Non, non, vous pouvez tUre sur que je ne le raconterai à per-
sonne, ni à tante Marie, ni à Michel, à personne : ce sera un
secret de vous à moi ; vous m'aimerez comme avant, nous res-
terons amis.
Je me sentis prêt à pleurer comme un enfant et courus chez
moi.
Et voilà comment finit mon dernier amour. Le bonheur est
parti, le désespoir seul reste... .
Je dois avouer que, de retour chez moi, j'éprouvai d'abord
une sorte de soulagement. Au moins la situation était claire :
plus de trouble à craindre, ni d'espoir; rien ne m'empêcherait plus
de continuer mon journal. Je l'ai entrepris en vue d'y résumer
ma vie passée et je me suis laissé entraîner par les événements
présents: désormais, il n'y aura plus de présent; il n'y aura plus
que le passé !
Ce que je goûte le plus dans les explications de Lydia, c'est ce
certificat de médecin que veutse faire délivrer Michel Kozielsky. Je
voudrais voir le médecin qui le lui délivrera. Il est fort comme
LS JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 47
un tronc d'arbre, et si même toutes les facultés de médecine du
monde s'assemblaient à Pétersbourg, elles ne pourraient lui
trouver de maladie. Pour être malade, il faut évidemment être
un homme intelligent, instruit; est-ce que les bûches sont
malades !
27 mars.
Contrairement à ce que j'écrivais hier, il me faut consacrer
encore une page à des événements actuels.
Hier à peine avais-je achevé la relation de mon entretien avec
Lydia, qu on me remit un billet de Maria Pétrovna :
« Mon cher Paul, j'ai été très heureuse d'apprendre que vous
êtes venu à la maison ce matin. Je ne savais pas qu'on vous
permît de sortir; venez dîner avec moi. Lydia est partie pour
la journée, je suis seule. »
Le matin, j'avais supporté mon échec avec assez de courage;
mais en entrant chez Maria Pétrovna, à la vue de ces murs
entre lesquels était né et mort mon dernier espoir, je souffris
* horriblemennt. Mon àme me fît mal comme une dent gâtée.
Pour ma souffrance je ne pouvais espérer remède plus cal-
mant que la société de Maria Pétrovna. Très effrayée de ma
pâleur, elle me soigna, me plaignit, et je me sentis pour elle un
élan de si douce reconnaissance, que je me décidai à lui conter
ma peine.
— Maria PétroVnia, dis-jequand, après le dîner, nous nous fûmes
assis dans le petit salon, nous sommes de si vieux amis que je
crois de mon devoir de me confesser à vous. Peut-être vous
fâcherez-vous; cependant je vous dirai tout.
— Oui, c'est vrai, Paul, nous sommes de très Vieux amis.
— Savez-vous pourquoi je suis venu ce matin? J'ai fait une
déclaration à Lydia.
A une telle nouvelle, toute autre femme eût au moins poussé
un cri d'étonnement : mais rien ne peut étonner Maria
Pétrovna ; elle se contenta de me demander avec calme : '
— Oui, vraiment, eh bien ?
— Naturellement j'ai essuyé un refus, mais on ne pouvait
espérer autre chose.
— Ne ne dites pas cela. Si Lydia me demandait conseil,
je l'engagerais à agréer votre demande ; vous feriez un mari
charmant.
— Je vous remercie. Maria Pétrovna, bien que vous ne disiez
cela que pour me consoler;
48 LA REVUE BLANCHE
— Non, VOUS savez que je ne vous flatte jamais. Si j'étais à la
place de Lydia, j'accepterais sûrement. Il est vrai qu'entre vous
existe une assez grande différence d'âge... Mais qu'importe? Il
arrive si souvent à présent de voir des jeunes filles épouser par
amour des hommes jeunes et être malheureuses toute leur vie...
Ma tendresse pour Maria Pétrovna augmentait à mesure
qu'elle parlait. Pour sa dernière phrase je l'aurais embras-
sée. « Voilà, pensais-je, une femme qui m'aime vraiment et
m'apprécie, elle ne se moquerait pas de moi comme l'autre, et,
cependant, comme il arrive toujours dans la vie, je n'ai pas su la
distinguer, et maintenant je suis obligé de me priver de cette
dernière consolation, de ce suprême refuge. En effet, après ce
qui s'est passé entre Lydia et moi, il ne m'est plus possible de
revenir aussi souvent ici. » Et tout à coup j'éprouvai une vivedoiï-
leur à la pensée d'être obligé de rentrer chez moi. Jamais je
n'avais souffert de la solitude; mais jadis c'était autre chose:
jadis j'avais l'espoir; mais rentrera présent dans cet apparte-
ment vide, froid, pour passer seul les heures sans fin de la
souffrance, de la maladie et avec le souvenir perpétuel de l'af-
front insupportable, amer ; non c'est trop pénible !
Je regardai Maria Pétrovna ; ses yeux brillaient d'une telle
bonté qu'elle me sembla belle.
— Maria Pétrovna, m'écriai-je tout à coup, m'étonnant
moi-même, puisque vous le feriez à la place de Lydia, faites-le
donc à la vôtre : soyez ma femme !
Maria Pétrovna ne parut pas étonnée de ce langage. Elle se
tut un instant, puis répondit :
— Non, Paul, à ma place c'est tout à fait impossible.
— Impossible!... pourquoi?
— Pour beaucoup de raisons. D'abord je ne veux pas aliéner
ma liberté.
— Mais pourquoi diable avez-vous besoin de liberté ?
m'écriai-je sans plus choisir mes expressions. Vraiment on
pourrait s'imaginer que vous faites je ne sais quel usage de
votre liberté. Vous vivez comme la supérieure d'un couvent; seu-
lement en guise de psaumes vous lisez la Bévue des Deux
Mondes^ ce qui est presque la même chose. N'ayez pas peur,' je
n'attaquerai pas notre chère Revue; soyez sûre que je vous lais-
serai libre là dessus. Eh bien, avez-vous quelque autre rai-
son?
— Beaucoup d'autres. D'abord il est trop tard. Pourquoi ne
pas avoir demandé ma main au temps, vous vous rappelez, où
vous m'avez tant aimée !
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 49
— Pour Tamour de Dieu, Maria Pétrovna, nous avions alors
dix ans l'un et Tautre! Peut-on se marier à dix ans?
— Paul, vous vous trompez : vous aviez alors sept ans de
plus que moi.
— Eh bien, soit, je ne discute pas; mais si j'avais alors sept
ans de plus que vous, la même différence subsiste ; en quoi ce
peut-il être un obstacle?
— Non, vous ne m'avez pas comprise. Je voulais dire qu'à
mon âge il est affreux de commencer une nouvelle vie, d'entrer
dans un monde inconnu.
— Comment, inconnu? Vous oubliez, il me semble, que vous
avez été mariée et que vous avez été assez heureuse avec feu
votre mari.
— C'est vrai, j'aimais et j'estimais Ossip Vassiliévitch; néan-
moins, dans les relations conjugales il y a beaucoup d'ennuis ;
et puis, je vous dirai qu'il y a encore dans tout cela un côté
ridicule qui n'est pas du tout pour me plaire.
11 me fallait battre en retraite; mais à ce moment perdre
Maria Pétrovna me semblait un tel malheur que j'insistai
encore.
— Maria Pétrovna, écoutez-moi. Nous nous connaissons
depuis si longtemps, qu'avec des concessions réciproques il
nous sera très facile d'effacer tous ces inconvénients de la vie
conjugale. Déjà nous nous voyons tous les jours. Quy aura-t-il
donc d'étonnant à ce que nous nous mariions? Ce ne sera pas un
mariage de passion : à notre âge il est ridicule d'être follement
amoureux ; ce ne sera pas un mariage d'intérêt, puisque chacun
de nous a sa fortune assurée et une situation assez brillante
dans le monde; ce sera, si l'on peut dire, un mariage de com-
modité et de vieille amitié. Enfin, nous arrivons à l'âge où nous
attendent la maladie et une foule de misères. Au lieu d'envoyer
prendre chaque jour des nouvelles l'un def la santé de l'autre, ne
ferons-nous pas mieux de nous soignei' l'un l'autre et de nous
aider mutuellement à vivre de notre mieux nos derniers jours.
Jusqu'ici, nous avons marché côte à côte ; donnons-nous la main
à présent.
Mon éloquence fut vaine. Maria Pétrovna ne m'écoutait pas :
elle était évidemment plongée dans ses souvenirs matrimo-
niaux.
— Imaginez- vous, interrompit- elle, qu'Ossip Vassiliévitch
venait parfois chez moi enveloppé dans une vieille robe de
chambre de fourrure et en fumant sa pipe. Dieu! rien que d'y
penser j'ai des nausées; et après, quand il partait, cette four-
5o LA REVUE BLANCHE
rure restait sur mon divan; et une fois, devant moi, il a ôté
son râtelier et Ta frotté avec je ne sais quelle poudre. C'est
affreux! affreux!
— Mais avec moi la même chose n'est pas à craindre, je n'en-
lèverai pas de râtelier devant vous, parce que toutes mes dents
sont très bien conservées; je ne fume jamais la pipe, et je puis
vous jurer, si vous le voulez, que vous ne me verrez jamais en
robe de chambre, du moins de fourrure.
— Et puis, il était jaloux, horriblement jaloux, bien que sans
motif. Parfois il disait qu'il sortait et tout à coup il rentrait,
s'imaginant qu'il allait trouver quelqu'un : naturellement il ne
trouvait personne ; mais avouez que des soupçons pareils sont
blessants, d'autant plus qu'en province, où nous vivions alors,
tout le monde en était instruit. Il se montrait surtout jaloux
Tété, quand il devait partir en tournée d'inspection ; alors, pour
m'effrayer, il inventait chaque fois de nouvelles histoires. Une
fois, sur son ordre, son officier d'ordonnance me jura qu'il exis-
tait une loi d'après laquelle Gssip Vassiliévitch avait le droit,
aussitôt les troupes en campagne"; de me fusiller sans jugement.
Je me souviens très bien qu'il appelait cette loi stupide: le règle-
ment militaire. Bien entendu je n'y croyais pas, mais convenez,
Paul, que c'est outrageant.
— Je l'avoue ; mais je vous jure, Maria Pétrovna, que je ne
serai jamais jaloux, môme si je vous trouvais en tète à tête
avec Kola Kounichev, que vous aimez tant!
— Voilà encore un ingrat. C'est vrai que je l'aimais beaucoup,
et comme il m'en a remercié ! Il y a une éternité que je ne l'ai
vu, et au jour de l'an, il s'est contenté de me déposer sa carte.
Jamais les hommes ne savent apprécier un sentiment pur ;-
tous ont des instincts grossiers, et le désir d'étaler leur force
brutale. Au fond, Nicolas à tout à fait le caractère de son oncle.
Ossip Vassiliévitch était tout à fait comme lui, tout à fait.
— Mais vous n'avez pas remarqué chez moi de sentiments
aussi grossiers, dites-moi.
Maria Pétrovna me regarda attentivement :
— C'est vrai, je n'ai rien remarqué de tel chez vous, mais
peut-être ressemblez-vous quand môme à ces deux hommes.
Non, Paul, croyez-moi, je vous aime beaucoup, je vous crois
mon meilleur ami ; mais je ne puis vous épouser : c'est impas-
sible, impossible.
Je pris mon chapeau.
— Où allez-vous? Ne pouvons-nous plus rester ensemble
parce que nous ne nous marions pas.
LE JOURNAL DB PAVLIK DOLSKY 5l
Je me rassis et nous nous tûmes.
11 y a des personnes avec qui le silence même est aivsé. Maria
Pélrovna est de celles-là ; mais après l'entretien que nous venions
d*avoir, nous étions gênés, et nous fûmes soulagés d'entendre
retentir la sonnette de Tescalier. C'était le médecin.
Quand il m'aperçut, son visage exprima d'abord une véritable
stupeur, puis l'indignation et enfm l'ironie.
— Eh bien, mon cher Pavlik, je vous remercie... je ne m'at-
tendais pas... voilà comment vous reconnaissez mes soins. Sans
doute, je ne suis*ni votre père, ni votre tuteur et je ne puis vous
défendre de vous tuer si la fantaisie vous en prend ; mais ce
que je ne veux pas, c'est recevoir de l'argent pour des visites
inutiles : cherchez donc un autre médecin, et alors dansez, buvez,
faites des parties en troïka, faites tout ce que vous voudrez;
d'un mot, comme disent les Français : Vogue le galère.
— La galère, corrigea doucement Maria Pétrovna.
— Je ne sais s'il faut le ou la, mais je sais que je ne puis plus
vous soigner.
— Mais si! vous le pouvez, cher docteur! — m'écriai-je d'un
ton plus convaincu que jamais. Ramenez-moi à la maison et
faites de moi ce que vous voudrez : je vous donne ma parole
d'honneur de ne pas sortir d'une année entière s'il le faut, je n*ai
plus à présent où aller...
5 avril.
On dirait que cette fois je suis sérieusement malade : le doc-
leur fronce les sourcils, ordonne des drogues de plus en plus for-
tifiantes et ne manque jamais de me reprocher ma sortie de la
semaine dernière; il la traite de polissonnerie, une de ces
polissonneries pour lesquelles on fouette les enfants. Le docteur
à raison, c'était en effet une sottise ; et pas seulement au point
de vue médical : à tous les autres. Comment avais-je pu espérer
réussir? Et si Lydia avait consenti, quelle vie m'attendait? Sans
doute, c'est une enfant charmante, mais aurais-Je pu remplir
sa vie. J'ai pensé et dit qu'il n'y a pas de bonheur en dehors de
b vie de famille; sur ma route, j'ai rencontré force charmantes
et séduisantes jeunes filles avec qui ce bonheur semblait pos-
sible, et cependant je ne fis jamais aucune tentative pour le réa-
liser : je Tai toujours ajourné, j'attendais toujours quelque chose
d'extraordinaire... La raison de ces atermoiements, c'est que je
ne pensais jamais à la vieillesse : elle n'entrait pas dans mes
calculs d'avenir.
5î LA REVUE BLANCHE
L'année dernière, quand quelqu^un me traitait de vieux céliba-
taire, je riais de tout mon cœur: célibataire, oui; mais pourquoi
vieux! Or, voilà qu'après un demi-siècle passé à rêver platoni-
qnement au bonheur familial, j'ai fait coup sur coup, dans la
même journée, deux demandes en mariage. Si mon histoire avec
Lydia, par la somme des souffrances qu'elle m'a causées, peut
s'appeler un drame, mon aventure avec Maria Pétrovna est un
vaudeville, un lever de rideau.
Depuis, j'ai longuement réfléchi à ce qui m'avait poussé à
tenter cette démarche inattendue et grotesque, et je me suis
convaincu qu'inconsciemment j'avais obéi à la dernière recom-
mandation de Lydia. « Épousez ma tante, faites-le pour moi ».
m'avait dit la naïve enfant, et comme elle a l'habitude de me
faire faire ses commissions, elle m'a envoyé chez sa tante, et
moi qui cède à tous ses caprices, j*y suis allé. Et la tante eût peut-
être accédé à cette demande, si je n'avais tout gâté en évo-
quant à son imagination Ossip Vassiliévilch avec sa pipe,
ses fausses dents et ses instincts grossiers. Mais cependant, si
Maria Pétrovna m'a refusé, qui m'épousera? Me voilà céli-
bataire à jamais, et forcé de passer dans l'amère solitude
les jours que m'accordera la fortune. Il y a des personnes
qui s'accommodent de la solitude et y trouvent même de la
joie ; mais ces personnes s'aiment trop elles-mêmes, et moi je
ne puis m'aimer, parce que j'ai de moi-même une très
médiocre opinion. Et pourtant comment vivre sans personne
à aimer, sans savoir en quoi espérer? Dans mon journal de
Dresde j'ai écrit autrefois cette pensée : « Tout homme» à
défaut du bonheur personnel, peut trouver la consolation
dans l'amour de l'humanité. » Maintenant je pense un peu
autrement. De toutes les phrases par lesquelles se consolent les
hommes, il n'en est pas de plus idiotes et de plus fausses que
celles qui ont trait à l'amour de l'humanité. Je comprends qu'on
puisse aimer sa femme, ses enfants, son père, sa mère, ses
frères et sœurs, ses amis ; je comprends que Ton puisse aimer
le pays où l'on est né, et quand la patrie est en danger qu'on
sacrifie sa vie pour elle ; je comprends qu'on puisse non seule-
ment apprécier par l'esprit, mais, jusqu'à un certain point, aimer
de cœur, des hommes inconnu», des étrangers, s'ils ont élargi
notre horizon spirituel, s'ils nous ont donné un plaisir sublime,
s'ils ont étonné notre imagination par quelque acte héroïque.
Mais aimer tous les hommes seulement parce qu'ils sont des
hommes! Je doute que quelqu'un ait réellement éprouvé ce
sentiment. Pourquoi les Chinois seraient-ils plus près de mon
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 53
cœur que les minéraux enfouis clans les forêts vierges de l'Amé-
rique ? Qu'on professe un amour négatif consistant à ne pas faire
de mal ou môme à ne pas souhaiter de mal aux Chinois, je le com-
prends encore, — et je ne souhaite aucun mal aux minéraux.
Qu'ils gisent en paix dans le sein de la terre américaine et que
les Chinois jouissent de la vie dans le Céleste empire. Passer
leurs frontières, je ne le désire aucunement, car s'ils voulaient
visiter l'Europe en foule, il serait bien difficile de lutter contre
eux. Je ne comprends pas pourquoi les hommes au cœur large
se bornent à Tamour de l'humanité : on peut élargir le domaine,
on peut s enflammer d'amour pour tous les animaux, pour la
planète Terre, puis pour tout le système solaire, et enfhi brûler
d'amour pour tout l'univers! Je ne comprends pas ce genre
d'amour omniversel. Qu'il aime la terre, celui qui s'y trouve
heureux !
9 avril.
Je vais de plus mal en plus mal. A présent, au lieu d'un mé-
decin j'en ai deux : Féodor Féodorovitch m'a amené son ami
Anton Antonovitch, un « spécialiste ». Cet Anton Anlonovitch
est aussi maigre et aussi sombre que Féodor Féodorovitch est
gros et bruyant. Quelle maladie ai-je au juste, ils ne me le disent
pas, mais ils ont parlé latin devant moi, une heure entière, en
me palpant. Je trouve cela très indiscret et, de leur part, très
imprudent ; ils sont convaincus sans doute que je ne sais que
deux ou trois mots de latin; mais j'en sais un peu plus, et l'un
de mes collègues de l'Ecole militaire est aujourd'hui l'un des
premiers latinistes d'Europe.
La conséquence immédiate xle la venue d'Antone Antonovitch
fut une quatrième drogue encore plus énergique. Elle fit d'abord
quelque effet et, grâce à elle, je puis continuer mon journal, ce
que je ne pouvais faire ces jours derniers à cause d'une grande
faiblesse. Ce journal est la seule joie de ma vie : tout le reste
m'est défendu ; heureusement que Féodor Féodorovitch ne sait
pas quej'écris: sinon, il ne manquerait pasdes'yopposer. En effet,
il m'a tout défendu : je ne puis ni boire, ni manger, ni fumer, ni
lire, ni recevoir d'amis; le nouveau médecin me disait môme avec
tristesse : « Tâchez de moins penser » ; mais c'est assez difficile
quand on ne dort pas.
Grâce à une protection spéciale du docteur, Marie Pétrovna a
ses entrées chez moi. Hélas! hier elle m'a vu en robe de chambre
et elle s'est .souvenue, sans doute, d'Ossip Vassiliévitch d'impé-
rissable mémoire !
54 LA REVUE BLANCHE
C'est étrange comme la question de la mort m'a intéressé
depuis ma plus tendre enfance. Alors déjà, la pensée seule de la
mort m'effrayait, la mort d'une personne que je connaissais un
peu me privait pendant plusieurs jours d'appétit et de sommeil.
De longues années se passèrent avant que je pusse m'habituera
cette idée pourtant très répandue : que tous les hommes
mourront, méchants et bons, riches et pauvres, vieux et jeunes;
c'est la seule égalité que l'homme puisse atteindre. Mais de la
pensée que tous les hommes mourront à celle que moi, je
mourrais, il y a encore une grande distance. A cette pensée-ci j'ai
seulement réfléchi hier. Je ne puis dire que j'aie très peur de la
mort; et, d'ailleurs, pourquoi craindre un sort qui frappe tout le
monde imperturbablement...
J'avais un ami qui avait très peur de mourir et qui vivait de
la façon la plus régulière ; jamais il ne mangeait à dîner une
bouchée de plus que la veille; jamais il ne se couchait cinq,
minutes plus tard ; les diverses allées de son jardin étaient
mesurées exactement, et le matin, en faisant sa promenade, il
touchait du pied le vieil arbre où commençait l'allée pour
compter le nombre de tours qu'il faisait. Malgré toutes ces pré-
cautions il est mort à moins de quarante ans.
Ma tante Ardotia Markovna riait beaucoup de cette peur qui
ne le quittait pas. « N'est-ce pas stupide d'avoir si peur? di-
sait-elle sans se gêner. Quand tu pars de Moscou pour Péters-
bourg, tu te déshabilles et te couches dans le wagon et tu
t'éveilles à Pétersbourg ; la mort c'est la môme chose : nous
nous endormons ici et nous nous éveillons ailleurs ». Elle-même
ne craignait rien, ne prenait aucune précaution et elle a vécu
jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans.
Les hommes qui veulent cacher qu'ils ont peur de la mort
disent que ce n'est pas la mort qui les effraie, mais les souf-
frances qui la précèdent ; ils aiment à répéter le mot si connu :
« Ce n'est pas la mort qui m'effraie, c'est de mourir. » Dis-
tinction tout à fait vaine. Les souffrances ne viennent pas de
la mort, mais des maladies, qui, parfois, ne finissent pas par 1«
mort. Beaucoup de médecins me l'ont dit et je l'ai vu moi-même
à la mort de nion unique et bien-aimé frère : quelques heures avant
qu'il mourût, sa respiration était régulière, son visage calme, si
bien qu'un rayon d'espoir entrait en moi, et, au moment même
de la mort, il me jeta interrogativement un regard consterné. Son
visage conserva même cette expression jusqu'au moment où je
lui fermai les yeux. J'ai songé à lui demander : .< Qu'y a-t-il qui
t'étonne, mon pauvre Sacha? est-ce ce que tu vois, ou es-tu étonné
de n'avoir rien vu ?
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 55
Je suis croyant, — pas assez;j'ai lu les principales œuvres
des matérialistes, — sans me laisser absolument convaincre.
Mais je me suis rendu compte que dans le fond de chaque àme
humaine se cache la pensée que notre exiélence ne peut cesser.
C'est une voix intérieure, timide, laihle ; on peut la dominer
facilement parle raisonnement, mais on ne peut l'étoufler: par-
fois elle se hausse et les hommes lui obéissent inconsciemment,
presque contre leur volonté. Pourquoi allons-nous aux enterre-
ments et aux messes mortuaires? Je ne parle pas des enterre-
ments mondains où Ton va pour les parents du défunt et quel-
cpiefois pour se distraire. Un jour Maria Pétrovna s'attristait de
n'avoir pas su à temps la mort d'une de ses amies et de n'avoir
pu assister à la messe. Pour la consoler, je lui dis qu'elle irait
aussi bien à la messe un autre jour. « Oh! ce n'est pas la même
chose, me répondit-elle naïvement; c'est à la première messe
qu'il y a toujours le plus de monde. » Mais il est arrivé à cha-
cun de nous d'aller aux messes d'un célibataire sans parents et
où nous ne pouvions espérer rencontrer personne. J'ai toujours
fait mon possible pour assister à des messes de ce genre, me
disant que j'étais obligé de payer une dernière dette... à qui?
Payer une dernière dette au défunt, cela n'a pas de sens, puis-
qu'il ne vous verra pas. Mais une voix intérieure me disait que
le défunt verrait et apprécierait la démarche. Cette voix parle
plus haut encore quand je pense à mon propre semce funèbre.
Je me représente très vivement toute la cérémonie : je vois
entrer des hommes, j'entends leurs conversations, je distingue
les marques de la sincérité ou de l'indilTérence sur les visages;
mais il y a une chose que je ne puis deviner : d'où verrai-je tout
cela? Z)'ott, c'est le problème dont la solution a tourmenté et
tourmentera toujours les hommes, ceux qui sont instruits comme
les ignorants. Hamlet dit : « Mourir... dormir... Dormir... rêver
peut-être. » Mais quel rêve voilà la question.
Ardotia Markovna qui sans doute n'avait jamais lu Sheak-
speare employait la même comparaison, mais formulait sa pen-
sée plus clairement.
[La fin au prochain numéro.]
A.N. Apoukhtine
Traduit du roBse par J. W. Birxstock.
Le Culte de la Veine
0 Polypaïdès, ne demandez à vaincre,
ni par la vertu, ni par la richesse; il
suffit à l'homme d'avoir de la chance.
THftOGNlS, 120.
Les Napolitains et les femmes étaient jusqu'à ces temps derniers les
seuls adorateurs manifestes de la Veine. Pour confesser et pratiquer
leur dévotion, ils portaient appendus à la ceinture divers amulettes,
pointes de corail, cochons d*or, trèfles à feuilles quadrilobées, réduc-
tions d'Antoine de Padoue.
Ainsi, la religion de la Veine, comme toutes les grandes religions,
nous vient, non pas de Dieu, mais des ignorants. Superstition d'autant
plus difficile à vaincre qu'elie est obscure et plonge des racines infinies,
innombrables dans l'ignorance et la peur qui sont les bases de notre
être. Il ne lui manquait pour revêtir tous les caractères d'une religion
officielle, historique, qu'un schisme etpne métaphysiqee.
Le schisme, M. Capus l'a suscité dans la Veine [i]. Quant à la méta-
physique, nous en sommes redevables à M. Maeterlinck (2).
M. Capus est en quelque sorte TAnti-Manès de la religion nouvelle,
car la Veine, divinité favorable est, dans la croyance populaire, com-
*battue par le Guignon, puissance ennemie, de même que l'Esprit du
Soleil lutte, pour les manichéens, contre le Prince des Ténèbres. Or,
tandis que Manès et, après lui, Martin de Candide affirment l'influence
prépondérante de Satan sur les affaires de ce monde, M. Capus, par
un tour d'esprit opposé, nie, que dis-je ? ignore l'existence du Guignon.
Entendez que c'est le Pangloss de la Veine. Il ne veut voir que l'in-
fluence favorable de la Chance, il répète à qui veut l'entendre — c'est-
à-dire à beaucoup — que l'existence de la Veine n'implique nullement
l'existence de la Guigne. Il est, j'ose dire, un optimiste.
M. Capus a donné en quelques lignes de la Veine la formule de la doc-
trine, que les fidèles pourront accrocher à leur ceinture, inscrite sur un
téphilim^ parmi les autres objets du culte : « Je ne suis pas superstitieux.
...Je crois que tout homme un peu doué, pas trop sot, pas trop timide,
a dans la vie son heure de veine, un moment où les autres hommes
semblent travailler pour lui, où les fruits viennent se mettre à portée
de sa main pour qu'il les cueille. Cette heure-là, c'est triste à dire, mais
(1) Alfred Capus : La Veine, pièce en quatre actes; Paria, 1902. Éditions de La revue
blanchff un vol. in- 18, à 3 fr. 50. — Cf., du même auteur, dans la même collection, Faux
Départ, roman (illustré par L. Cappiello), et /<i Bourte ou la Fie, comédie en quatre actes
et cinq tableaux.
(2) Maurice Maeterlinck : Le Temple eiiêeveli; Paris, 1902, Bibliothèque-Charpentier, un
vol. in-18, à 3 fr. 50.
LE CULTE DE LA VELNE ^7
ce n'est ni le travail, ni le courage, ni la patience qui nous la donnent.
Elle sonne à une horloge qu'on ne voit pas, et tant qu'elle n'a pas sonné
pour nous, nous avons beau déployer lOus les talents et toutes les vertus,
il n'y a rien à faire. Nous sommes des fétus de paille. »
Sous son apparente amertune, la doctrine de M. Capus est consolante.
Qui ne se juge « assez bien doué, pas trop sot, pas trop timide » ? A
qui donc est-il défendu d'attendre avec confiance l'heure de la veine ?
Cette heure de veine, c'est comme une espérance surnaturelle, une
oasis que tous nous pouvons entrevoir. C'est mieux encore. Pour ceux
qui, entrés dans la vie sans aide, n'ont encore goûté aucune joie, c'est
une raison métaphysique de ne pas désespérer. Il a déjà sa part de for-
tune — guère plus illusoire que les autres parts — celui qui croit porter
dans son sac la chemise de l'homme heureux.
Cet espoir de prendre une revanche de bonheur, que d'autres reli-
gions plaçaient dans une vie future, il se rapproche de nous. Souvent
il suffira d'y croire, pour que, nos forces renaissant, notre nouvelle action
nous soit bienfaisante.
Quant au reste du chemin, à part cette étape joyeuse, il est plat, mais
sans fondrières inévitables. L'idée de « balance », talion mystique des
précédentes théosophies, est du coup renversée. Une heure de veine ne
doit pas être payée de toute une vie de guigne. La déesse Vejne, sui-
vant le schisme de M. Capus, est fantasque, passagère ; elle n'est pas
cruelle. En quoi elle me semble participer bien peu du caractère fonda-
mental de toute divinité.
M. Maeterlinck, lui, est orthodoxe. 11 croit à la Chance intégrale, en
partie double, bonne et mauvaise. Par une concession, indispensable
aujourd'hui, aux nécessités logiques de notre esprit, il s'elîorce d'abord
d'établir la réalité objective de la Chance. Il veut l'installer sur
un fondement expérimental. La Chance, telle qu'il la conçoit, n'est pas
encore une loi : c'est une force obscure, non définie, mais que les faits
affirment. Nous pouvons conclure de ses manifestations à son existence.
Cent exemples fameux se présentent aussit(H à la mémoire de
M. Maeterlinck qui les recueille, les illustre et les jette à notre scepti-
cisme, comme on offrait le gâteau de miel h Cerbère. Mais ce ne
sont là que cérémonies propitiatoires. Il lui tarde d'entrer dans la
caverne.
Non sans adresse, et pour nous montrer son dédain des anciennes
tbéodicées, il néglige d'établir la réalité de la Chance sur la preuve dite
«r de la croyance universelle ». Il ne parle que pour mémoire de la
Fatalité, du Destin, de la bonne ou mauvaise Etoile, mais il oublie la
Tychè des Grecs, la Fortitna des Latins et Ta Grâce des Jansénistes. Et
cependant, quelle influence n'eussent pas exercée sur les esprits respec-
tueux de la tradition certains exemples illustres ! Socrate s'écriant
« Agathe Tychè » à l'arrivée de la théorie de Délos ; les sages du Ban-
quel accueillant par cette invocation les premières paroles du discours
de Phèdre; Marc-Aurèle faisant, avant chacune de ses expéditions,
réciter les prières à Fortuna Redux ; Pascal se demandant à chaque
58 LA REVUE BLANCHE
minute de sa vie — avec quelle angoisse ! — s'il avait ou non la chance
suprême d'être sauvé de toute éternité.
La preuve par Tautorité de la tradition nous paraît pourtant la seule
qui puisse être offerte en faveur de l'existence delà Chance. Un essai,
même habile, de démonstration expérimentale touclie de près au diver-
tissement scientifique. Les vies et les aventures de Louise de Bourbon,
de Joseph II, d'Henriette d'Angleterre, de Lesurques, de Denys l'An-
cien, de Casanova^ de Marie-Antoinette et des amis anonymes de M. Mae-
terlinck, pour illustres qu'elles puissent paraître, ne sont que les vies
et les aventures d'individus, c'est-à-dire d'atomes perdus dans un tour-
billon, de gouttes d'eau dans le fleuve immense et rapide de la vie. De
ce qu'une série d'événements a détourné ces gouttes du courant princi-
pal, les a fait tomber dans l'écuelle tendue du mendiant ou dans l'épui-
sette du pêcheur, s'ensuil-il qu'il faille affirmer l'existence d'une force
mystérieuse, indépendante de la force qui entraîne le courant tout
entier, d'une puissance secrète qui s'exerce, suivant des lois inconnues,
sur chacune des gouttes dont est composée la masse d'eau?
Comprenant combien était vaine la démonstration tirée d'existences
aussi rares, auxquelles d'ailleurs l'histoire ou la tradition ont donné
une mensongère unité dans le bonheur ou la disgrâce, M. Maeterlinck n'a
pas hésité à recourir à des observations plus générales. Il a fait travailler
la statistique en faveur de la Chance. « Il est remarquable et constant,
dit-il, que dans les grandes catastrophes on compte d'habitude infini-
ment moins de victimes que les probabilités les plus raisonnables ne
l'eussent fait redouter. » Je ne sais si M. Maeterlinck a fait le décompte
de toutes les catastrophes, s'il a établi la moyenne des voyageurs qu'un
bateau, un wagon avaient coutume d'emporter avant qu'un accident leur
advînt, j'ignore s'il a fait entrer dans son comput des catastrophes
telles que le naufrage de la ScniUUinte, et d'autres (jue je ne veux pas
rechercher. Je lui donne sur ce point partie gagnée. Oui, le nombre
des victimes de la plupart des catastrophes est moindre qu'on ne
l'aurait pu supposer. En quoi l'existence do la chance s'en trouvé-t-
elle le moins du monde certifiée? 11 m'est permis de dire, avec la môme
vraisemblance logique, que le nombre des victimes s'est trouvé amoin-
dri parce que ce dieu Pou-Pou, qu'adorent les Niam-Niams, est venu
détourner du danger tous les hommes chauves. Cette loi des «moin-
dres victimes » une fois établie par une statistique scrupuleuse, il nous
faudrait alors non pas chercher une intervention miraculeuse, mais tout
simplement les causes naturelles de ce phénomène. De ces causes natu-
relles, j'en entrevois une Qntre mille qui explique pourquoi sur les
bateaux qui font naufrage le nombre des passagers est moindre que de
coutume. C'est apparemment (jue le navire a quitté, cette fois-là, le port
par gros temps, ce qui a fait rester sur le quai les gens peu pressés et
les touristes.
Pour les esprits que le besoin du surnaturel ne tourmente pas, cette
croyance à la Chance n'est qu'une manifestation, fort ancienne, de Ter-
LE CULTE DE LA VEINE 59
rcur millénaire qui confie nos destinées à une force intelligente. Notre
orgueil d'une part, notre pusillanimité de l'autre, nous empêchent de
concevoir notre vie comme un simple phénomène, analogue à tous les
phénomènes. Il faut que le besoin de causalité qui nous travaille assu-
jettisse le monde à son étroite mesure. Nous croyons, par TefTet denotre
imagination hâbleuse et couarde, agrandir le monde de toutes nos mé-
taphysiques etTenrichir de tous nos fantômes. Le surnaturel nous solli-
cite, car il nous grandit et nous rassure.
Et puis, il nous faut quelqu'un qui ne se lasse pas de nous entendre,
à qui nous puissions conter nos mésaventures sans recevoir en réponse
, des reproches à notre ignorance ou à notre lâcheté, quelqu'un à inju-
rier dans l'infortune, quelqu'un dont la responsabilité nous décharge;
quelqu'un à remercier aussi — car il faut être juste — pour tous nos
bonheurs inattendus. Cet inconnu chargé d'affaires, les naïfs le nom-
ment Antoine de Padoue ou Expédit, mais les âmes distinguées que la
superstition fait sourire, l'appellent Chance, Veine ou bien (les classi-
ques) Destin favorable.
Il est tout un ordre de poètes à qui les dieux sont nécessaires. Au
lieu de se contenter de la multitude que leur en présentent les théogo-
nies défuntes, ils comprennent, non sans iïnesse, que rien ne vaut un
dieu actuel, vivant, directement sensible à l'imprécation et à la louange.
Dieu est à la fois un maître et un serviteur, un protecteur et un com-
pagnon de route, il marche avec nous et cependant nous l'apercevons qui
nousattend à l'étape. Plus que tout autre, M. Maeterlinck, instruit des an-
ciennes légendes, habile à les ressusciter, avait besoin de cet acces-
soire. Comme ces ouvriers ingénieux qui fabriquent eux-mêmes leurs
outils, il s'est mis à la besogne. 11 a pris les matières premières du
meilleur aloi, la science d'une part (expérience et statistique), de l'autre,
la morale et la psychologie.
Et d'abord, le dieu nouveau prévoit l'avenir, que dis-jc, il le voit,
car tout lui est présent, et c'est en quoi il participe de la qualité la plus
précieuse des anciennes divinités. Ce qui pour nous est devenir est pour
lui actuel. Comment se fait-il qu'un corps, le nôtre, essentiellement
soumis à la succession des phénomènes, qui ne vit même que de cette
succession, contienne en lui cet étrange pouvoir de se détacher du
temps, de se dégager des lois scientifiques, des processus inéluctables
pour voir d'un seul coup d'oeil Y « avant », le « pendant « et Y « après »?
A cela le mot « mystérieux » suivi de près par le mot « inconnu » répond
définitivement. Comment pouvez-vous empêcher un « inconnu mysté-
rieux )' de se comporter suivant les plus folles conceptions d'une méta-
physique en délire? Que lui seraient son mystère et son incognito s'il
devait agir suivant la norme commune?
Donc, le dieu nouveau voit le monde comme un présent éternel, si
tant est qu'un présent puisse être éternel. Il voit forger la hache et s'ou-
vrir la blessure. Il voit le début raisonnable et la conclusion insane.
6o LA REVUE BLANCHE
Mais la notion du temps lui est de nouveau rendue toutes les fois que
-cela nous est nécessaire, car il peut, M. Maeterlinck ralTirme, susciter
au moment s^oulu, Taccident, le fait imprévu qui doit, si nous avons la
chance, nous détourner d'une catastrophe.
L'Inconscient est immatériel, inétendu, mais il a la notion de Fespace,
oar il peut, M. Maeterlinck raffîrme encore, dresser à V endroit précis
la barrière (morale) qui doit nous préserver de Taffreuse culbute.
Quoi qu'il en soit, et c'est bien par là que la divinité en lui apparaît,
rayonnante, sa fonction essentielle, son unique raison d'être, consiste à
s'occuper de nous. Il s'y emploie d'une façon intermittente, parfois dé-
concertante; mais, c'est à nous de faire son éducation.
« Le jour, dit M. Maeterlinck, où nous aurons réussi à étudier de plus
près cet inconscient, ses habiletés, ses préférences, ses antipathies, ses
maladresses mystérieuses, nous aurons singulièrement émoussé les
ongles et les dents du monstre qui nous persécute sous le nom de
Chance, de Fortune, de Destin. » C'est dire, ou la lecture n'est qu'un
vain labeur, que le jour où notre inconscient sera devenu conscient, en
d'autres termes, que le jour où il aura cessé d'exister, il sera susceptible
d'être apprivoisé. — Et alors il sera vraiment dieu, car il sera en tout
semblable à nous-mêmes.
L'évolution de la croyance religieuse, à son dernier période, nous
réserve encore quelques divinités analogues à l'Inconscient de M. Maeter-
linck. Sur ce point, toutes divagations sont licites, car il est toujours des
auditeurs pour les accueillir et les redire en les aggravant. Le sage lui-
même, habile à nous recommander la prudence et la soumission aux
lois physiques d'après l'exemple du cloporte et de la tortue, ne peut se
tenir de lever les yeux vers le ciel et de soupirer vers l'Illusion, mille
fois plus terrifiante et néfaste que tous les éléments déchaînés. Car la
croyance à une volonté mal définie, mystérieuse, intimide les esprits
résolus, rompt les volontés robustes. Il n'est que les pusillanimes et les
faibles pour remettre leur destinée aux mains des fantômes, et se livrer
«n jouets désarticulés aux Providences, aux Grâces, aux Chances, à la
Veine, aux Destins. Il sied à l'homme libre d'envier le sort de Prométhée
qui prit par devers lui le feu céleste et périt seul sur son rocher, sous
le frais baiser des Océanides.
Richard Cantinelli
Poèmes
A Madame L. F
O marbres qu'ont pâlis les baisers de la lune,
Marbres au bord des flots et miroitant comme eux.
Marbres rigides sous les voiles de la nuit
Et qui perpétuez l'incertaine splendeur
De la cité déchue au long des quais déserts,
Mon rêve indéfectible a, que de fois, hanté
Les rives où, mélancolique, s'invertit
Dans l'eau dormante, tel un songe, la féerie
De vos frêles architectures, galeries.
Rosaces, mezzanines, sveltes campaniles,
Sur des supports légers, palais blancs et débiles t
J'ai glissé parmi vous, las et dolent fantôme.
Et vainement quêtant Tétreinte qui guérit.
Aux bras dont j'assouplis le geste séculaire
Des figures captives sur leur piédestal.
J'ai frôlé ma détresse à tant de souvenirs
Dont le chœur se déroule au long de vos murailles^
J'ai miré mon désir inquiet à l'eau sombre
Où vous même mirez votre placidité
Parmi les longs regards des étoiles d'été.
Dans un silence inégalé de cimetière
Et que n'a point troublé ma muette prière.
Illusoire cité de marbre dans la mer.
Sous la gaze d'argent de la lune endormie !
N'es-tu le rêve môme où je me suis complu?
Et je visite en toi la merveille en ruines
D'un passé façonné par mon désir, mirage
Que pare de beauté la pénombre présente.
Seul à te reconnaître et seul à te pleurer,
Je me repose en ton calme d'abandonnée.
Et comme toi, de deuil ma pensée est ornée.
Et si, tremblantes, des étoiles dans tes flots
Brillent, des larmes sont mes uniques joyaux
6a LA REVUE BLANCHE
II
Tu chérirais les soirs où la brume venue
Du fleuve somnolent ouate la plaine nue,
Tu chérirais les soirs d'hiver que longuement
N'embellit de langueur aucun soleil clément,
Si toi-même n'étais le soir et tout Thiver.
— Je suis un soir de brume ; aucun visage cher
Ne traverse jamais la plaine nue où Iraîne
A sombres plis la lourde robe de ma peine,
Et je suis tout Thiver de neige accumulée
A riiorizon d'une campagne désolée.
Si vous aimez la nuit et les neiges du nord
Et le froid dont l'étreinte est placide et endort.
Venez à moi, reposez-vous, endormez-vous.
Et d'abord regardez, priant à deux genoux,
Couler dans le silence et sous la brume épaisse,
Le fleuve inexorable et noir de ma détresse.
III
La beauté de ton corps a perverti mon âme.
Sous la flamme de ton regard elle se fane
Et déjà n'olTre plus au fond de ma prunelle
Que le reflet hésitant de ce qui fut elle.
Je te l'eusse donnée au temps où je vivais,
Mon âme ! et candide, hélas, et si tu savais
Combien légère au vent, et fière de ses ailes !
Mais Taurais-lu voulue, aussi frêle, aussi belle,
Et trop pure à tes yeux où l'ivresse somnole.
Comme aux yeux sans pensers des cyniques idoles,
Où somnole éternelle une ivresse charnelle?
El Taurais-tu voulue en sa nudité grêle,
Tremblante et se voilant devant l'impureté
Qu'exprimait chaque geste issu de ta beauté?
Hélas, et tu la pris sans avoir voulu d'elle
Qui s'était prise à toi. Ta caresse mortelle
POÈMES 63
La flétrit dans son vol. Inerte depuis lors
Sur le marbre érigé de tes seins, elle dort.
En vain avec des pleurs son ange blanc l'appelle.
Elle meurt du poison que ta splendeur recèle.
IV
J'ai porté sur mon cœur la pourpre de ton deuil,
Œillet large et sanglant et d'odeur véhémente !
Mon cœur à ta douleur muette a fait accueil,
Et par ma bouche habituée aux pleurs, la chante.
Je sais la main qui t'a cueilli ; je sais aussi
Sous quels baisers, sous quelles lèvres appuyées
Sur ta corolle, ton éclat s'est obscurci,
Et quelles larmes goutte à goutte l'ont mouillée.
O larmes, ô baisers ! Parfums empoisonnés,
Puisqu'en vous respirant à mourir je m'apprête.
Puisque jamai§ vous ne me fûtes destinés...
Main chère qui cueillit un cœur qu'elle rejette...
Robert Schepfer
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Les négociations enlre lord Kitchener et les délégués boers ont
vraisemblablement abouti à un échec. On avait pu croire que le Royaume-
Uni, offrirait aux Républiques des conditions acceptables et chercherait
une formule transactionnelle. Cette opinion s'était accréditée d'autant
mieux que le chancelier de l'Échiquier, présentant aux Communes son
formidable budget de 1902, avait exprimé implicitement le vœu d'une
prompte pacification. La présence de Dewet et de Delarey aux concilia-
bules deKlerksdorf constituait enfin un argument des plus sérieux pour
les optimistes de Londres et de partout.
Mais vers le i5 avril les journaux anglais ont tout à coup changé
de ton ; ils ont signalé les difficultés d'un règlement amiable, épi-
logue sur des exigences plus ou moins imaginées des deux parties, et
conclu qu'une rupture pourrait bien se produire. On attendait toujours
une note explicite du gouvernement Le 17 une double déclaration
était faite aux Communes, et son imprécision "voulue laissait surabon-
damment entendre que les pourparlers n'avaient pas abouti. Elle avisaitle
public que les généraux boers regagnaient leurs commandos respectifs
et que tout échange de vues était suspendu pour trois semaines. Com-
ment ne pas en inférer que les délégués des Républiques se sont heurtés
une fois de plus à Tintransigeance britannique, que l'impérialisme de
Chamberlain et de Milner a prévalu sur l'opportunisme do M. Hicks
Beach, et qu'une nouvelle ère de combats va s'ouvrir?
La déception a été amère à Londres, au lendemain de l'établissement
de la taxe des blés et de l'émission d'un nouvel emprunt. Mais le cabi-
net unioniste se croit encore assez fort pour pouvoir fronder l'opinion
impunément.
Des émeutes, de longue date prévues, ont ensanglanté Bruxelles et la
Belgique. Depuis six mois l'agitation pour le suffrage universel était
menée avec énergie par les gauches unies. Les socialistes avaient
annoncé qu'ils ne reculeraient devant aucune extrémité pour obtenir
satisfaction et balayer le système ploutocratique édifié en 1893 par les
cléricaux à la place de l'ancien cens.
Le gouvernement et sa majorité avaient eu le temps nécessaire pour
étudier la réforme et en comprendre l'opportunité et la nécessité. Toutes
les manifestations des droites aux Représentants exprimaient suffisam-
ment leur ferme propos de défendre le régime qui abrite leur domina-
tion. A la veille de la date fixée pour l'ouverture du débat révisionniste, la
démocratie wallonne et flamande organisa de grands cortèges qui ne tar-
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 65
•lièrent pas à provoquer les événements que l'on sait. Le sang coula à
Bruxelles, où la gendarmerie marqua une brutalité devenue tradition-
nelle, h Louvain où la garde civique — la bourgeoisie en armes — avait
prémédité une fusillade.
Après avoir édicté la grève générale, le Parti ouvrier belge ordonna la
reprise du travail, bien que dans l'intervalle la Chambre eût repoussé à
vingt voix de majorité la revision de la loi électorale. D'aucuns ont
«stimé que cette politique manquait de cohérence et de dignité et que
Tattitude comminatoire adoptée avant le débat du 16 avril commandait
la résistance après Téchec. Mais il sied de mettre en relief les ressorts
•qui ont déterminé la résolution adoptée par le socialisme belge, au len-
demain même de la coUisicm de Louvain. Il s'e§t aperçu que les travail-
leurs ne disposaient pas de ressources suffisantes pour parer à une
grève prolongée ; il a cru nécessaire de ne point rompre le pacte noué
avec les libéraux et les radicaux pour la conquête du droit de suffrage ;
il a estimé enfin qu'avant quelques semaines, la droite serait contrainte
à capituler, soit à la suite du renouvellement partiel des représentants,
soit en raison d'une dissolution qu'il revendique maintenant avec éner-
gie. Ainsi éclairée, la décision prise le 20 avril par le Conseil général
du Parti ouvrier se justifie aisément, et il est permis d'affirmer à tout le
moins, et abstraction faite de ses conséquences éventuelles, qu'elle
n'apparaît pas sans motif.
L'échéance de la Triple Alliance, qui expire normalement dans un
an, mais qui a toujours été prorogée jusqu'ici douze mois d'avance,
préoccupe le public, en France comme dans les États intéressés. Le
bruit s'était accrédité, en présence du rapprochement des cabinets de
Paris et de Rome et aussi de l'évolution allemande vers le protection-
nisme agrarien que ce pacte deviendrait caduc. Mais les combinaisons
diplomatiques durent d'ordinaire au delà même des conditions qui les
ont suggérées. Le chancelier germanique s'est elîorcé de démontrer à
ritalie qu'une convention défensive avec les puissances de l'Kurope
centrale se conciliait parfaitement pour elle avec son attitude nouvelle
à notre égard; il lui a prouvé, de plus, que les tarifs douaniers élaborés
à Berlin n'atteindraient pas son commerce.
Le gouvernement de la Péninsule semble s'être laissé toucher par
ces arguments. Mais si la Triplice est renouvelée, elle ne sera plus de
nature à compromettre la paix continentale.
La Macédoine et l'Albanie sont troublées cette année comme les pré-
cédentes. Des bandes armées, qui revendiquent l'autonomie et qui se
recrutent généralement dans les principautés balkaniques, les parcou-
rent en tous sens, provoquant parfois des cchauffourées sanglantes. Le
Sultan, qui ne peut se résoudre à perdre ses dernières provinces d'Eu-
rope, a dépêché des forces considérables dans les districts menacés. Les
diplomates de profession affectent de s*inquiéter de ces incidents
d'Orient. Mais il est bien douteux que les puissances, préoccupées par
66 * LA REVUE BLANCHE
conflits sociaux et peu soucieuses de mettre leurs grandes armées en
branle, se résolvent à une intervention. Qu'on se rappelle TafTaire bul-
garo-serbe de 1886 et la guerre turco-grecque plus récente...
De même la question de la Tripolitaine, qu'on commence à traiter un
peu partout, ne paraît pas présenter un degré d'urgence particulier. A
coup sûr, l'Italie convoite cette province barbaresque qui lui fournirait
un point d'appui en sol africain, les ports de Tripoli et de Benghazi qui
sont les têtes de routes commerciales d'avenir. Mais si la France est à
peu près consentante aujourd'hui à un établissement, qui sous certaines
réserves, ne la léserait en rien, la Porte suzeraine n'est pas disposée à
évacuer sa position. Bien au contraire elle s'y fortifie et y développe
ses armements et sa propagande. C'est dire que le cabinet de Home,
devenu pacifique, opportuniste et anti-mégalomane, ne précipitera
point ses entreprises.
Paul Louis
GAZETTE D'ART
Maximilien Luce (i). — Lorsqu'un admirateur enthousiaste publiera
— ce qui est si fort à la mode — un catalogue de l'œuvre de Luce, les
vues de Paris y tiendront une large place. Le bon peintre qirest Luce
s'est en effet, toujours intéressé au grouillement de la foule qui vient,
passe et repasse alîairée sur les places, les quais et les ponts de Paris.
En quelques touches sûres il en fixe les allures et rien n est amusant
comme le papillottement de cette fourmillière contrastant avec la splen-
deur des ciels séquaniens, découpés sur l'immobile [majesté d'un
Louvre ou d'une Notre-Dame.
C'est la sveltc beauté de la vieille cathédrale que Luce a ï\\iie dans la
plupart des toiles réunies chez Vollard. Selon les heures, l'état de l'at-
mosphère, la santé du soleil, les pierres de la basilique s'irisent, bleuis-
sent ou se dorent. Et, pour aviver la tonalité, l'exacerber, c'est la note
vibrante fournie par un omnibus jaune, des ombrelles écarlates ou la
coulée de la Seine dont les eaux roulent des émeraudes, des rubis ou
des topazes, suivant la fantaisie des ciels.
Et encore, dans l'ovale de deux panneaux, Luce inscrit deux des plus
pittoresques coins do Paris. Dans l'un c'est, vue du pont de TEstacade,
la Moritagne Sainte-Geneviève avec ses clochers, ses dômes, ses mina-
rets, que les révolutions et les démolitions n'ont pu abolir; dans l'autre,
c'est le chaos des maisons groupées autour de l'église Saint-Gervais.
Ici et là, la Seine s'impose comme premier plan. Elle est la barrière
nécessaire, l'obstacle destiné à faire désirer au spectateur ensorcelé par
la vision du peintre, l'autre rive où tant de pittoresque s'échafaude.
... Est-il besoin d'ajouter que Luce dans la plénitude du talent ap-
porte à l'art français une vision inédite qui imprime à ses œuvres une
indélébile mar([ue d'originalité et les fera reconnaître par le temps, à
travers les siècles, entre mille et mille?
(1) Galerie Vollard, G, rue Laffitte.
GAZETTE d'art 67
Société Nationale des Beaux- Arts. — i^arceque les gazettes ont
imprimé que les jurys avaient reçu moins d'œuvres que les années pré-
cédentes, nombre de gens ont conclu que les salons avaient gagné en
qualité. Erreur complète, — ceux (ju'il conviendrait d'éliminer, réputa-
tions surfaites, talents vannés, éUint inamovibles en vertu de droits ac-
quis. Les éliminations, au contraire, ont eu pour résultat d'éloigner des
salons quelques talents qui eussent ap[)orté dans cet amas de redites
Tattrait de sentiments neufs. — Ceux-ci prendront leur revanche ail-
leurs et pour le plus grand dam des salons officiels.
Mais une œuvre de lumière, de Besnard, incite à laisser là les idées
moroses : Vile heureuse apparaît toute vibrante d'amour et de beauté.
Cependant, sur le lac bleu, une barque qui glisse doucement apporte
un messie. Il dira à cette Cylhère la joie pure de l'idée, les belles légen-
des, filles de l'imagination des pasteurs solitaires errants sur les monta-
gnes lointaines; il prêchera les chères utopies des philosophes qui habi-
tent tout là-bas, sur le continent, en la ville blanche qui semble un
grand navire ancré au rivage.
, Si à cette belle page décorative on ajoute celle de V. Prouvé :
Séjour de Paix et de Joie, le carton de Victor Koos, les intentions de
Mlle d'Aoethan, les évocations dantesques de De Groux, on en a fini
avec les grandes compositions qui sont destinées à parler autant aux
yeux qu'à l'esprit. D'autres gens glorifient Gounod, Pasteur, le Banquet
des maires. C'est beaucoup de toile usée pour des sujets destinés à
être reproduits en chromolithographie, sur des cahiers d'écolier, ou à
voler, non pas de clocher en clocher comme l'aigle impériale, mais
de boîte aux lettres en boîte aux lettres à travers l'Europe étonnée de
tant de niaiserie.
Passons aux petits tableaux : Lomont et Lobre, les délicats artistes
dont la palette évoque si poétiquement Versailles et ses Trianons, nous
manquent. En revanche, il y a ici Walter Gay qui sait le charme des
étoffes fanées, des vieux meubles et des petites pièces solitaires. Son
goût moins sûr que celui des deux artistes précédents lui fait parfois
confondre Helleu avec Watteau. C'est toujours de la sanguine, mais
avec une nuance.
Pour être modernes, MM. Prinet, Saglio etMorissetne sont pas moins
eonemis des falbalas. Les jeunes filles avec eux gardent un caractère
intime. Elles lisent, cousent, pianotent, mais discrètement. Elles au-
raient plu à Jules Laforgue et ce n'est pas à leur adresse qu'il eut écrit :
c Oh, ce piano qui jamais, jamais ne s'arrête... »
De Carrière, peu de chose, mais si émouvant. Un dessin de Kroyer,
qui a peint un magistral portrait de Bjœrnstjerne Bjœrnson, nous fait
entrer dans Tintimité du dramaturge au moment d'un dîner de
famille. Un portrait blanc, d'une distinction extrême, fait bien augurer
da talent de Robert Besnard. François Guiguet aime la musique et
s^intéresse aux exécutants. Nul comme lui ne sait saisir l'attitude, la
crispation des doigts d'une violoniste.
Mais une rue de campagne, toute lumineuse attire. L'exécution simple
68 LA REVUE BLANCHE
et forte décèle le faire du bon peintre campagnard J.-L. Rame. Avec
Jeanniot, la nature est non moins vraie, mais vue par un œil plus dis-
tingué qui sait choisir le site et les tonalités.
Que de jolies choses on obtient avec la nuance, rien que la nuance :
voir les fleurs peintes par Karbowsky, celles que Mme I.isbeth Devolvé
oublie dans un cristal de Venise.
Emouvants et divers il y a encore MM. Le Sidaner, Milcendeau, Borc-
hardt, Bereny, F. Jourdain, J. Veber, Lebasque et Maurice Denis qui
est un bien dangereux voisinage pour M. Dubufe.
Aman Jean promit beaucoup, il a tenu, mais reste maintenant
immuable. Par contre M. Desvallières, fidèle aux mythes antiques, en
renouvelle la signification dans des compositions toujours neuves.
Belles et provoquantes, certes, les deux sœurs de John Sargent.
Mais de quelle race ? Qu'est cela à côté de la verve des gitanes de
M. Anglada, cette jeune gloire de Tan passé, qui s* affirme moins
aimable, mais plus vigoureux, en ce nouveau Salon, où ses compatriotes
Sureda et Zuloaga ont de bien belles choses.
• M. Lucien Simon a envoyé, entre autres sujets, une toile admirable :
les Sœurs quêteuses.
Whistler montre de quelle façon un grand artiste doit comprendre
la figure humaine et Louis Legrand tout ce qu'il peut y avoir de
charme et d'esprit dans le visage d'une jolie femme de Paris.
Certains peintres, séduits par la beauté des couchants, entendent
évoquer la splendeur du moment où le particularisme de la nature se
fond en grandes masses mystérieuses, auréolées d'or par les derniers
rayons solaires. Heure caractéristique où le vent tombe et où l'homme
las du labeur du jour se tait et rentre à pas lents vers sa demeure.
L'artiste qui a le plus vivement subi le charme spécial de cet instant
solennel, M. E. René Ménard, dit avec éloquence l'attristante poésie
d'Aigues-Mortes, dont les remparts muets ont la régularité d'un mur
de nécropole.
A l'heure où M. Ménard notait les colorations des couchers de soleil
méditerranéens, Raoul Ulmann s'éprenait de l'agitation des railways
au sortir du tunnel des BatignoUes : disques sanglants, lumières mou-
vantes qui rétractent dans une atmosphère farouche. Qu'on les suive,
ces voies hallucinantes, elles mèneront dans le pays perdu, battu par
les vents, rongé par les marées dont Dauchez peint les landes désolées.
Parfois ce pays lointain, la Bretagne, s'anime. Cottet alors s'attarde
aux veillées, chemine en compagnie des marins et des femmes vêtues
de noir vers quelque rendez-vous mystique.
Nous aimons la disposition du jardin que la Société Nationale a trans-
formé en salon de sculpture. Si son accès est réservé aux visiteurs
qui passent au tourniquet, les œuvres qu'il contient sont visibles à tous :
nulle palissade hargneuse ne s'interpose entre les statues et le passant.
Ici ce sont trois puissantes figures de Rodin émigrées de la porte de
l'Enfer et offertes en holocauste à la foule. Là, le tumultueux groupe
GAZETTE d'art 69
de la Guerre où Emile Bourdelle, après un travail de plusieurs années,
a, dans une synthèse émouvante, montré tout ce que son beau talent peut
donner. Un peu plus loin, un Beethoven, du même artiste, songe.
Et puis, c'est Verlaine, étrange et douloureux, glorifié par Nieder-
hausen-Rodo, Eschyle dont l'image hante Michel-Malherbe, enfin, Dan-
ton qui, réveillé de l'éternel sommeil par Pierre Roche, semble gour-
mander la foule de son avilissement et de sa veulerie^
11 est ailleurs des hommages discrets adressés à des personnalités
moins tumultueuses. Mais comme les hommes brutaux négligent
celles-ci, il arrive parfois qu'une femme prend l'ébauchoir et auréole la
mémoire des vaincus d'un peu de tendresse : telle Mme Charlotte
Besnard modelant le monument de Georges Hodenbach.
La science de bas-reliéfeur d'Alexandre Charpentier s'accuse dans
quatre curieuses plaques destinées à être coulées en verre et à décorer
une salle de bain.
Faisant fi des préjugés qui ont empêché si longtemps les sculpteurs
de s'intéresser à la vie contemporaine, certains exposants se sont plu à
fixer en de petites statuettes les allures, même la ressemblance de la
parisienne moderne. MM. G. et L. Schnegg, Dejean, Voulot, ont fait
en ce sens d'exquises trouvailles ; Vallgren va plus loin et exécute de
véritables portraits : ainsi, celui de Mlle Régnier, petite poupée d'ar-
gent, d'un grand charme. Et puis c'est Nocq et ses curieuses plaquettes
qui portraiturent véridiquement Anatole France, les Margueritte,
E. Galle, Clemenceau, Georges Lecomte ; Carabin qui commémore par
la médaille la résistance des Boers. Un peu plus loin on rencontre Des-
bois, Baffier et l'admirable Constantin Meunier.
Mais, dans cette section de sculpture, un vide est laissé par la mort
de Dalou. Certes, d^autres artistes ont été plus avant, introduisant dans
lestiituaire des sentiments jusqu'ici inexprimés. Mais nul comme lui ne
sut édifier un groupe décoratif capable de conserver ampleur et vigueur
sous la pleine lumière de la place publique ; nul aussi ne mit plus de
conscience dans l'étude de ses modèles. Il laisse des bustes admirables,
dignes de Houdon. Au centre d'un hâtif reposoir ses amis ontplacé trois
œuvres de lui. Le Salon prochain, nous montrera, espérons-le, le dis-
paru d'hier dans toutes les manifestations de son labeur.
11 faut voir à la gravure la Procession de Lepère. Le bois n'avait pas
été taillé avec une telle simplicité et un tel sentiment de l'elTet depuis
quatre cents ans. Gloire donc à l'initiateur autour duquel se groupent
des artistes comme les Beltrand, J. Perrichon et Paillard.
Dans ces Salons, la section des objets dart tend de plus en plus à pren-
dre la meilleure part de l'attention du curieux. C'est qu'ici il se trouve
directement intéressé. En effet, si Ton excepte quelques coûteuses ten-
tatives comme celle du baron Vitta qui appelle à lui les meilleurs
artistes contemporains, — Bracquemond, Besnard, Charpentier, Chéret,
Marins Michel — pour décorer et meubler son home, la plupart des
bibelots ici présents sont aptes à séduire sans les ruiner le visiteur et
70 LA REVUE BLANCHE
surtout la visiteuse. L'examen des bijoux des Nocq, des Carabin, des
Jacquin, des Mangeant, peut améliorer le goût de celle-ci; les dentelles
de Courtreix, lui faire prendre en grippe certaines fanfreluches préten-
tieuses dont jusqu'ici elle croyait de bon goût de se parer. Quant au
visiteur, il a toute latitude pour fixer son choix : que celui-ci aille à un
oibelotou à un meuble. Parmi les salons, bureaux, chambres ou salles à
manger, libre à lui d'opter entre la simplicité d'un Benouville, d'un
Polti ou les ameublements plus riches d'un Plumet. S'il ne veut que des
bibelots : les statuettes de Mme Besnard, les terres-cuites de Vallgren,
les grès de MM. de Vallombreuse, Delaherche, Bigot, les verreries de
Dammouse, oiîrent à ses yeux Tattrait de patines, de couvertes et d'é-
maux impeccables. Veut-il choisir un cuir ouvragé pour parer au mieux
de ses goûts ses livres favoris? Mmes Vallgren et Thaulow, MM. Michel,
Meunier, Cl. Mère, Belville, qui vient de publier un volume sur la
matière, lui offrent l'attrait de cuirs ciselés, pyrogravés, repoussés,
patines.
Allez après cela lui parler du Banquet des Maires ou des Funérailles
de Patrocle.
Charles Saunier
GESTES
' Le prolongement du chemin de fer de ceinture. — Un puits de
vertu et un abîme de philosophie, le citoyen Fénelon Hégo, a posé sa
candidature dans le dix-huitième arrondissement (quartier de la Cha-
pelle-Goutle d'Or). Le chiffre de l'arrondissement décèle déjà une belle
endurance, car il nous est tout indiqué de supposer, malgré notre incom-
pétence en ces matières électorales, qu'un candidat pour qui l'ordre
social ou tout autre ordre méticuleux n'est pas un vain mot, n'arrive à
poser sa candidature dans le dix-huitième arrondissement qu'après
l'avoir vainement aventurée, en de précédentes périodes, par le menu
dans les arrondissements classés, pour plus de commodité, d'un jus-
qu'à dix-sept. Encore que le citoyen Fénelon Hégo soit soutenu par un
comité socialiste impérialiste, son nom nous trahit, mieux que mille
affiches, le farouche individualiste mitigé. Mitigé, de par la douceur du
prénom; individualiste, parce que « Hégo »; farouche, assurément :
sinon, que viendrait faire en cette patronymie Vh aspiré?
De toutes les judicieuses réformes inscrites au programme du citoyen
Fénelon Hégo, aucune ne nous séduit plus que celle-ci, géniale : le
prolongement du chemin de fer de ceinture. 11 est remarquable que
personne n'en a envisagé les plus élémentaires avantages.
Une ceinture, comme chacun sait, est une chose sensiblement circu-
laire s'adaptant aux contours d'une autre chose non moins approxima-
tivement circulaire. Que si on la prolonge — prolonger voulant dire
a allonger en avant » et ce mot s'avérant impropre s'il s'agit d*une cir-
conférence — il s'agit d'entendre que Ton décrit une nouvelle circon-
férence, à l'extérieur de la première et concentrique. Cf. sur cette
GESTES 7 I
ardue question du chemin de fer de ceinture, Descartes et ses mouve-
ments circulaires ou en anneau. Il est à noter, et la {géométrie affirme,
que si l'on prolonge en un point quelconque le chemin de fer de cein-
ture, on obtiendra un nojjveau chemin de fer de ceinture, d'un « tour de
taille )) plus ample, et qui se reportera automatiquement et par miracle
à un aussi grand nombre de kilomètres que l'on voudra hors Paris. Il
ne sera plus d'aucune utilité pour Paris, mais tout contribuable pari-
sien pourra se véhiculer à tel point hors barrière qu'il concupiscera, en
ligne droite par le chemin de fer de ceinture^ à une distance de Notre-
Dame R -{■ n^ si l'on désigne par R le rayon de Notre-Dame à l'actuel
chemin de fer de cehiture. Il sera enfantin de cahîuler le prolongement
nécessaire du chemin de fer de ceinture, dont le périmètre total sera
précisément égal alors k 2 n (R + n).
Cette conséquent^e, pour éminemment pratique qu'elle soit, du projet
du citoyen Ilégo, s'eftsce devant se» (forollaires d'un si haut patrio-
tisme. Rénéthissons que, tant qu'à prohmger le ciiemin de ceinture, il
serait inconsidéré de s'arrêter en si beau cliemin de fer de ceinture. Car
la limite au prcdongement du chemin de fer de ceinture ne peut être
autre qu'un grand cercle du globe terrestre, Paris étant pris pour pôle.
Au delà, nous tomberions dans le cliemin de fer de ceinture austral-
imaginaire, impliquant un Paris austral-imaginaire.
Paris pôle du monde, et qui — r la ceinture de fer desserrée — prendra
du veritre, vtûlà la moindre des conséquences du programme du
citoyen Fénelon Hégo.
Nous aurions volé aux urnes en son honneur, le 27 avril, si nous
avions su comment on s'y prend et n'avions eu peur d'être ridicule
en un sport qui nous est inconnu.
N'oublions pas de remarquer qu'avec une délicatesse exquise et rou-
blarde, le citoyen Fénelon Hégo signe « Uégo )),i.e qui permettait à tout
autre citoyen, après avoir constaté la génialité de son progranmie, de
jouir de la douce illusion qu'il votait pour soi-même.
Alfred Jarry
LES THÉÂTRES
Théâtre Antoine : Cœurs vernis, de MM. Luguet et Lalras. —
Odéon : Les Trois Glorieuses, de M. Lenotre. — Théâtre Sarah-
Bernhardt : Francesca da Rimlni, de MM. Marion Crawford et
Marcel Scuwob. -— Palais^Royal : Family-Hotel, de MM. Héros et
MiLLON. — Nouveautés : La Princesse Bébé, de MM. Decourcellr
et Bbrr, musique de Varney. — Gymnase : Reprise de la Bourse ou
la Vie.
Le théâtre Antoine nous a donné cette quinzaine les représentations
d'une pièce en quatre actes : Cœurs vernis, de MM. Luguet et Lauras. Il
ne semble pas, à première vue, qu'elle appartienne au genre habituel de
la maison et on la voî' '"«ïsez mal se casc~ '^ans le répertoire ordinaire.
7^ LA REVUE BLANCHE
Il convient d'ajouter qu'elle fut montée avec goût, avec soin et avec art ;
la mise en scène en est parfaite, les décors luxueux.
Et je pense que tout spectateur, interrogé après le baisser du rideau,
serait bien embarrassé, s'il lui fallait exprimer, tout net, son sentiment
sur la pièce. 11 est des œuvres qu'on aime ou qu'on déteste tout à fait,
d'un bloc. Il paraît impossible de porter sur celle-ci un tel jugemeni
d'ensemble ; et cela est fort gênant.
Le certain, c'est qu'elle n'est pas un instant, — et voilà un grand
mérite. — indifférente. Souvent elle plaît et parfois elle exaspère ; elle
amuse et puis elle fatigue ; il apparaît que, çà et là, elle doive dégager
une émotion qui n'aboutit pas, et c'est une déception ; elle manque-
d'unité, de clarté, de suite dans les idées, et même dans le développe-
ment de l'intrigue ; elle éparpille notre attention ; mais au moment où-
celle-ci se décourage, souvent quelque eflort vers la beauté, quelque
trouvaille originale et heureuse la ranime et la rappelle ; il y a là des
ambitions sûrement nobles et belles, mal réalisées, une tendance cons-
tante vers quelque chose de haut, parmi des vulgarités assez basses, et
répandue sur toute la pièce, comme une sorte d' « énervement d'artiste »
qui n'est point, certes, sans intérêt. Jusqu'au bout, à entendre cette
pièce mal construite, mal fondue, allant dune marche incertaine vers
on ne sait où, notre bonne volonté d'auditeurs fut troublée, sans être
pourtant jamais tout à fait lassée. Notre mauvaise humeur naît à la fin
de la pièce : nous ne sommes point sûrs d'avoir compris ; et quoique
nous en reportions tout aussitôt la faute sur les auteurs, c'est l'occasion
de quelque humiliation personnelle d'intelligence, qui dispose mal.
Dès les premières répliques, il ne nous fut point permis d'ignorer que
nous allions entendre une pièce de tenue et d'écriture « littéraire ». Ne
prenez point les deux petits personnages, le Coco et la Didine, qui con-
versent, de nuit, d'une voix lasse, après la rentrée du cercle et du
théâtre, pour les gentils héros d'un dialogue de Lavedan : ce sont de
drôles de petites âmes, de drôles de petits cœurs, des « cœurs vernis »,
selon l'expression imagée — que j'avoue ne point goûter du tout — des
auteurs. Entendez par là qu'une couche protectrice de scepticisme, de
nonchalanjce élégante, de précoce désabusement, protège leur viscère
des émotions trop fortes qui blessent, qui trouent ou qui écorclient. Et
quoiqu'il ait les altitudes, et le costume, et le langage de quelques petits
vannés contemporains, le Coco, qui n'est point dépourvu de prétentions,,
ne manque pas, par quelques couplets de facture un peu trop soignée,
de nous avertir qu'il est un peu le poète et le philosophe de la fête. Et
la Didine est aussi une « cérébrale ». Tout de suite nous est suggérée,
dans cette atmosphère de chambre de jeune fille, l'impression d'une
intimité un peu trop tendre, exceptionnelle; et, jusqu'à la fin de la
pièce, nous garderons la curiosité un peu inquiète de ces sentiments
complexes entre frère et sœur, sans qu'à aucun moment les auteurs
aient pris la décision de nous éclairer tout à fait, audacieusement, sur
leur nature, ou de nous détromper nettement.
Et la pièce va, devant elle, un peu au hasard, selon, dirait-on, des^
LES THEATRES 75
caprices d'inspiration. Il y a dos intrigues, et des adultères, et des duels,
et des réconciliations, et mille péripéties dont aucune ne paraît vraiment
nécessaire ou imposée par la logique de Tagencement scénique. C'est
un vagabondage, point désagréable d'ailleurs, et qui nous mène souvent
par d'heureux chemins. Cependant des personnages divers nous mon-
trent des aspects momentanés et particuliers d'eux-mêmes, nous en
dén)bent d'autres, nous apparaissent déconcertants et contradictoires,
sans qu'ils le soient peut-être dans la conception des auteurs, mais
parce qu'ils nous sont présentés ainsi. Jamais ils ne laissent à la vie le
soin de les définir. On n'est jamais si bien servi que par soi-même : c'est
en des conversaticms qu'ils s'élucident.
Ils ont tous, décidément, des cœurs vernis qui sont peut-être tout
simplement des cœurs vannés. Ils n'obéissent pas à l'humaine logique
des passions : parce qu'il y a de l'orage dans Tair, ou parce que, dans le
crépuscule, contre la mer, la mélodie banale d'une valse de tzigane les
a touchés d'une émotion à tleur d'épidermcils se brouillent, se réconci-
lient, se haïssent, s'adorent. Ils ne sont pas sérieux. Rt rien n'est sérieux,
ni l'amour, ni la haine, ni la vie, ni la mort. Ainsi le dit Coco, délégué
aux moralités supérieures, qui plane au-dessus de ces gens, au-dessus de
ces choses, grandi au dénouement par le pressentiment d'une fin pro-
chaine, et qui fait valser sa sœur, doucement, aux sons lointains, voilés,
d'un orchestre invisible en lui murmurant des choses profondes, déli-
actes et — nécessairement, parce que l'heure s'avance — définitives.
Ainsi cette pièce bizarre où se trouve un peu de tout, de la grâce, de
l'ironie, de la tendresse, de la sincérité, de l'artifice, de l'esprit, de la
mélancolie, de la vérité et du mensonge — tout cela, oui, mais un peu
pêle-mêle — finit sur de la poésie. Je n'y vois pas d'inccmvénients.
Encore une fois, par tout cela même qu'elle a d'excessif, de désordonné,
d'incohérent parfois, elle n'est pas un instant indiflérente et nous
apporte bien mieux que des promesses de talent.
Mlle Andrée Méry a joué avec beaucoup d'intelligence, de tact et de
nerveuse ardeur, le rôle complexe de Diane; M. Signoret, que je préfé-
rais toutefois dans sa tout à fait admirable création de Buteau, montre
des qualités de composition et de diction : voilà deux jeunes comédiens
pleins d'avenir. M. Grand est fort plaisant dans un rôle de comique
embarrassé. Et il n'y a qu'à féliciter MM. Kemm, Numès, Paul Edmond,
Mlles Bellanger, Marsa, etc. M. Antoine dessine plaisamment une sil-
houette de médecin goguenard.
L'Odéon nous a donné sa pièce historique annuelle. Elle n'est point
en vers. C'est bien. Elle est de M. Lenôtre. C'est bien encore, puisque
Tauteur de Colinette, bon élève et préparateur de M. Sardou, a appris
de son maître le secret des bonnes recettes théâtrales et qu'il plaît au
Second-Théâtre-Français. Il plut moins cette fois. La nouvelle comédie,
les .Trois Glorieuses^ parut, malgré un troisième acte plus heureux,
lente, morne, sans intérêt de pensée et sans amusement d'anecdote. Et,
malgré le jeu preste et vif de Mlle Yahne, la grâce exquise de Mlle Car-
74 LA REVUE BLANCHE
rick, le convenable ensemble des autres interprètes, une mise en scène
pas trop négligée et des décors suffisants, elle n'émut guère plus
qu'elle n'amusa. Son succès fut douteux.
Mais, en revanche, au théâtre Sarah-Bernhard, le succès fut très
grand pour Francesca da Rimlni^ drame de M. Marion Cra>vford.
Nous en devons la traduction française à l'artiste et au très rare lettré
qu'est M. Marcel Schwob. C'est dire que la pièce est écrite d'une prose
éloquente, ferme et pure comme rarement on accoutume de l'entendre
au théAtre.
Ici rien n'est indécis. Ici on aime. Ici on hait. Ici on meurt. La psy-
chologie de l'œuvre est simple, claire et brusque. Les caractères sont
montrés, non en eux-mêmes, mais par rapport à Taction. Les person-
nages, mus par des mobiles tout-puissants, par des instincts ou par des
sentiments aussi forts que l'amour ou que la haine, ne se perdent pas
en des hésitations. Et l'action aussi va, droit et vite, sans cesse émou-
vante et théâtrale. Elle est ingénieusement agencée. Et encore qu'elle
ne lui emprunte aucun de ses moyens vulgaires et bas, elle passionne ufi
peu, à la façon d'un mélodrame très littéraire.
Il y avait une histoire vraie et une légende ; c'est la légende et cin-
quante vers immortels de Dante qui sauva l'histoire de l'oubli. Il se
pouvait donc que l'aventure des amants de Ravenne fût évoquée seule-
ment sous son aspect légendaire et symbolique ; mais les auteurs ont eu
le souci de la vérité historique et le respect de la légende ; ils usèrent
d'une sorte de réalisme poétique. Ainm les héros nous apparaissent en
ce qu'ils ont d'éternel et en ce qu'ils eurent de provisoire ; ce sont des
êtres de tous les temps, et aussi de leur temps. J'ai dit que leurs carac-
tères étaient clairs, dans la simplicité de leurs ardeurs amoureuses et
de leurs fureurs jalouses ; il ne s'en suit point qu'ils soient dénués de toute
complexité. En Francesca se trouvent condensées toutes les incon-
sciences, toutes les contradictions, toutes les cruautés, toutes les coquet-
teries, tous les mensonges et toutes les sincérités de l'amante ; en Gio-^
vanni, toutes les ruses, toutes les convoitises, toutes les patiences et
toutes les sournoiseries du jaloux. Tous deux sont humains et bien
vivants.
Et il faut louer tout à fait la nette sobriété d'un prologue qui finit sur
un coup de théAtre saisissant, la marche du drame avec ses lenteurs
voulues, impressionnantes, et ses brusques saccades ; et la terrible bru-
talité de l'épisode final, en gestes et en cris, sans emphase déclamatoire.
Cela est fort et beau.
Peut-être les auteurs exagérèrent-ils dans leur scrupuleux souci de
vérité. Voyiez-vous quelque nécessité à ce que le fameux roman de Lan-
celot, que le seul hasard, peut-être, mit, le jour de leur mort, entre
leurs mains, fiH déjà, quinze ans plus tôt, leur livre préféré?... D'autres
détails semblables. Mais peu importe.
Vous devinez bien que Mme Sarah Bernhardt fut une admirable, élo-
LIS THÉÂTRES 7^
quente et lyriquement humaine Francesca. Ce fut pour elle une grande
soirée de triomphe. Et M. de Max en eut sa part ; artiste inégal mais
puissant et qui peut atteindre aux plus hautes perfections ; il dessina,
d'un relief merveilleux, le personnage de Giovanni. M. Magnier fut un
Paolo tendre et ardent.
Et je me borne à constater brièvement le succès, au Palais-Royal, de
Family 'Hôtel, une boulîonnerie assez grosse mais divertissante de
MM. Héros et Millon et, aux Nouveautés, de la Princesse Bébé, une
opérette point désagréable à entendre, de MM. Decourcelle et Beer^
musique de Varney.
Cependant qu'au Gymnase, quelque peu allégée d'un élément vaude-
villesque qui n'était point sa meilleure part, 1 exquise comédie de
M. Capus, la Bourse ou la Vie, était reprise, et continuait sa carrière
heureuse. Andi^é Pic ad d
LES LIVRES
Henri de Régnier : L,e Bon Plaisir (Mercure de France, i fr. So.) —
Dans chaque nouvelle des Amants singuliers, naguère, je découvrais une
étrange distance entre Técrivain et le sujet. Le Bon Plaisir ne présente
plus cette apparence énigmatique, et même éclairerait plutôt la genèse
des volumes qui Tont précédé. On comprend que l'auteur d'IIertulie,
fidèle aux lignes régulières, aux attitudes compassées, du siècle de
Louis XIV, n'ait point reculé, pour les mieux traduire, devant les len-
teurs d'un savant pastiche ; on comprend aussi qu'une curiosité tou-
jours plus précise l'amène à peupler ses décors classiques d'dmes
humaines et trop humaines, reflets de corps malades et grossiers. Voici
la seconde de ses épigraphes, découpée dans Mme de Sévigné : « C'est
une plaisante étude que les manières différentes de chacun » ; — et la
première, prise à Mme deMaintenon : a Un peu de crapule se pardonne
en ce temps-ci, » Comme Michclet, qu'une telle phrase a dû ravir,
M. de Régnier, sous la correction du xvii« siècle, cherche les dessous
de crapule, les tares, les intrigues, les bassesses, l'impudence des
médecins, des sorcières, des entremetteuses, la saleté des coucheries et
des indigestions. A ce propos, des lecteurs qui l'aiment lui reprochent
quelque excès et quelque complaisance. Pour le justifier, il n'est pas
besoin de parcourir les Mémoires secrets des valets et des femmes de
chambre ; il suffit de feuilleter Saint-Simon, et telles pages de Mme de
Sévigné. Peut-être seulement devait-il insister sur l'effet de contraste
qui parait bien être le principal de son dessein ; quiconque sait lire le
trouvera marqué dans les discours de M. de CoUarceaux: « La Cour,
Monsieur, la Cour! Qu'est-ce qu'un ctnirlisaii? Je sais bien que tel ou
tel est avare, ou fourbe, ou menteur, on colérique, ou envieux, ou bru-
(1 ' Voir, à la page 3 des annoncer de ce mniièr<\unc note relative an Service de Librairie
de Im revue blanche.
76 LA REVUE BLANCHB
tal. Mais un grand roi ne peut souffrir dans l'homme que ce qu'il y a de
plus noble ; c'est cela qu'il faut montrer à ses yenx. Que la nature
s'efforce donc à paraître ce qu'il faudrait qu'elle fût... Qu'importent les
herbes et la vase du fond, si la surface du bassin reste unie?... La
nature subit, à la Cour, une discipline admirable. L'homme de Coiir,
Monsieur, est le chef-d'œuvre du siècle et peut-être de tous les temps,
car il a su mettre eii lui un ordre qui n'y était pas et obliger sa conduite
à une réserve si forte et si parfaite qu'après avoir été la règle de ce qu'il
doit être, elle est devenue, pour ainsi dire, la substance même de ce
qu'il est.» — Ainsi, dans le cadre d'une action ingénieusement con-
tournée, ce livre apporte de quoi faire réfléchir sur ce que peut la
contrainte, et sur ce qu'elle ne peut pas, sur les effets de l'absolutisme,
de l'aristocratie, de la religion, et même de la morale.
Camille Lemonnikr : Les Deux Gonscienees (Ollendorff, 3 fr. 5o).
— On sait que Fauteur de V Homme en amour fut naguère poursuivi par
le parquet de Bruges pour crime d'immoralité. En France, de telles at-
taques font sourire, depuis le procès de Madame Bovary, En Belgique,
le danger est plus sérieux. Camille Lemonnier a sérieusement souffert ;
c'est pour mieux se délivrer d'un odieux souvenir qu'il nous conte, en la
poussant au tragique, cette crise qui troubla sa vie d'écrivain. — Donc,
voici d'un côté le romancier Wildman, « l'Homme sauvage », nature vi-
goureuse et native, toute à la joie de vivre et de créer. En face
r « Adversaire », le juge, l'esprit chafouin, étroit, méticuleux, retors,
qui, sans s'émouvoir d'aucune beauté, pèse chaque phrase d'un livre
aux fausses balances de sa morale. Wildman semble le plus fort ; il est
vaincu d'avance : Sa violence se heurte au calme le plus chrétien ; sa
bonne foi, à la foi la plus entêtée. 11 frappe aux portes d'une conscience
à jamais close. Pour lui, le juge est un homme: lui, pour le juge, est un
pécheur. Et derrière le juge, se cache le prêtre qui tient la femme de
Wildman, et, par elle, détourne l'enfant. Alors Wildman affolé se jette
du haut du beffroi, à l'heure môme où le jury l'absout. — Le type du juge
est trop une caricature. Ce que j'admire, c'est le drame par où Wild-
man expie la faute d'avoir négligé Fâme de son fils, tandis qu'il prê-
chait pour toute l'humanité. Et c'est aussi la figure même de l'Homme
sauvage. Lemonnier a peint son propre portrait, au physique, avec la
truculence d'un Jordaens ; au moral, avec une sincérité toute païenne.
On le voit, attablé devant son manuscrit, entre sa bière blonde et sa
pipe en terre, gonfler les veines de son front, rire haut et franc parce
qu'une page est bien venue, s'enivrer puissamment de rythmes et de
couleurs. Il est beau qu'un de nos contemporains ose ainsi parler de soi
tranquillement, sans modestie et sans orgueil, sans impudence et sans
pudeur.
Louis Dumur :UnCocode génle(MercuredeFrance,3fr.5o). — Dans
le petit bourg de Donzy-sur-Nohain, Charles Loridaine, fils du grainetier,
se glisse chaque nuit, en somnambule, dans le grenier du voisin. Là,
jusqu'à l'aube, en un studieux sommeil, il dévore des chefs-d'œuvre;
LES LIVRES 77
— si bien qu'ensuite, pendant le jour, une impulsion mystérieuse et
fatale, parfaitement semblable au génie, le poussse à récrire tour à
tour Athalie^ les Orientales, Ilamlet et Madame Bovary, Le grenier
bride; Loridaine, guéri, redevient un « coco » très ordinaire.
C'est un très joli sujet de conte. M. Dumur en a fait un roman, en
groupant à l'entour de plantureux tableaux de petite vie provinciale. Je
me demande si, de la même donnée fantastique, il ne pouvait dégager
une plus grande richesse de sens : Comique est la méprise des gens
de Donzy, qui raillent sans s'en douter, en la personne de Loridaine,
Racine, llugo, et Shakespeare, et Flaubert. Non moins comique, chez
le poète, la confiance en son inspiration spontanée. Mais n'est-ce pas
rillusioa même de presque tout écrivain ? Il s'imagine créer ; — et l'ob-
session des grands modèles, les obscurs souvenirs d'enfance, les influ-
ences sociales qui se croisent en lui, le déterminent aussi sûrement que
ferait une suggestion somnambulique. Pour que l'analogie fût mieux
marquée, j'aurais aimé voir Loridaine compliquant son automatisme ;
Loridaine, peu à peu, devenant original ; Loridaine cousant ensemble un
morceau de sa propre vie, un lambeau d'Athalie, quelques fragments
d'Hamlet; Loridaine enfin, plus absurbe à mesure qu'il est plus /m/-
mème.
Valextin Mandelstamm : L'Amoral, récit d'aventures (Editions delà
Plume, 3 fr. 5o). — M. Mandelstamm a choisi pour son livre un titro un
peu trop théorique : Son hardi forban — qui vit à peu près l'existence de
Peer Gynt, avec le rêve en moins — connaît le désir, l'action, le regret,
et jusqu'au bout ignore le remords. Pourtant il ne saurait passer pour
le type même de l'Amoral : 11 y a des choses qu'il s'impose, d'autres
qu'il ne se pardonne point; il a son idéal, sa conscience, ses règles, ses
scrupules, bref, sa morale, qui est celle de l'Action et du Désir. Plus
vraiment amorale est cette MoU Flanders de Daniel de Poe, qui se prête
sans complaisance ni révolte à tous les emplois que le sort lui destine.
Peut-être aussi, chez M. Mandelstamm, le décor n'est il pas assez pré-
cis pour une action si concrète. Mais son héros est vivant; vivante aussi
cette amoureuse que sa violence a conquise, qui par remords l'aban-
donne, et ne lui revient qu'à l'instant de la mort.
Gaston Chérau : Leç Grandes Epoques de M. Thébault (Cha-
muel, 3 fr. 5o). — Jules Renard fait des disciples. On peut choisir plus
mal son maître ; surtout on peut être moins adroit à le suivre que ne l'est
M. Chérau. Il y a dans son livre un récit en trois pages : la Permission de
r Adjudant^ que Jules Renard ne désavouerait point. Pourtant, quand
M. Chérau parle des botes, l'imitation est trop directe, trop littérale :
mêmes raccourcis d'observation, même phrase concise et précise, même
drôlerie imprévue. C'est fort bien, mais caserait parfait, qu'on réclame-
rait quand même l'original. Je préfère comme étant, non meilleure,
mais plus neuve, la série de M. Thébault : des esquisses de petite bour-
geoisie provinciale, dont le comique appelle le crayon de Huart.
78 LA REVUE BLANCHK
Georcîes Bbaume : Les Roblnsons de Paris (Qllcndoriï, ^ fr. 5o). —
M. Georges Beaume excelle a décrire les paysages du Midi et les mœurs
des petits campagnards. Il a voulu cette fois nous conter les déboires
des mêmes ruraux, transplantés à Paris. Le récit, d'un agrément cer-
tain, manque un peu de force et de relief; ni les types, ni les épisodes ne
sont pleinement représentatifs.
Fkédéiuc Marcelin : Thémistocle- Epaminondas Labasterre
(Ollendorfî, H fr. fx)). — Des chapeaux noirs sous les verts cocotiers ; des
sentences à la Plutarque, des harangues à la Mirabeau, dites avec un peu
de zézaiement créole ; des ministères, des parlements, des meetings
et des complots qui semblent d'abord une parodie où les bons nègres
bafouent l'Europe; — et puis, parmi la joie d'une terre heureuse où
tout n'aurait qu'à se laisser vivre, brusquement, une fusillade qui ne
rime à rien, un peu de sang qui fume au soleil : — c'est Haïti, tel que
nous le découvre un récent épisode, et tel que M. Marcelin l'a su dé-
crire dans un bon récit, tour à tour aimable, grotesque et tragique...
B.GuiNAUDEAu : Le chanoine Moïse (Bibliothèque Charpentier, 3 f.5()).
— M. Guinaudeau, qui fut curé avant de devenir rédacteur à YAufore. a
décrit dans un premier roman, VAbbé Alain ^ l'évolution spirituelle
qui le détacha du catholicisme. Dans le Chanoine Moïse il trace avec
vigueur la figure toute moderne d'un prêtre brasseur d'affaires. S'il a
gardé de sa vie ancienne un trésor de renseignements, son style du
moins, par une exception assez rare, ne retient rien de la grandiloquence
ni de l'onction cléricales ; il ne sent ni l'abbé ni le moine, il est d'un
homme, simplement. Le récit, trop fragmentaire, se borne aux faits
extérieurs. C'est grand dommage : car, pour réaliste qu'il soit, un cha-
noine Moïse doit être soutenu dans ses ambitions matérielles par une
sorte de foi impure et robuste ; et c'est, de lui, ce qu'on aimerait le
mieux connaître.
Ferxand-Lafaugue : L'Hostie Ernest Flammarion, 3 fr. 5o). — Dans
les Ouailles duciirè Fàrgeas, M. Fernand-Lafargue a montré «leprt^tre
victime de sa paroisse » ; il veut montrer aujourd'hui « le prêtre victime
de la famille » : Le Père Valdor, après des années de sainte confiance,
découvre l'adultère de sa fille Cora; et plus tard. meurt en bénissant la
fille de Cora, l'innocente Odette, qui doit soulîrir, vivante hostie, pour
expier la faute maternelle. L'idée mystique de la réversibilité des fautes
va mal à ce brave Père Valdor, prêtre optimiste, indulgent à la vie.
L'intérêt du livre est ailleurs : dans le portrait d'un curé de campagne
qu'opprime une sœur méchante, — dans un type de commerçante pro-
vinciale ; enfin, dans le monde qui s'agite autour d'une officine assomp-
tionniste.
Michel Arnauld
A.-Ferdinand IIerolo : Les Contes du Vampix»e (Mercure deFrance,
3 fr. 5o). — De tout temps, les Orientaux excellèrent dans l'art de réu-
nir par un fil ingénieux le collier de leurs contes. On sait l'artifice du
LES LIVRES 79
lien des Mille Nuits et une Nuit, Celui des Contes du Vampire est
étrange et subtil : le roi Vikramasena, au pays du Dekkan, est chargé
d'apporter à un yogin un mort pendu à une branche de gingipa dans le
grand cimetière, sur la rive de la Godànadî. Mais un vampire ranime
le mort, conte une histoire au roi, et, à diverses reprises, s'elTorce de le
faire parler. Chaque fois que le roi parle, le cadavre s'échappe de des-
sus son épaule et va se raccrocher à sa branche. L^érudit traducteur de
Y Upanishad du grand Aranyâka a voulu, cette fois, adoucir la forme
un peu rude des contes hindous. Sa prose, élégante et solide, fait du
Vampire une œuvre classique. Le conte de la Pilule^ si scabreux et si
joli, ne peut manquer d'être un jour la matière d'une curieuse pièce
bouffe. Plusieurs de ces courtes histoires, d'ailleurs, ne sont point hin-
doues, mais de M. A. -Ferdinand Ilcrold, ce qui n'est point une critique :
r Amour d^Urçdci, la Lépreuse et le Mulet sont d'exquises nouvelles.
Le Fruit d immortalité est un des beaux apologues d'Orient.
Ne souhaitons rien de plus à M. Herold que ce que demande le roi
Vikramasena : « que les contes qu'a contés le vampire soient popu-
laires, et qu'à celui qui les lira, jeune ou vieux, ils enseignent la
sagesse ».
Alfred Jàrry
Alfred Moulet : Le Mouvement Éthique iCoopération des
Idées). — Le but des « associations éthiques » (il s'en forme, nous
apprend-on, en France, en Allemagne, en Amérique, en Angleterre,
un peu partout) « est de contribuer » k instaurer « un état social où ré-
gneraient la justice et la vérité, l'humanité et Testime réciproque » :
par r « avancement moral des membres », « l'ouverture à tout le peuple
des trésors de Tart et de la science ». l'arbitrage entre les peuples et
entre les classes, l'émancipation de la femme, etc..
Jean Lorrain : Princesses d'ivoire et d'ivresse (Ollendorff,
3 fr. 5o). — Imaginez une tapisserie du moyen âge, si caduque que sa
magnificence tombe en poussière ; on y discerne à peine, assezjustc pour
s'émerveiller et pour frémir — comme à celle des Metzengerstein dans
le conte d'Edgar Poe — des chevauchées fabuleuses, des massacres hi-
deux, de maléfiques parthénies de vierges coupablement belles, et
des cérémonies cultuelles au mysticisme extravagant et lugubre. Une
main contemporaine l'exhume du grenier, et, prenant soin de ne faire
choir aucune des toiles d'araignée, ni recouvrir les rudesses dénudées du
chanvre primordial, intercale parmi cela des morceaux de ces batiks après
la somptuosité barbare et décadente de quoi notre goût « moderne
style» s'énamoure, etyéchevèle les soies et les percales de Liberty, et
des pierres et des perles, fût-ce de race frelatée et jusqu'aux verroteries
du bazar, et de l'or à travers tout. Et c'est tout comme ce double fdou-
zain de contes, enfants parfois encanaillés, mais non moins légitimes,
des légendes qu'à la veillée d'hiver les fortunés d'entre-nous enten-
dirent, irremplaçables « contes de fées qu'on remplace par des livres
de voyage et de découvertes scientifiques », et sans l'amour de qui I4
8o LA REVUE BLANCHE
nature devient muette, car« iln'ya ni montagnes, ni forêts, ni leversd'aube
sur les glaciers, ni crépuscules sur les étangs pour qui ne désire et ne
redoute à la fois voir surgir Oriane à la lisière du bois, Thiphaine au
milieu des genêts, et Mélusine à la fontaine ».
Fagus
MÉMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
KeMANB ET Nouvelles : iRené Boylesve : La Leçon d'Amour dans un Parc (sous
couverture de Pierre Bonnard) ; Edition» de La revue blanckey 3 fr. 50. — Jean Destreni :
FidHes Crayons ; aux bureaux du Rappel. — Paul Acker : Un Mari tans Femiàe ; Librairie
Molière, 2 fr. — Achille Easebac : Luc; Ambert, 3 fr. 60. — Femand Laf argue : l'Hostie;
Flammarion, 3 fr. 50. — Claude Ferval : V Autre Amour; Calmann Lévy, 3fr. 50. —
Cbvrles Joliet : Le Roman de- deux jeunes mariés ; Calmann Lévy, 3 fr. 50. — Jean Ber-
theroy : Les Vierges de Syracuse \ illustrations de Manuel Orazi ; Ollendorff, 3 fr. 50. —
Maxime Gorki : Wanta (récits de la vie russe, traduits par S. M. Persky) ; Perrin, 3 fr. 50.
— Louis Dumur : Un Coco de génie; Mercure de France, 3 fp. 50. — A.Ferdinand Herold :
Les Contes du Vampire ; Mercure de France, 3 fr. 50. — André Couvreur : La Force du
Sang ; Pion, 3 fr. 50.
Poèmes. — Albert Mockel : Clartés : Mercure de France, 3 fr. — Adolphe Lacuzon :
Eternité (avec un avant-propos sur la Poésie) ; Lemerre, 8 fr.
Théatee. — Romain Roland : Le 14 Juillet; Cahiers de la Quinzaine, 3 fr. 50. —
Louis Raquin : Ange gardien ; Librairie Molière, 1 f r. — Alfred Capus : La Veine (couver-
ture de L. Cappiello) ; Editions de La revue blanche^ 3 fr. 60. — Maurice Donnay : La
Bascule (couverture de Sem) ; Editions de La revue blanche^ 3 fr. 50. — Franc-Nohain et
Claude Terrasse : La Fiancée du Scaphandrier (livret et partition complets, sous couverture
de L. Cappiello) ; Éditions de La revue blanche, 3 fr. 50. '
États, Sociétés, Gouvernements. — André Bellessort : La Société japonaise ; TerTin^
3 fr. 50. — Niet : La Russie d'aujourd'hui ; Juveu, 3 fr. 50. — Comte de Moriolles :
Mémoires sur l'Emigration^ la Pologne et la cour du graiid-duc Constantin^ 1789-18S3
(avec une introduction par Frédéric Masson) ; Ollendorff, 7 fr. 50. — A. Corre : Nos
Créoles ; Stock, 3 fr. 50. — Pierre de Barneville : Au seuil du Siècle ; Perrin, 8 fr. 50. —
Kergall : Une Enquête sur les Finances russes; la Revue Économique et Financière, 1 fr. —
D*" Ernest Boureille : Le Devoir social des collectivités envers les tuberculeux adultes et indi"
gents (préface du D' S. Bernheim) ; Maloine.
Histoire. — Ch. de Coynart : Une Sorcière au XVIII^ siècle, Marie- Anne de la Ville
(1680-1720), avec une préface de Pierre de Ségur ; Hachette, 8 fr. 50. •— Capitaine Thur-
man : Bonaparte en Egypte ; Emile Paul, 4 fr. — Jean Mëlia : Stendhal et les Femmes ;
Ohamerot, 3 fr. 50..
801ENOK8 ET Philosophie. — Juan Enrique Lagarrigue : Lettre sur de prétendues
preuves du surnaturel; Santiago du Chili, Ercilla. — Joseph Fabre ; La Pensée Antique ;
Aloan, 5 fr. — Eugène Montfort : La Beauté Moderne ; Éditions de la Plume, 2 fr, 50. —
Georges Rivière : l'Age de Pierre ; Schleicher, 2 f r. — Joseph-Ferdinand Bernard : La
Création est une cruauté; chez l'auteur, 41, rue Lepic, 3 fr. — D*" Veressaïeff : Mémoires
d^un Médecin (traduits par S. M. Persky et précédés d'une introduction par Téodor de
WyKéwa) ; Perrin, 3 fr. 50. — Comtesse Mélusine (comtesse Antoine de la Rochefoucauld^ :
Vlnitiée ou De la Régénération de l'Atavisme psychique ; Librairie antisémite, 8 f r. 60.
Littératures étrangères. — La Giovine Italia, nuova edizione a cura di Mario Men-
ghini ; Roma, Società éditrice Dante Alighieri, 2 fr. — Giuseppe Loti : Fermo e il cardi-
nale Filippo de Angelis ; id. 8 f r. — - Ariaro Ambrog^ : Breviario sentimental.
Nouveaux Périodiques. — La Flamme, mensuelle : 29, rue des Écoles, Paris ; un an
5 fr. ; six mois, 3 fr.
Le Gérant: P. Dbsghamps.
Paris. — Imprimerie 0. LAMY, 124, bd de La Chapelle. 14897
PASSADES LOINTAINES
Femmes du Pacifique
A Madame la ^larquise Lorenzo d'Adda .
Macassar. — Il faut avoir su beaucoup de géographie pour se rap-
peler cela, la grosse ville de Célèbes. Célèbes? Ah! oui, Tîle bizarre-
ment découpée, poulpe nourri entre des mers d'Inde et des ilôts du
Pacifique. Mais, dans celte dernière terre contre qui viennent se
réchauffer à la fois les deux océans, la sensation de l'Inde domine, très
pleine : le mélange des bois et des eaux en des calmes de divinité, des
sommeils et des réveils de fauves, les ileurs qui semblent devenir et les
hommes qui paraisssent se figer. Par-dessus cet humus antique, les
bons et gras Hollandais ont étendu un semis de souveraineté colonisa-
trice. Puis leur nirvAna habituel, parmi la bière rêveuse, s'est accom-
modé du nirvana autochtone.
Leurs croisements avec la race ont réalisé des types invraisemblables,
nés, croirait-on, de la fantaisie d'un journal amusant.
L'épaisseur du mule, accouplée à des maigreurs hiératiques de femmes,
s'est portée au hasard sur la ligne des formes. A côté de filles dont la
poitrine s'offre moins large que la taille, d'autres soutiennent à peine
des seins débordants sur une taille raide et étroite comme un bambou.
Des croupes chevalines abondent; des silhouettes effilées, traçant dans
une verticale le dos et les jambes, sont fréquentes. Parfois des faces de
bébés joufflus, parfois des visages tels ceux des affamés du Gange ; des
bras courtauds ou des perches de moulins à vent, des cheveux crépelés
ou des cheveux nattés jusqu'aux chevilles.
Seulement la diversité d'apparence ne se continue pas en diversité de
tempéraments.
La femme, à Macasser, c'est Tesclave biblique, indifférente le plus
souvent; et, si elle ne l'est pas, trop humble pour oser le montrer de
quelque façon. On vient, on ne revient pas, ignorant même si les char-
meuses de serpents, entrevues au seuil des temples, ont gardé, elles
seules, la lascivité de leurs pareilles du NépAl
Nouméa. — Le bon temps est passé où Nouméa, en train de devenir
la cité du nickel, regorgeait de cocottes dans les rues et de bar-maids
autour des comptoirs. Les miniers, les rouliers, les entrepreneurs, im-
provisés dix-huit mois au long des routes, entre le gisement et la côte,
s >nt rentrés dans leurs rangs ordinaires, libérés qui ne sont plus que
des demi-individus, ou commis dans les innombrables bureaux d'Ktat.
Sydney a repris les bar-maids ; les Françaises si recherchées, en veine
82 LA REVUE BLANCHE
d'aventure, ont trouvé plus loin, aux Amériques, des amis, ainsi que
disait Tune, « aux pieds moins nickelés ». Les popinées ont reparu à la
musique ; Nouméa est redevenu et pour toujours le bagne.
Les histoires sont effroyables que Ton conte des condamnées, par-
quées toutes, affolées par leur sexe. Les dernières sont celles-ci.
Quinze ou vingt de ces femmes assuraient les services du principal
hôpital de la pénitentiaire. Un caporal-fourrier vint, vers ïe midi, faire
signer des papiers. Tandis qu'il cherchait le major, quelques-unes le
conduisirent, l'égarèrent dans les couloirs, l'enfermèrent enfin dans un
cabinet reculé. Puis, rassemblant le troupeau des harpies, ensemble
elles le violèrent, forcèrent sans relâche son désir, l'épuisèrent à mort.
Autre chose. Après avoir satisfait une folie, elles tentèrent d'assouvir
une haine. Comme elles avaient fait de l'homme le matin, elles se
ruèrent, le soir, sur une religieuse détestée. De toutes leurs caresses,
elles polluèrent cette chasteté et cette sainteté. Puis elles s'efforcèrent,
par des manœuvres inouïes, que le viol du caporal leur servît à désho-
norer jusque dans l'avenir la chair de la vierge consacrée.
Leur vision est du cauchemar. Encore ne voit-on à peu près que celles
dont un forçat a voulu pour femme. Et alors celles-là le gardent avec
une jalousie atroce, qui tue et lacère au premier doute...
Cependant les indigènes fixées dans la ville, les anthropophages d'il
y a cinquante ans à peine, promènent à la musique leur coquetterie
enfantine et leur douceur d*animaux inférieurs. Le nom dont on les
appelle les confond presque avec les vraies filles du Pacifique, popinées
ainsi unies aux faufinées des Samoa ou aux vahinés de Tahiti. Sim-
plicité et caprices de mots. Cai*, popinées, elles ne sont que des
négresses aux cheveux crépus et lèvres déformées, encore sœurs des
Canaques errant par les monts de l'île, qui forcent eux-mêmes les cerfs
et tuent avec le casse-téte et la sagaie.
Le soir, sur la place, dans l'ombre tiède alourdie par les relents des
flamboyants énormes, elles tournent par bandes autour du kiosque.
Elles marchent pieds nus ; leur tête floconneuse est nue ; mais, sans le
moindre linge sur leur corps, elles ont passé une robe éclatante de
confection française, coupée et ornementée ni mieux ni plus mal que
celles des Européennes de Nouméa, et qu'elles ont pu, au prix d'extra-
ordinaires économies, acheter cent cinquante francs au moins à la
maison Ballande. Elles parlent français très suffisamment; la surprise
de leur chair est une chaleur impossible à présager, aussi amollissante
que des vapeurs de bain ; et leurs enfants, la plupart, naissent avec de
gros ventres comiques.
Il arrive que des hasards de conception les font mères de filles aux
lignes pures, la peau à peine éclaircie, mais le visage plaisant et les
yeux beaux. A ces filles, elles conservent, par des précautions plus effi-
caces que des morales, la virginité, jusqu'au marché conclu avec
quelque amateur riche, qui paiera le Iplaisir de couper lui-même, et
i\on pas au figuré, les derniers fils qui attachaient l'adolescente à son
état de chasteté.
FEMMES DU PACIFIQUE 83
Puis ces métisses, maîtresses de leur corps, deviennent les hétaïres
ordinaires de Nouméa. Comme partout ailleurs, elles aguichent le pas-
sant et, comme partout, les cochers vous mènent à leur case. Or, l'ar-
gent est rare dans la petite ville anémique ; bien souvent des libérés,
travailleurs énergiques, amassent quelque pécule en vendant des
légumes ou des fruits. Et avec les métisses ils dépensent des virilités
longuement mûries aux bagnes.
Cela, c'est le rendez-vous honteux, caché. La métisse qui se donne
à un libéré crève sous le mépris des fonctionnaires , est poussée du
pied par eux, ne doit plus rien attendre de cette clientèle, la plus nom-
breuse naturellement., Oh ! la laide chose! En tout lieu du monde, il faut
trouver une étreinte criée en injure par les blancs tyranniques, quand
même elle serait chauffée d'un vrai désir.
Chinois ou libéré, sus à la béte immonde ! Et c'est encore à Ma-
dagascar où glapit la note moins féroce, quand les betsimisarakaa,
s'injuriant entre elles. Tune lance à Tautre un seul mot : « Lilinaweî! »
( « Va coucher avec un caïman ! »)
Nouvelles-Hébrides. — La nuit australe, merveilleusement stel-
laire et furtive, mêle à Tonde large des effluves de Toranger, Tâcreté
brève du varech. Et c'est chose rare. D'ordinaire la mer Pacifique, sans
flux, est aussi sans odeur. Ici, la brise absente,un clapotis flaque cepen-
dant, au lieu de la sérénité d'eau coutumière, mais léger, à peine doux,
tel à intervalle Técrasement d'une large goutte de ruisseletsur une dalle
de fontaine, à travers des mousses. Le murmure cassé perce des lignes
de bananiers, la dernière ligne indiquant le sable.
Parmi les premières lignes, des cases; plus loin, tassées d'ombre,
d'antres cases, et, si Ton monte, perdant le clapotis, une vibratiim qui
halète comme des fléaux sur une aire où l'on bat du blé. Plus près, le
parfum d'oranger s'étale en nappes, semble-t-il ; plus près encore, voici:
Des noirs, hommes et femmes, dansent. Rythme enfantin d'ailleurs.
Ils se tiennent par la main, en cercle, sans alterner les sexes. Le chant
qui les balance, à ce que l'on en comprend, déclame deux vers, en crie
un troisième, assourdit en plainte le quatrième. Les danseurs s'en vont
à droite, à gauche, gagnent un pas à peine après chaque double couplet»
Et la rapidité de ces courses, alternées sur place, imite bien le halète-
ment des fléaux.
Ces gens, paisibles le soir, effrayés et cruels sous le soleil, sont les
primitifs entre les primitifs. Leurs femmes sont des femelles velues ; le
musclage de leur corps déconcerte un peu le désir, mais leurs seins sont
de marbre. Les colons épars et les missionnaires, qui, depuis longtemps,
s'efforoeiA d'en grouper autour des récoltes de bananes et de cocos, leur
ont appris la valeur de la grande pièce d'argent. Depuis, elles recher-
chent l'Européen, lui donnent, même consentantes, l'illusion d'un viol
préhistorique, et d'ailleurs horrifiées par la souillure de son contact, em
repoussent brutalement l'intimité suprême.
CUblHatoliiirch. — Le lieu, ville anglaise de colonie, n'est point
Jkmêm
84 LA REVUE BLANCHE
déplacé dans des rappels du Pacifique, et son passage de maisons à
bow-windows et tuileries gaies, ne bouleverse pas la cinématographie
des îles. Il est vrai que c'est une comparaison étrange, mais exacte abso-
lument, qui ramène à l'évocation la gentille cité de la Nouvelle-Zélande.
Après le flirt trouvé aux Tonga ou à Wallis, comment ne pas songer au
flirt des filles saxonnes, le plus précis?
Tennis, rallyes, thés dansants vous accueillent ; l'année précédente,
TAfl'aire avait fermé aux Français toutes les portes de jardinets. Kntre
toutes les sœurs et amies de l'hôte, il faut choisir, et c'est délicieux.
Choisir la moins sport des jeunes filles, parce que le temps des autres
est sportif en vérité; cependant, que le sweelheart sache monter et pra-
tiqua ! A l'heure des crépuscules froids sur le fjord profond dont l'éva-
sement forme rade, l'hiver frissonne, et des bois palpitants sont proches,
où des corbeaux serrés en bandes croassent le nevermore...
— Voyez, Annie, le thé se refroidit vite comme votre main, et le cake
s'cfl'rite, gelé... Mais demain, petite chérie, nous prendrons les chevaux
joujoux et nous aurons au galop la chaleur des yeux. Maintenant,
racontez-moi, pour convertir le vilain Français qui ne sait pas aimer,
comment Lucy et Blundell sont restés cinq ans fiancés ?
Le matin, sur la route sonore, au galop, les yeux chauds. L'hiver est
oublié; voici midi qui sue. Annie a voulu que Ton attachât les chevaux
nains à un arbre; elle sait un banc où l'on sera bien, car il faut déjà
s'abriter des rayons...
On est bien, oh î on est très bien. Si bien qu'il y a ^n moment dont on
ne se souvient plus. Comment? que dites-vous ? Avec Annie... Oui, mais
Annie est quand même la vierge blonde, et comme on lui fait remarquer
qu'elle a perdu son mouchoir sous les arbres, elle sourit divinement :
« J'en ai toujours un autre, » dit-elle.
En revenant : « Dites-moi, sweetheart, est-ce que Lucy et Blundell,
quand ils étaient fiancés...? — Mais oui, darling! »
Puis, avec élan : « Oh ! j'attendrais pour vous tout le temps que vous
voudriez! »
Tons^a-Tabou. — Bien plus que Tahiti, plus que toute terre où
s'accroche la nostalgie, voici venir, dans une sérénité et une volupté à
la fois de mémoire, l'île délicieuse. La capitale, la grand'ville, s'aper-
çoit, aussitôt déroulée la dernière sinuosité d'un chenal aux caprices
fous. Le front au lac intérieur où le passage serpente depuis la haute
mer, le dos à des arbres qui bruissent comme des bouleaux, Nuku-Alofa
montre, à cent mètres du mouillage, des allées d'ombre, des enclos de
fruits et de fleurs, des murs bas cmipés de marches en pierre ainsi que
dans la campagne bretonne. Et le nom de la cité, Nuku-Alofa, signifie
a l'endroit où l'on aime ». f
L'île est indépendante, absolument. Elle a un roi, un roi que l'on va
saluer en grande tenue. L'évoque des missions, interprète, lui explique
le discours de l'amiral, et le monarque fait répondre qu'il est heureux
de la venue des Français. Cependant son visage est grave. L'amiral
FEMMES DU PACIFIQUE 85
s'arrôte de nouveau après un second paragraplie : l'évéque déclare que
lé prince est enchanté de voir des amis. Sa figure est devenue soucieuse.
Enfin, tandis que la péroraison répand ses Heurs, Monseigneur s'écrie :
« Le roi est au comble du bonheur eUde l'enthousiasme. » Le roi semble
avoir enterré le matin le plus cher de ses proches.
Et cependant il s'amusait. Il vient à bord en uniforme de général
allemand ; au grand màt on frappe son pavillon particulier et trois salves
de vingt et un coups saluent, au pied de la coupée, au départ de terre
et au retour.
D'ailleurs, c'est ifti monarque malheureux : superbe de prestance,
crevant de santé, dans ce pays dont il est le maître et où aucune femme
n'est laide, il vit chaste. Il doit vivre chaste. Exil ou mort, il ne reste
plus à Nuku-Alofa qu'une seule personne digne de son alliance, une
royale personne de deux ans. Dix ans d'attente, oh ! le supplice, et
pourtant la loi tongienne est inflexible.
Plus inflexible encore est la rigueur des filles de Tonga-Tabou pour
les étrangers. Un Français charmant, fonctionnaire du royaume, nous
avoue qu'il se passa dix-huit mois entre son établissement à Nuku-
Alofa et le moment où il put discrètement prendre une maîtresse.
On s'étonne, on admire la puissance des religions semées sur cette
terre, aussi bien catholique que wesleycnne, sans compter un troisième
culte, indigène, inventé par un wesleyen dissident. Mais non. Cela ne
suffirait pas, ne suffit pas, car, entre les mâles et les femmes de la race,
ardentes et belles, le nombre des naissances illégitimes est d'une sur
deux. Cela, Monseigneur nous le ccmte, désolé. Du moins, il a quand
même, lui ou d'autres prêtres, trouvé une ingénieuse limitation à
Tœuvre de chair, et si les lillcs superbes repoussent l'étranger, c'est
parce qu'elles ont été persuadées des maladies et des démons qui leur
passeraient sûrement dans le corps. Cela, Monseigneur ne nous le dit
pas. Mais lorsque nous sommes avertis, sa bonne grAce réussit à peine,
même au prix de festins bibliques, à gagner notre pardon.
Il a trop réussi ; en vain chercherait-on un marin qui, depuis trente
ans, ait été l'amant d'une femme à Tonga-Tabou. L'amant complet, du
moins. Et il n'est pas bien certain que Dieu ait sujet d'être absolument
satisfait des résultats obtenus par Monseigneur. Les jeunes filles de
Nuku-Alofa ont découvert le flirt et inventé les demi-virginités.
Quelqu'un a dit cette aventure : Invité, le soir, à un « kawà », avec
d'autres officiers, il s'était échappé du cercle officiel. Dans la cour, envahie
par les curieuses de Nuku-Alofa, il tenta une fois de plus, et aussi vaine-
ment, de fléchir le désir d'une jeune fille. Alors, avec de comiques
gestes de découragement qui amusèrent la bande, il vint s'asseoir au
bout de la galerie, au milieu de toutes les femmes serrées en ce coin
comme des hirondelles. Des rires lui éclataient aux oreilles, des gri-
maces l'affolaient, des poses inconsciemment lascivjes TalTolaient. Ses
voisines de droite et de gauche, par-dessus lui, se prirent à jouer à la
main chaude. Soudain, les rires redoublant, des menottes, toutes les
menottes, qui purent, se fourrèrent dans ses poches de pantalon. Il ne
S3 LA BBVUE BLANCHE
protesta point, d'ailleurs submergé, et, depuis, il n'a point confessé sa
honte.
Peut-être est-ce le même qui, oublieux de toute Europe, voulut, par
un matin d'Éden, violer une pêcheuse rencontrée? Probablement c'en
est un autre.
Dans cet Éden-Tantale, la moindre réunion, le plus petit kawa,
comme on dit là-bas, assemble des dizaines de beautés. Elles chantent
et dansent adorablement. Sous les allées ombreuses, des enfants, ali-
gnés et graves, jonglent avec des oranges, jusqu'à huit ensemble ; des
théories s'enroulent et se déroulent aussi flexibles et eurythmiques que
eelles de THellade.
Puis, on entre, pour se reposer ou pour boire, dans des cases. La nuit
elaire descend du toit ; quelle que soit l'heure, toute la famille s'éveille,
vous entoure, apporte les cocos frais, et attend indéfiniment qu'il vous
plaise de sortir. Des sourires vous détendant ; une case est catholique,
une autre wesleyenne, la troisième tongienne.
Partout môme accueil, partout même désir. Et quand on demande à
une aïeule de poser sa bouche sur la bouche d'une jeune fille avant de
partir, elle acccorde et rit, étonnée, femme d'une terre où la langue n'a
point de mots pour traduire ^aiser.
TVallis. — Dans la salle de classe, à la case des sœurs enseignantes,
une jeune fille de douze ans cause avec la religieuse. C'est une grande,
une de celles que l'on peut à grand'peine' jusqu'à cet âge faire rentrer
au dortoir, dès neuf heures le soir, loin des hommes du village.
La fille, — Il y a longtemps que tu n'as vu le prêtre de Vaô ?
La religieuse, — Oui. Pourquoi?
La fille. — Tu dois être bien gênée ?
La religieuse, — ??
La fille, — Le grand bon Dieu a bien fait de mettre dans l'île, en
même temps que toi, un homme de ceux que tu peux avoir dans ton lit,
n'est-ce pas ? Mais tu feras bien de lui en commander un autre, car le
père de Vâo est déjà vieux.
La religieuse, — Veux- tu te taire, malheureuse ! Que dis-tu ? Ne
te souviens-tu pas que tu n>e vois toujours seule au dortoir?
La fille (très calme). — Sûrement ! Mais je pense que ton corps
n'est pas fabriqué pour les hommes d'ici et que seul le père de Vào peut
loi donner la caresse.
La religieuse. — Mon enfant, je vous en prie, taisez ces vilaines
choses ; récitez la prière que je vous ai apprise.
La fille (têtue). — Le grand bon Dieu a envoyé les hommes noirs (les
prêtres) parce qu'il y a les femmes blanches (les sœurs).
La religieuse, — Mon Dieu !
La fille (docile). — « O Vierge immaculée, daignez, etc.. »
Au dehors, le rivage est proche. Le corail blanchit dans la mer saphi-
rine. Le crépuscule bref se fond en tiédeurs, et les pêcheurs de nacre
«hantent vers Tlstar malaise.
FEMMES DU PACIFIQUE 87
Sydney. — « Wliat do you think about our beautiful harbour? »
La question sort aussi naturellement qu'un bonjour des lèvres de tous
les hôtes, de tous les amis de passage, même des voisins de tramway
qui devinent Tétranger. Eh ! oui, la rade est extraordinaire, formée,
après un goulet qui lèche des falaises, d'innombrables baies distinctes,
cases successives disposées, semble-t-il, pour remplir d'itinéraires un
mois d'excursion. Mais à quoi bon s'arrêtera cette joliesse ? Un peu
Fort-de-France, un peu Diego, beaucoup Nagasaki, et voilà Taquarelle
linéée et teintée.
Le « beautiful harbour » n'échappe pas plus que n'importe quel rivage
du monde à l'inquiétude vicieuse des errants, l'interrogation irritante :
« A quoi cela ressemble-t-il ?
Ce qu il y a de curieux, de quelque peu nouveau, c'est le faubourg
énorme Wolloomoioo, découvert à un détour de cap et dont la masse de
maisons alors donne l'illusion, se chevauchant, d'un troupeau qui serait
descendu boire et qu'on effraierait. Wolloomoioo plein de matelots,
avec ses quais bordés de quatre-mâts qui regorgent de laines, est
le royaume des filles à pirates et baleiniers. Mais aussi c'est le domaine
des blanchisseuses, accortes et fraîclies sous leur bonnet et leurs che-
veux pâles, Mimi Pinson sans anémie. Les ordonnances qui, du bord,
s'en vont leur porter du linge souvent prétexté, en causent entre eux
après diner, et les officiers ne peuvent ignorer, souvent, quelles faveurs
ils ont partagées.
D'ailleurs les lieutenants de l'escadre anglaise n'en font point fi,
meilleurs garçons que leurs camarades du Channel Squadron, par
exemple. Quelquefois ils les paient avec des invitations reçues pour les
balsdeTown Hall. Quelques-unes, bien nippées, enprofitent, et, àun aspi-
rant français qui s'informait, enthousiaste, du nom d'une danseuse assise
dans un coin de l'immense salle, on répondit : « Her name? Two
pounds! D
D'autres coûtent plus cher. Sur les champs de courses s'exhibent les
filles cotées. Elles s'habillent avec un goût très sûr, et leur charme est
certainement celui du monde le plus semblable à celui des Parisiennes.
Peut-être connaissent-elles mieux les pedigrees, peut-être savent-elles
trop la carrière de Trenton, ou Carnage, ou Aurum. Leur société est char-
mante et vaut presque son prix, prix tel que les Australiens eux-mêmes,
pour désigner ces horizontales, se servent du mot « harpers », harpies.
Le théâtre leur fait peu ou point de concurrence. La mise en scène
des ballets est splendide, les danseuses sont jolies. Mais ici la pruderie
reprend ses droits et les exagère en chantage. Si, confiant dans les
regards échangés, l'on fit porter sa carte à l'entracte par un boy de.
service, l'enfant, tôt après, vous indique le chemin des coulisses. On va,
on trouve le rat choisi, on se réjouit de n'avoir aucune désillusion, et
Ton cause. Soudain apparaît une mère en furie ; le manager herculéen
la suit. Elle hurle, il s'indigne : la loi est avec eux. Il faut être bien
calme pour n'être point intimidé par la menace de quatre-vingts livres
d^amende à payer.
88 LA REVUE BLANCHE
Après ces épreuves au milieu de harpers ou beautés de music-hall,
il fait bon retrouver les douces filles ou sœurs des hôtes. Les parties de
campagne se succèdent. Dans les ferrys, on chante ; presque toujours
une harpe et un accordéon se trouvent là pour soutenir les voix, ces voix
de Sydney qui diphtonguent les voyelles. Le thé sous les arbres s'ac-
compagne de raisins miraculeux et des balançoires s'envolent au
rythme de la musique en vogue, la Geisha ou le Mikado. Comme en
Nouvelle-Zélande, les sweethearts ont toujours sur elles deux mou-
choirs, et les mamans souvent autre chose.
Mangareva. — Sérénité ! Pourtant les gens qui sont là. Américains
rudes et barbus, y sont pour faire fortune, au sens le plus banal, le plus
romanesque aussi, du mot. Les uns disposent pour l'embarquement
dans la goélette le tas de coprah, et cette odeur de cocos vidés est
l'odeur du Pacifique. Les aulres peinent pour la nacre: quelques-uns
enfin surveillent les plongeurs qui ramènent les huîtres perlières. Der-
rière un rideau d'arbres le camp fume : des enfants bruns pincent des
cordes de banjo, et la ritournelle sonne à la bordure du lagon. L'eau,
encerclée par la dune, s'alourdit en splendeur ; des barques d'écorce,
nombreuses, mortes depuis des ans, niamelonnent le fond. La goélette,
tirée au sable, s'affaisse. Aucun cri d'oiseau.
Les hommes de Frisco, qui resteront exilés de l'Ouest cinq ans, dix
ans peut-être, ont pris avec eux, dans l'île plate, des filles de Tahiti ou
des Marquises. Et, avec elles, ils vivent, sans obsession du but lointain
mais sûr. Ces femmes sont heureuses, et les aiment. Car, Américains ou
autres, ces lutteurs sont des mâles. Pionniers, pêcheurs, baleiniers,
déserteurs des navires, tous ont la colère qui fait trembler délicieuse-
ment ou les tendresses maladroites qui attendrissent. Jadis des pareils
à eux s'emparèrent de la Bounty et, avec les aïeules des amantes d'au-
jourd'hui, colonisèrent une terre ignorée longtemps. Maintenant, il n'y
a pas six ans, le drame de la Ninhuonriti a reporté des rêves vers les
forbans splendides, et les frères Rorique, avant d'émouvoir les belles
dames de Brest, avaient, en de nombreux Mangareva, semé du désir
aux vahinés.
Quand même sur eux et sur elles, sur un passé de meurtre ou sur un
avenir de dollars, le ciel profond de Mangareva épand sa sérénité.
Plusieurs resteront qui songeaient à des orgies prochaines, dont les
sommeils se peuplaient d'« enfers » mexicains ou de Monte-Carlos
contés vaguement; plusieurs ont désappris déjà de frapper la femme
avec le fouet court à lanière large; plusieurs resteront parce qu'un
regard, la voix est trop humble pour s'élever, parce qu'un regard les
aura suivis jusqu'à la goélette...
Tahiti. — Syphilitiques, phtisiques et alcooliques, telles sont, et
toutes, les vahinés de 1 ile chantée. Des Rara-IIu se sont trouvées, nom-
breuses à l'âge d'or des découvertes dans le grand Océan, en plus petit
nombre quand les Chiliens ont envahi et infecté la terre au long du
siècle, éparses depuis la possession française et l'absinthe. Mais une
FEMMES DU PACIFIQUE 89
seule peul-être/en des jours aussi prochains que ceux du Livre, put
symboliser la volupté du Pacifique, brisante d'étreintes nouvelles, mélan-
colique au travers de Téternel arrachement. D'ailleurs, qui ne se sou-
vient des dernières pages : « Depuis que tu as quitté l'île, la petite fille
s'est mise à boire... » Maintenant la fierté des officiers de marine qui
parlent des nuits de Papeete se traduit pareillement : « Oui, mon cher,
tout le temps que j'ai passé avec elle, elle n'a jamais bu que du lait de
coco. »
Hélas ! Frôles vahinés, pardonnables malades gourmandes d'alcool !
Longtemps après avoir quitté la marine, le duc de Fitz-James, énu-
mérant des bonnes fortunes variées comme un caprice d'homme, don-
nait encore sa plus chère préférence de souvenir aux filles de Tahiti. Et
un commandant cria à un aspirant, sans larmes au moment de Tappa-
reillage : « Monsieur, vous déshonorez la jeunesse du Corps ! »
Jadis les vierges des cantons demeuraient douces et naïves, loin de
Papeete. Les liqueurs maintenant s'en vont par le courrier dans tous les
villages. Et l'argent gagné dans le commerce de la vanille fuit en rasades.
Une année, les gens du district de Papara, établis en une sorte de com-
munisme, amassèrent plus do cent mille francs. Longtemps le courrier
n'eut plus de rapports avec eux, longtemps on n'en vit plus un seul au
marché de Papeete. Lorsqu'enfin un percepteur d'impôts fit la tournée
des villages, il ne trouva que tonneaux défoncés et silence : le district
entier était ivre depuis trois mois.
La lucidité des filles du moins est rieuse. Elles chantent par plaisir,
elles chantent l'amour ou des légendes guerrières, et les choses
d'amour ont imposé leur nom aux traditionnels récitatifs que sont les
hyménées. La gloire de l'île s'y exalte ; la tendresse pour le sol, la
conscience de ses délices uniques, enlacent leur merci aux appels de
chair. C'est une sorte de litanie qui détaille les places d'adoration de la
terre aussi bien que celles de l'amant, des Framjais chéris, « Rupe
Farani! »
Des tribus de chanteurs ont recueilli les airs vagabonds depuis
deux siècles, et les orchestrent à leur façon. Au i.» juillet, fête
sacrée où s'étalent les robes nouvelles, il va concours d'hyménées; des
groupes de quarante ou cinquante personnes s'en viennent de tous les
districts, ou de Moréa, mrme des lles-sous-le-Vent. Et pendant deux
jours la plainte ardente à Aphrodite s'élève sur la Grand'Place de
Papeete.
Les troupes ambulantes miment aussi des scènes en parties. Ce sont
des danses piétinées où se déroule, par exemple, la figuration de la
pèche à la baleine depuis le départ des barques jusqu'au dépeçage de
la bète ; ou bien encore la vie d'un pâtre qui devient roi ; ou bien les
aventures d'une Belle au Bois dormant.
La grâce est beaucoup moins naturelle que dans les spectacles à peu
près semblables au Japon ; la félinitc des guéchas ne se répète pas ici.
Seul l'assemblage des masses dans le rythme retient le regard, et la
suite du récit mimique matérialise mieux que tout rappel classique
9» LA REVUE BLANCHE
les mouvements du chœur antique. Strophe, antistrophe, épode, chacun
des trois temps est nettement marqué. Les coryphées ont le geste
puissant de précision ; les ondulations des rangs font fleurir le désir,
et le tiare couvre le moment de sa fragrance.
Le tiare ! Avec ses grappes sont tressées les couronnes cerclées sur
les épais cheveux des tahitiennes, dans la moindre photographie rap-
» ^ portée de là-bas. Son parfum pesant est l'âme de l'île, lourde comme
(y-''Xi \\ »:.. la volupté. Le soir, sur le marché, les étals se couvrent de la fleur d'a-
mour. Par deux ou par bandes, les vahinés vont et viennent entre les
haies de marchandes. Quelques lanternes éclairent la place embau-
mée. C'est l'heure où les offlciers descendent à terre ; les amants retrou-
vent là les maîtresses, et les solitaires y errent pour ne point s'en
retourner seuls à la case.
Dans la petite demeure, la vahiné, femme d'un enseigne ou d'un lieu-
tenant de vaisseau, joue bien les maîtresses de maison, au moins une
heure, tant qu'elle se retient de boire. On voisine, on s'invite, on chante
et on danse tous les soirs. Furtivement, les dédaignées prennent leur
place au cercle de leurs amies avantageusement établies ; qu'importe
une bouteille vidée de plus? Lorsqu'à minuit le punch flambe, le couple
des hôtes maugrée contre les invités qui leur diffèrent l'étreinte. En
vain. Il leur faudra passer dans leur chambrette, sans essayer de remuer
des corps de vahinés raides d'alcool.
A leurs amants elles tressent des chapeaux. La paille en est surfine
et la façon parfaite. Le chapeau souvent remplace la déclaration
d'amour; en tous cas, il dit l'invitation au double adultère. Alors
surgissent des drames, un peu grotesques sous les bananiers et autour
des nattes qui potinent, un peu tristes quand des rancunes les transpor-
tent dans le service avec la différence des grades. Les vahinés y pren-
nent rarement une part active, chair facile, à peu près indifférentes
au goût exclusif d'une seule chair d'homme.
Le plaisir pour elles, presque toujours partagé dans l'étreinte, est plus
tard d'avoir un enfant blanc. L'orgueil de cette maternité est inouï, et,
non loin de Papeete, un fils du plus vert de nos actuels vice-amiraux,
croît parmi l'admiration du district.
Toujours à court d'argent, malgré la générosité des officiers, et tou-
jours dévorées de coquetteries, les vahinés sont venues vite à l'ordi-
naire alliance de l'amant de cœur et du monsieur sérieux. Le monsieur
sérieux ici, c'est le Chinois. Oh ! ne racontez pas cela à un officier de
marine. La petite fille lui a quelquefois confié, le matin surtout, au
lever, qu'elle allait manger quelque chose, un rien, chez le Chinois d'en
face, restaurateur. Et, reconnaissant de la nuit, il l'a crue...
Sensations monotones, passé quelconque, un peu d'écœurement
d'orgies trop complètes, un peu de lassitude de voluptés trop faciles,
voilà donc ce qui reste à un sceptique de l'île délicieuse. Pourtant? Oui,
il hésite à conclure, il craint d'affirmer. Ne s'est-il point trompé, seul,
honni des enthousiastes ? Avait-il tressailli trop souvent déjà, ou était-il
trop rigide encore pour vibrer simplement? Il est malaisé de parler
FEMMES DU PACIFIQUE 91
haut après Fitz-James, et devant Atéri, la vahiné délicieuse, maintenant
vieillie, qu un officier intelligent traîna après lui, dans sa famille même,
et pour laquelle il vola. '
La baie des Vierges (Iles Marquises). — Des îles au doux nom
du passé, les Marquises. Mais ce sont des profils dressés en un temps
de cataclysme, et des châteaux-forts de rocs, quand on attendait des
grâces de femme. C'est ici la véritable patrie des vahinés, c'est ici que
paraissent les visages adorables d'Espagnoles sur des corps bruns et
graciles de Malaises. Pour les « goélettes », pour les officiers, hors de
Tahiti, Taï-o-He, c'est la passade, loin de la solide tendresse qui attend
à Papeete. Et souvent le lieutenant de vaisseau ou renseigne accordent
passage aux errantes qui abandonnent leur paradis pour les délices ima-
ginées de Papeete, trop sûrs d'ailleurs que, n'était cette indulgence, ils
trouveraient, aussitôt au large, des femmes cachées dans tous les coins
du yacht militaire.
Mais, hélas ! sur cette terre d'amour, autour de Taï-o-He, pullulent
les lépreux. Cid Campeador arracha son gant pour serrer la main d'un
effroyable malade. Ici, lorsqu'un homme se marie, après la cérémonie
religieuse, il s'asseoit sur la place du village et, les mains aux hanches
de l'épousée, il la tourne vers le désir de tout venant. La population
entière défile, et, s'il plaît à chacun, use de la vierge : or, après le
roi, les lépreux ont droit de contenter aussitôt leur envie.
Un nom domine les noms, dans ces îles, royaume de l'Aphrodite, celui
de la baie des Vierges, c'est là que vraiment les civilisés rebâtissent
l'Éden. Mais :
Les vierges qu'on rêvait, ce sont des vierges folles,
Faunesses que l'on chasse et qu'on viole au hasard,
Crissant leurs longs cheveux parmi des plaintes molles.
Vestales du grand Spasme en tout le bois épars.
Olivier Seylor
Le Père Perdrix
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE III
Dans toute la petite ville, le malheur Perdrix s'arrêta long-
temps. Comme un conte du soir qui terrifie les enfants, il
planait au-dessus des repos, comme une menace, comme un
innomable inconnu qui vous barre la route et vous renvoie
dans la misère originelle. Chacun le sentait flotter autour de
sa maison, l'attendait à sa porte et regardait par les vitres
quelque coup d'aile, on ne sait quoi du vieux Destin qui
rôde au-dessus de nos toits, descend et nous abat avec sim-
plicité. Regrain, le sabotier, qui avait cinq enfants, man-
geant des pommes de terre, buvant de Teau, sentait remuer
autour de lui des bouches ouvertes et pensait au bonheur
de ceux qui peuvent manger des pommes de terre. Pendant
huit jours la bouteille d'eau-de-vie resta vide dans le pla-
card et ni lui ni l'Annette n'eurent la force d'aller, à deux
pas, chez l'épicier où, pour dix-neuf sous l'on avait sa cho-
pine. Déry, le cordonnier, qui avait six enfants, buvait du
vin, du café, la goutte, fumait la pipe, se faisait faire des gar-
nitures d'habits de quatre-vingts francs, secouait la tête et
semblait un gros matador, ne se priva de rien parce qu'il
était ainsi, mais chaque bouchée, chaque gorgée lui sem-
blait prise en trop comme un luxe, comme une folie. Il y
eut des courages remués, des espoirs branlants, des paroles
et des attitudes comme pour se garer, comme pour s'asso-
lider sur les jambes en attendant l'avenir. Il y eut des re-
gards de chiens qui hurlent à la lune ; dans toute maison,
il y eut le moment où l'on attend ce qui va venir et qui
vous fait dire un jour, quand le coup s'est abattu : J'en
étais sûr !
(1) Voir La revue blanche du l»"" mai 1902".
{ LE PÈRE PERDRIX 93
* Le Vieux et la Vieille, immobiles dans leur chambre,
interrogeaient les quatre coins de Thorizon, étudiaient les
•probabilités, se recueillaient avant de se mettre en campa-
gne. A soixante-quatre ans ils bâtissaient leur vie sur un
*terrain nouveau, sur un terrain mobile et, tremblants eux-
mêmes, à sentir trembler le sol sous leurs pieds, ils s'at-
tendaient à tout : au vertige, à la chute, à l'engloutissement.
Ils se rapprochèrent davantage, apprirent qu'ils étaient
l'homme et la femme, la chair de la chair, deux corps sous
un même toit. Jusqu'à ce jour il avait été le forgeron qui
frappe et le maître qui commande. Il avait les bras levés,
on lui préparait les repas à son heure, il mangeait à sa
guise. Jusqu'à ce jour... Il comprit la vie des femmes,
l'histoire des jupes minces et des vieux caracos, l'organisa-
tion d'un ménage, le geste des mains qui rassemblent et
ordonnent. Dans son crâne dur, sans la connaître, il com-
prit la parole de l'Évangile : « Que l'homme, donc, ne sépare
point ce que Dieu a uni ! ?/ Car c'est quelque chose qu'on
ignore et qui fait cette unité, de la femme et son homme,
de la Vieille et son Vieux. Elle se lavait le visage, se pei-
gnait, mettait un bonnet propre, partait et allait voir les
dames. C'était une femme bête et qui ne se rendait pas
compte. Elle faisait cela simplement, mais lui, lorsqu'il la
supposait arrivée dans une maison, sur sa chaise assis, la
tête basse et les mains entre les jambes, rougissait en pen-
sant aux paroles qu'elle prononçait. On la recevait debout,
dans la cuisine. Les dames sont toujours pressées. Elles
récoutaient, puis disaient : « Bien, bien, ma mère Perdrix ! »
Elles avaient des voix douces de dames et un langage
assuré, parce qu'avec leur argent elles étaient habituées à
tout voir marcher à leur guise. Une d'elles lui donna, pour
Thiver, un pardessus presque neuf qui n'allait pas à son
mari. Les dames du château, qui étaient très charitables et
qui, chaque samedi, donnaient deux sous et quelquefois
du vin à toutes les femmes du bureau de bienfaisance, l'en-
gagèrent à venir souvent les voir.
Mais le Vieux racontait plus tard :
— J'ai bien peiné à m'habituer à ces choses. J'ai eu d'a-
bord envie de me pendre. Je me disais : Ça vaut mieux
que de faire la misère. Mais c'est à cause de mes enfants.
94 LA REVUE BLANCHE
Le monde est si bête! On aurait dit : Tu n'es jamais que le
garçon d'un pendu!
On les inscrivit au bureau de bienfaisance. C'est déjà un
commencement. Ils eurent tous les samedis un pain de dix
livres» furent exemptés d'impôts, participèrent aux distri-
butions de secours : pour le Quatorze Juillet cinq francs,
pour la Saint-Martin quinze francs, à cause du terme, et au
commencement de l'hiver ils avaient droit à un stère de
bois. D'ailleurs, ayant été domestique, la mère Perdrix,
trouvait des protections. Et puis on lui donna tout de suite
de l'ouvrage parce qu'on la savait courageuse.
Chez Roux, le boulanger, dont la femme avait besoin
d'un peu de temps pour servir les clients et garder le comp-
toir, elle entra comme femme de ménage. Tous les matins,
à neuf heures, elle descendait faire les lits, balayer la cham-
bre, épousseter, frotter les meubles et remontait chez elle
vers dix heures et demie onze heures, ayant gagné cinq
sous. Elle était un peu trop vive, se lançait trop sur les cho-
ses et on l'employait pour lui rendre service parce que,
vraiment, elle n'avait pas de délicatesse avec les meubles.
Tous les samedis, après-midi, une vieille dame veuve,
madame Delphine fiUsait un grand nettoyage de sa maison,
et comme la bonne n*y pouvait pas suffire, elle employait
la mère Perdrix. Il y avait quinze sous à gagner. C'était
une bonne maison : la Vieille avait toujours son verre de
vin, on la forçait à emporter de Toseille, des fruits ou,
quand c'était la saison, madame Delphine disait : «Allons,
mère Perdrix, allez donc ramasser des haricots dans le jar-
din. >
Elle lava quelquefois des lessives, mais elle n'était pas
commode, à cause de son ménage chez Roux, et on ne pou-
vait la prendre que pour une demi^journée.
Elle eut beaucoup de chance : C'est en ce temps-là que
la belle-mère à Roux devint à moitié folle. La mère Tur-
laud avait deux maisons et, ayant donné congé à ses deux
locataires, ne trouva personne qui voulût habiter chez elle
et garda deux loyers qui ne couraient pas. Ceci l'occupa
pendant longtemps et la travailla si bien qu'elle ne voyait
pas le moyen d'en sortir. Çlleen restait comme égarée. Dans
LE PÉBK PERDRIX 9S
les premiers temps elle disait à sa fille : « Je suis bien perdue,
va ! > Plus tard, on ne sait quoi, quelque souvenir de lecture,
quelque histoire de labyrinthe, fixa dans sa tête une image
et confondit les sentiments. Elle se levait, marchait, gesti-
culait en criant : ^Je suis dans la Byringue ! Je suis dans la
Byringue ! » On essaya de tout, on la raisonna, puis on se
résolut à la faire garder. Le jour, elle restait dans la cham-
bre, chez ses enfants, où il y avait toujours du monde, mais
la nuit on ne pouvait pas la laisser seule chez elle. Ce fut
la mère Perdrix que Ton retint. Tous les soirs à huit heu-
res elle descendait, couchait la vieille et se couchait elle-
même dans le lit d a côté. Il fallait garder de la lumière
toute la nuit. Parfois la mère Turlaud se dressait sur son
lit, donnait des mains, tâtait Tespace et poussait des sou-
pirs : «Je suis dans la Byringue ! Je suis dans la Byringue!
Ah mon Dieu je suis dans la Byringue ! »
La mère Perdrix disait :
— Mais non, madame Turlaud, mais non ! Regardez donc.:
c'est votre chambre! Vous me reconnaissez bien : Je suis
la mère Perdrix. Voyons, couchez-vous.
Mais, des fois, tout cela durait longtemps et il y avait
plusieurs séances dans la nuit. Enfin, la mère Perdrix y
gagnait sa pièce de vingt sous.
A midi, la Vieille et le Vieux déjeunaient. Quand il n'y
avait pas des pommes de terre, c'est qu'il y avait des hari-
cots. Chacun d'eux buvait de l'eau dans un gobelet. C'é-
taient deux gobelets blancs avec un ornement bleu : celui du
Vieux portait inscrit en lettres rouges le nom de Suzanne
et celui de la Vieille le nom de Louise. Ils mangeaient très
vite, avec de gros couteaux en fer de six sous, qui pouvaient
couper de grosses bouchées de pain, mais ne coupaient que
de petites bouchées de fromage. Et tout de suite, tout de
suite, la Vieille prenait un panier, coiffait son vieux cha-
peau jaune et renfermé de vieille et s'en allait dans la cam-
pagne pour y ramasser du pissenlit et du cresson. Elle apprit
bien vite à connaître les prés, les fontaines, les filets d'eau
et les pentes. Elle ouvrait les barrières, sautait les écha-
liers, franchissait les bouchures en les aplatissant à coups
de talon et portait toujours en sa jupe quelque morceau
96 ' LA REVUE BLANCIIK
d'épine ou quelque déchirure. Elle marchait à grands pas,
se baissait, ramassait le pissenlit presque avec violence,
gardant de la terre aux jointures de ses doigts. Elle se fit
de vieilles mains rugueuses, de la couleur des champs, de
l'épaisseur des mottes. Son caraco et sa jupe s'emprégnè-
rent d'un ton jaune et d'on ne sait quoi qui flottait et la
confondait sur les chemins avec Tair de l'automne. Ce fut
une besogne de bête au trot qui la tenait courbée longtemps
et la ramenait chez elle, essoufflée, vers les trois heures.
Elle versait tout dans l'eau, s'asseyait, triait son pissenlit
ou son cresson. Le lendemain matin, elle promenait cela
par la ville, entre sept et huit heures, entrait dans les mai-
sons et, dans les premiers temps, elle fit bonne mesure pour
avoir la clientèle. Il n'était pas rare qu'elle vendît jusqu'à
dix et quinze sous.
Ils furent étonnés tous les deux de trouver tant de res-
sources et furent étonnés encore en regardant leur vie
changée. L'ombre de leur maison s'éleva un peu, le ciel
devint libre, sous lequel on put respirer. Il y avait pour-
tant des sentiments qui se compliquaient et revenaient vers
eux en causant des ravages dans leurs vieux cœurs comme
un coup de vent qui bouleverse les feuilles. La Vieille ne
s'en apercevait guère parce qu'elle marchait vite et que
ses pas piétinaient ses pensées. Le Vieux se rappelait les
choses du premier jour. Le petit Jean Bousset vint le voir:
il venait d'être reçu à son école, pour devenir ingénieur.
Il comprimait toute sa joie devant son oncle et n'osait pas
penser à l'École Centrale en face de cette misère. Il avait
des yeux bleus comme une petite fille et une mèche blonde
sur son front. Il l'embrassa et il disait :
— Oh ! mon pauvre Vieux ! Oh ! mon pauvre Vieux !
Le Vieux répondait :
— Mon petit, tu viens d'être reçu à ton école. Tu ne
feras pas un vieux malheureux comme ton oncle.
La Vieille disait :
— Tant mieux, mon Jean ! Conduis-toi toujours bien.
Tu vois ce que c'est que de ne pouvoir plus travailler à
notre âge.
Ils l'embrassèrent tous les deux et, quand il fut parti, ils
LE PÈRE PERDRIX 97
se disaientrun à Tautre : « Dame ! nous raimons autant que
si c'était le nôtre. »
Il y eut d'abord un automne vague et mouillé dont la pluie
fine pénétrait les sentiments des hommes. Le Vieux s'as-
seyait dans la maison, auprès de la fenêtre et, regardant
la rue, voyait la pluie et la sentait tomber toujours et de
partout, comme une idée qu'on veut vous faire entrer dans
la tête. Il avait d'abord pensé à quelque chose pour tuer le
temps. Il prenait sa brouette et sa pelle et roulait sur les
routes. Il était très bien placé, sa fenêtre donnant directe-
ment sur la rue : « Voici les bœufs du domaine de la Faix
qui montent et il va falloir que j'aille à leur suite parce
qu'un autre irait avant moi. » Parfois un âne ou un cheval
déposait son crottin presqu'en face de la porte : alors le
Vieux se levait, saisissait un panier destiné à cet usage,
puis la pelle, s'en allait faire la cueillette et donnait son
coup d'oeil à la rue pour voir s'il pouvait faire d'autres
cueillettes encore. Quand la pluie tombait, il attendait la fin
d'une ondée, sortait à sa porte, examinait le temps et par-
tait entre deux nuages, comme le serviteur du crottin,
comme l'esclave du fumier. Il versait tout cela dans la cour,
sur le tas, y jetait encore de la paille et toutes sortes de
débris, sentait la pelotte grossir et plus tard, lorsque le mo-
ment était venu, ne songeait plus qu'à la vendre.
Puis, ce fut l'hiver qui déposait de la gelée blanche sur
l'herbe, dans la campagne et, dans la petite ville, sur la
mousse des toits. Les jours diminuaient et .semblaient se
resserrer sous leur capuchon comme des vieux qui ont
froid. Le temps tombait du ciel bas et s'approchait de vous
comme une personne que Ton connaît et qui vous touche
avec une main osseuse. Il y avait une réserve de bois dans
le grenier, le poêle était installé au milieu de la chambre,
un petit poêle de fonte, bas, avec une tablette où l'on s'ap-
puyait les pieds, avec deux couvercles que Ton pouvait
enlever pour mettre la marmite. Le Vieux s'assit pour l'hi-
ver en face du poêle. Il était frileux, ayant vécu auprès
d'une forge et tout son geste fut de se lever parfois pour
entretenir le feu. Il le faisait sans économie, comme un
exercice, comme la seule distraction qui lui fût restée.
7
9^ LA REVUE BLANCHE
Tout l'hiver, il fut assis. La chambre était trop grande et
rhumidité plaquait le sol, au pied des murs. 11 s'approchait,
jusqu'à avoir le poêle entre les jambes et, accoudé sur ses
genoux, il se tortillait le cou pour regarder autour de lui,
dans une sorte d'inquiétude. Mais tout de suite il trouva
du plaisir au repos. Ce sont des métiers de forgeron où le
fer frappe le fer, où les poings se durcissent comme des
marteaux et se lèvent comme au combat pour abattre on ne
sait quoi, quelque chose comme le pain quçtidien qui vous
résiste et que Ton conquiert. Ce sont des métiers de
maréchal-ferrant où les chevaux luttent en ennemis et
contre lesquels on s'arcboute avec toute la force de son
dos. 11 restait là, avec ses bras, avec ses jambes,
avec ses reins, dont les muscles s'affaissaient, dans une sorte
d'oubli, se souvenant parfois du travail ainsi que Ton se
souvient de la peine, pour mieux savourer le repos. Lors-
qu'il se penchait en avant, il s'abandonnait, et le bien-être
lui donnait des frissons dans le dos et des envies de gémir
un peu : Ah ! là !
Le matin, il ne pouvait pas rester au lit, étant un de ces
vieux secs qui ne dorment guère et qui vivent longtemps.
Alors il se mettait en position pour toute la journée, ne se
dérangeait même pas à onze heures lorsque la Vieille rentrait
et préparait le repas, puis s'asseyait tout juste à table pour
manger et replaçait sa chaise auprès du poêle comme si cela
même eût été sa fonction. En somme la journée lui semblait
courte parce qu'il n'avait rien à faire, il la sentait glisser
lentement et s^abandonnait pour qu'elle le portât jusqu'au
soir. Car le travail est une malédiction, et c'est en le chassant
du Bonheur que Dieu dit à l'homme : « Tu gagneras ton pain
à la sueur de ton front ! > Il devint trop paresseux aussi. Par
exemple, la Vieille allait souvent dans la forêt ramasser des
branches mortes. Evidemment c'est une besogne de femme,
mais les gueux n'ont pas besoin d'être fiers. Puisqu'il y
voyait assez pour marcher et pour aller au crottin, les fagots
devaient être aussi son ouvrage ou tout au moins il pouvait
prendre sa brouette et aller attendre sa femme à la sortie
du bois.
C'est en ce temps-là que lui arriva son aventure avec la
Blonde. Le Vieux avait des lapins : il y avait de petites
LE PÈRE PERDRIX 99
écuries dans la cour où il élevait des lapins. Deux fois par
jour, il les pansait, le matin et le soir, avec lenteur, pour
tuer le temps, et il s'amusait à regarder dans la cour et à
regarder dans la rue. Or, la Blonde demeurait en face de
chez lui. C'était une vieille canaille qui ne s'entendait avec
personne. Elle avait été mariée pendant vingt ans, une
première fois, et se disputait avec son homme qui, à force
de manger des pommes de terre, avait pu acquérir un
petit bien qu'il cultivait lui-même. Il finit d'ailleurs par
tomber malade d'épuisement et garda le lit pendant long-
temps, tandis que sa femme le surveillait avec impatience
et lui disait : « Tu ne rendras donc pas ta vieille âme
noire! 3^ Il mourut enfin. Alors elle chercha à se remarier,
mais personne ne voulait d'elle, malgré son argent. Elle
approchait de soixante ans, lorsqu'elle rencontra un
homme de quarante-<inq ans qui avait tout mangé et qui
se sentait assez mauvais pour tenir tête au diable. Ils se
marièrent, mais au bout de huit jours, vraiment elle était
dure et on ne pouvait tirer d'elle que des sottises. Il s'en alla
bien vite retrouver son ancienne bonne amie auprès de la-
quelle il avait toujours vécu. Elle resta toute seule, loua une
chambre et elle se barricadait là-dedans comme une vieille
bête pas digne de vivre avec le monde.
Donc, le Vieux, revenant de voir ses lapins, était campé
dans la rue. La porte de la Blonde était ouverte par hasard.
Il resta campé et, comme tous ceux qui n'ont pas beaucoup
de choses à voir, regarda cela, par une vieille habitude de
tout regarder. La Blonde sortit en disant :
— Qu'est-ce que tu as à me regarder comme ça, vieux
feignant !
Il y a des mots qui tombent comme 'des pierres, nous
frappent jusqu'au fond, nous tendent les reins et nous pré-
cipitent en avant. Il dit :
— Comment que tu as dit ?
Elle répéta :
— Vieux feignant ! Vieux propre à rien ! Tu n'as pas
besoin de regarder dans ma maison.
Il dit :
— Ah ! arrête-toi, parce que sans ça, ça va ronfler !
Elle répondit :
100 LA REVUE BLANCHE
— Eh bien ! Viens-y donc, vieux feignant, vieil éborgné !
Tu n'es même pas bon à chercher ton pain.
— Ah ! tu crois que je n'irai pas !
Il respirait comme un fauve, avec un grondement qui
sortait par morceaux. Elle fit un pas dans la rue. Alors il
s'avança et la gifla en pleine gueule, à tour de bras. Le sang
lui jaillit du nez d'un seul coup. Elle l'avalait déjà. Elle se
mita crier :
— Hé ! la la, mon Dieu ! Vieil assassin ! Hé! la la, mon
Dieu ! Il m'a défigurée.
Elle reprenait :
— Ah ! tu vas voir, vieux feignant, vieux malheureux,
si je ne descends pas chez les gendarmes. Je veux que tu
finisses ta vie en prison.
Elle descendait à grandes gambées, penchait la tête à
droite, à gauche, pour mieux faire couler le sang et l'étalait
sur son visage comme une vengeance.
On lui disait en route :
— Eh bien ! Qu'est-ce qu'il y a donc?
Elle répondait en courant :
— C'est ce vieux galérien qui m'a tuée. Je vais chercher
les gendarmes.
Elle arriva :
— Oui, monsieur, voyez ! Il m'a battue. Le sang me sort
de la tête.
Les gendarmes dirent :
— C'est bien.
Comme elle remontait, ils allèrent dans la chambre du
brigadier qui leur répondit :
— Restez donc tranquilles. On ne peut pas se mêler à
tout. La Blonde, Perdrix, tout ça c'est des gueux et ça se
dispute toujours.
Trois ans passèrent. Il ne devint pas aveugle. Monsieur
Edmond, consulté, répondit : « Ah ! mais non ! Pas de
bêtises ! Vous avez l'air guéri. Mais travailler ?.... Ah ! mais
non! Le feu vous est contraire. »
C'était une vie sans but et faite avec des jours ajoutés.
Plus rien n'était mauvais, à cause de l'habitude, mais
surtout plus rien n'était bon. Autrefois, il connaissait le
LE PERE PERDRIX lOi
repos de chaque soir, après avoir battu le fer, et s'asseoir,
dormir, se reformer peur le lendemain, cela même était un
but, cela séparait la nuit du jour et semblait illustrer la
vie. Mais les longs repos, la paresse entrant dans la chair,
la décomposition de la chair par la paresse ! Le temps coule
comme dans les conques marines, monotone et bête, en
souvenir de la mer et des galets et on l'entend dans sa tôtc
comme une fuite sans cause. Le temps s'en va son train et
ressemble aux chiens errants qui trottinent en baissant
l'oreille.
Quand il faisait beau, il vivaitsurson banc. C'était un banc
massif formé d'une grosse planche posée sur quatre pieds
bruts. La rue était presque orientée de Test à Touest. Jus-
qu'à quatre heures de l'après-midi, le soleil donnait sur la
maison du Vieux et l'ombre delà rue était celle des maisons
d'en face. Dès la première heure il y transportait son banc,
s'asseyait et assistait aux événements du matin. Les ména-
gères balayaient leur seuil, jetaient des crasses dans la rue
ou de Teau sale dans le caniveau. Les deux premières
années, en le voyant. Ton disait : «Tout de même c'est bien
triste d'être là et de ne pouvoir plus travailler. » Mais
bientôt on en eut assez. La troisième année, elles disaient :
« Ca fait malice d'être là à s'éreinter et de voir ce vieux
feignant assis sur son banc. » Des fois il était assis comme
tout le monde, d'autres fois il se couchait à moitié. A quatre
heures, l'ombre ayant changé de place, le banc retournait
devant chez le Vieux. Toute la journée, l'homme était là avec
sa blouse, ses gros sabots de bouleau, son grand chapeau
noir et sa barbe blanche. 11 était robuste et grand, il avait
fini par maigrir et, la gueule creuse, on voyait qu'il avait
avalé un peu de ses joues.
11 fit partie de la rue comme les trottoirs, comme les
façades, comme l'ombre et le soleil. En passant on lui
adressait un mot, comme on adresse un coup d'œil. 11 en
prit une telle habitude que ceux qui ne lui parlaient pas lui
semblaient vaniteux, une telle habitude que le priver de son
mot lui semblait une injure. On lui disait : ^r Vous êtes donc
en repos ! » 11 répondait : « Mon Dieu, oui ! » Parfois on
ajoutait encore : « 11 y fait bien bon. >•
Il eut aussi des distractions avec les enfants. 11 y avait
loa LA REVDK BLANCHK
deux OU trois femmes dans le quartier qui avaient conti-
nuellement des petits : la femme à Regrain le sabotier, la
femme à Déry le cordonnier. Comme elles n'étaient pas
toujours courageuses, elles montaient, se campaient en face
de lui et causaient. Il avait beau répéter : « Mais asseyez- vous
donc ! » Elles répondaient : « Vous croyez que je ne suis
pas à battre. J'ai de l'ouvrage plus que je n'en peux
faire et je m'amuse à causer.» Il se levait, prenait le petit
sur son bras, qui lui saisissait la barbe à poignée, le
regardait d'abord d'un air sérieux, puis riait d'un rire total.
Les enfants l'aimaient bien. Ceux qui étaient un peu plus
grands l'aimaient surtout à cause de ses lunettes noires.
D'ailleurs on les envoyait jouer autour de lui. Les mères
criaient : « Tu m'embêtes 1 Va donc trouver lepère Perdrix. >
Et puis l'on savait qu'auprès de lui, il n'y avait rien à
craindre. Quand une voiture passait, il les surveillait :
< Allons, viens là. Tu vas te faire écraser. »
Le matin, vers sept heures, arrivait Limousin, le charron,
l'ouvrier de Pierre Bousset. Il s'arrêtait en face du banc,
s'étendait et bâillait une dernière fois avant de monter à
l'ouvrage. Le Vieux disait : « Ça ne vaut pas le métier de
rentier >, et Limousin : « Ma foi, à la fin du compte, les fesses
doivent leur faire mal. > Puis il partait, mais de telle sorte
qu'on eût dit qu'il avait un pied en avant et deux en arrière.
Tout de suite après, c'était le moment des laitières :
« Ah ! la sacrée frisée ! Venez donc là, que je vous em-
brasse. > Les laitières sont des femmes pressées. Elles
répondaient en courant: « Attendez, que je le raconte à votre
vieille. ».
A neuf heures, il y avait un domestique qui conduisait
au pré le cheval de son patron : « Hé bien, maître
Hippolyte ! On y va donc. » Hippolyte disait : « La pauvre
bête ! Ça ne sera pas sans besoin. Ils Tont emmené e» route
hier : une pleine voiture de monde ! » Le Vieux répondait :
« Qu'est-ce que vous voulez? Puisque c'est à eux. >/ En
redescendant, Hippolyte s'asseyait sur le banc, s'approchait
du père Perdrix, lui frappait sur la cuisse, et parlant bas :
« Y en a un qui s'est trouvé bien attrapé, hier. 11 me dit
comme ça : Ils le mangeront quand il sera trop vieux,
tes bourgeois. Je lui réponds : Ils auront toujours quelque
LE PÈRE PERDRIX loî
chose à se mettre sous la dent, tandis que toi, tu ne seras
jamais qu'un crève-la-faim. >
11 vivait sur son banc, au pied du mur. Parfois il était
pensif, se courbait en deux, écartait les jambes et regardait
le sol entre ses sabots. Les mouvements de Tair, les
changements de la rue, la couleur des heures et leur
sonnerie, la forme des saisons, tout ce que Ton voit, tout
ce qui existe, ce qui n'était même pas de phénomènes, ce
qui n'était même pas $ies événements, entrait en son esprit
inoccupé afin de tenir un peu de place. Les jours de
chaleur, Yl s'arrêtait à des pensées comme ceci : <?: Bon Dieu!
les mouches n'ont jamais été aussi méchantes qu'aujour-
d'hui. » Si quelqu'un venait s'asseoira son côté, il se préci-
pitait sur lui, ne disait pas grand'chose parce qu'il ne savait
pas quoi dire, mais jouissait de la présence d'un compagnon
comme on jouit d'une aventure. Et à tout coup, lorsque
l'autre voulait partir, il s'écriait : « Oh ! vous avez bien le
temps. :^ A midi, il se levait avec un grand fracas pour aller
manger, mais avec un chagrin d'homme du peuple pour
qui la bouche est tout le plaisir et à qui le pain, les
pommes de terre et l'eau rappellent qu'il n'y a rien à
attendre avant le cercueil.
Il y eut une histoire qui le frappa beaucoup. Le père
Lomet était un vieux sabotier maigre, bref, courageux qui,
à l'âge de soixante-cinq ans, après avoir embauché, paré,
creusé des sabots, sentit toute la misère dans ses membres.
Il lui prit des rhumatismes qui se plaquaient aux articula-
tions et s'opposaient à ses mouvements comme des bêtes
qui vous surveillent. Le médecin lui dit : « Reposez-vous,
promenez-vous, respirez ! 2^ Il venait souvent voir le père
Perdrix, arrivait avec sa grande canne courbée, mettait
cinq ou six temps pour s'asseoir et faisait le plaint comme
un boulanger : « Ah ! mon pauvre père Perdix, ça me
doule ! > — « Mon pauvre père Lomet, on est des vieux.
On ne sera heureux qu'une fois dans le trou. » C'était
une conversation qui leur plaisait : « Je ne veux pas de-
mander, disait le Père Lomet. Il faudra bien que je fasse
une fin. » Il regardait les enfants jouer autour du banc,
qui parfois pleuraient : ^ Comme c'est bête, les petits ! Ils
n'ont qu'à ouvrir le bec pour qu'on leur fourre le pain
104 LA REVUE BLANCHE
dedans. Moi, si j'étais à leur place, je ne piperais pas. » Un
beau matin, il en eut assez, sa femme ne pouvait pas tra-
vailler non plus et il ne voulait pas se faire nourrir par
son gendre. Il y avait dans la ville un abreuvoir pour les
chevaux. 11 se leva à quatre heures et dit à sa femme :
« Je ne peux pas dormir. Je vais sortir un peu. Au revoir! »
Il eut d'ailleurs beaucoup de peine à marcher jusqu'au
trou d'eau. Blouf !.... Cette fois-là il ne mit pas cinq ou
six temps. C'était un homme fier.
L'autre resta sur son banc et comprit la leçon. Lorsqu'un
bourgeois passait, il le sentait d'avance à son pas plus lé-
ger, à ce pas qui a l'habitude des parquets cirés. 11 guettait
son coup d'oeil comme on guette le regard d'un roi, arron-
dissait son geste et soulevait son chapeau d'un mouvement
déclamatoire. Il comprit la feignantise et la lâcheté et,
derrière l'enterrement, pensait : «Moi aussi, l'on devrait
m'enterrer. »
Parfois les voisins lui demandaient quelque service. Il
y avait le gars de Mathiaud, dont le père était un brave
homme toujours malade, mais à qui la mère avait laissé
prendre toutes sortes de mauvaise habitudes. Il vous re-
gardait de côté avec des yeux qui faisaient peur, et tombait
du haut mal. Quand il était seul avec sa mère, il la dispu-
tait et la battait. Les crises le prenaient. On disait: « Il est
si bien canaille ! C'est la mauvaisetéqui lui sort du corps.»
La mère venait dans la rue et appelait : « Hé, père Perdrix !
Il comprenait. Le gars se tordait, l'écume à la bouche, se
roulait, heurtait les meubles avec sa tête comme avec un
pavé. Il se fût détruit. A certains instants le père Perdrix
le saisissait en plein corps en disant: « Ah ! malin, on te
tiendra bien ! » La mère Mathiaud le remerciait : « Mon père
Perdrix, il n'y a qu'à vous que je puisse demander ce ser-
vice. » Et le gars de Mathiaud épuisé s'asseyait enfin, tout
éreinté, avec un drôle d'air, comme si ses regards fussent
rentrés en dedans.
• Il vécut dans la sphère inférieure des pauvres, au milieu
des poussières du rebut, et qui s'épaississaient à son front.
Il y avait des services qu'on ne pouvait demander qu'à lui.
Son chapeau enfoncé jusqu'aux deux oreilles, sa blouse
déteinte et ses gros sabots le prédisposaient à tout, comme
LE PÈRE PERDRIX io5
une guenille sale qu'on abandonne aux relavures. Dans
beaucoup de maisons Ton n'avait pas creusé de fosses d'ai-
sances et cela se composait d'une planche et d'un baquet.
Lorsqu'il était plein, c'était un baquet à deux anses, que
Ton sortait de la cour, avec lequel on traversait la maison,
que Ton portait sur une brouette, que l'on roulait, et que
Ton allait vider quelque part, en dehors de la ville, dans
un jardin potager. C'était lourd, la femme ne pouvait pas
prendre l'autre anse parce qu'elle se fût fait mal dans le
ventre. On allait chercher un homme, et il n'y avait que
le père Perdrix. D'ailleurs il était très fort et semblait por-
ter les trois quarts du baquet. Ensuite on. lui offrait un
verre de vin. Il faisait des difficultés comme un pauvre qui
a peur d'être pris pour un avale-tout-cru.
Il travailla, pourtant. Ils étaient plusieurs, des jeunes et
des vieux, qui s'arrachaient cela comme des miettes, creu-
saient avec la pioche, raclaient avec la pelle et usaient
leurs sabots toute la journée pour vingt-cinq sous. Ils fai-
saient des journées de prestations. Autrefois, quand le
monde était moins bête, on s'entendait pour vivre, on ga-
gnait trente sous, on accroissait son morceau de pain, on
en avait plein les poings comme un enfant qui mord. Mais
des gâte-métiers, avec Timbécillité des gueux, s'étaient mis
en avant des autres, avaient devancé les désirs et, pour
vingt-cinq sous s'offrant, voulaient prendre toutes les jour-
nées, manger les compagnons. Ils n'en profitèrent même
pas, tout le monde dut aller à leur suite, le salaire baissa,
puisque mieux vaut peu que rien, et le métier de journalier
fut un métier à vingt-cinq sous par jour.
Il descendait le matin, on l'entendait descendre. Avec
ses gros sabots, les pierres de la rue résonnaient comme
des murailles. D'ailleurs il s'entravait sans cesse et descen-
dait à grands pas lents, sonore comme une boule creuse,
comme un pauvre qui travaille avec fracas et semble ébran-
ler les riches. Il allait jusqu'à quatre kilomètres, plus loin
encore, jusqu'aux limites des communes, dans les chemins
vicinaux où les journaliers piochent et pellent la terre jaune
des champs à travers lesquels on trace les routes. Dans sa
gibecière il y avait du fromage et du pain, des pommes,
des noix, selon les saisons, et la misère des gueux qui pen-
I06 LA BEVUE BLANCHE
sent : « Nom de Dieu! Si j'avais un peu de viande !... La
viande nourrit la viande. » Sur le chantier ils étaient toute
une bande, jeunes et vieux, avec des gilets de coton qui
coûtent trente sous, reprisés, entortillés de misère, barbus,
épais, nourris de soupe, vêtus de rapiècements. En somme
ils s'en moquaient et faisaient de Touvrage pour leurs
vingt-cinq sous. Le cantonnier de la commune qui les sur-
veillait s'en moquait aussi, causait avec eux et, âgé de
soixante ans, songeait à sa femme de trente ans jusqu'au
soir et tuait le temps en attendant Tamour. Ils posaient le
pied sur la pelle, s'accoudant au manche, et disaient entre
eux : € Et puis une gente femme ! Mais dame ! elle ne lui
laisse que la peau sur les os. Ha ha ha ha ha !» A midi
ils allumaient un feu de bois mort, s'asseyaient autour,
exhibaient leur manger. Ils connaissaient toutes les fon-
taines des prés. Ils allaient chercher de l'eau dans une cru-
che qui circulait à la ronde et il yen avait toujours un pour
dire : <l Quand même, j'aime mieux le rouge que le
blanc. >
A la chute du jour ils quittaient le chantier et se dis-
persaient sur les routes, par bandes, la gibecière au dos,
la pelle ou la pioche à l'épaule. C'était un bruit de gros
sabots qui se mêlait à l'appel des troupeaux dans les cam-
pagnes, aux lumières des premières étoiles, et qui, plus
tard, perçait cette nuit dense qui semble mettre les petites
villes dans une boîte. Ils étaient à moitié morts, comme
des jambes de laine, et résonnaient contre les cailloux,
bien plus qu'au matin, creusés par la misère, anéantis pour
vingt-cinq sous. Perdrix ne savait plus penser. Ce n'est
pas que le repos soit bon, c'est que le travail est mauvais.
Il rêvait à tout le développement de sa paresse sur son
banc, aux après-midi qui se posent devant les yeux des
feignants et s'en vont sans secousse comme une douceur
sur nos sens fatigués. Trois ou quatre pointes de joie l'at-
tendaient à son seuil, il buttait contre les marches, entrait
avec un bruit d'ustensile cassé, tombait sur la chaise,
mangeait la soupe, se tournait du côté du lit, se tournait
du côté du mur et roulait dans le sommeil comme une
boule sur une pente.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
Le sentiment religieus dans Tlnde
Depuis Tépoque la plus reculée, Tlnde est couverte de sanctuaires :
une statue sous un arbre, une pierre grossièrement taillée auprès d'une
source ou contre un rocher, rappellent à chaque pas que les dieux sont
partout invisibles et présents et quel objet en apparence le plus insigni-
fiant peut être possédé de leur esprit.
Le Mahabarata — l'Iliade hindoue — chante la lutte de deux familles
parentes et rivales pour la possessicm de la Delhi primitive; le Rama-
yana — l'Odyssée hindoue — est consacré aux aventures de Rama, incar-
nation du Dieu Vichnou. L'Inde possède d'autres poèmes, des prières,
des hymmes, des traités didactiques de diverses époques rédiges en
langue sanscrite et mis sous une forme rythmée pour aider la mémoire
des dieux et le surnaturel. Les Védas, ne forment quune petite partie
des Ecritures sacrées de l'Inde: la simple religion naturaliste des
temps védiques a disparu sous une floraison de mythes aux origines
diverses.
La croyance aux dieux personnels s'est superposée à l'adoration des
forces naturelles, de certains objets et de divers fétiches, culte toujours
vivant sous le décor mythologique qui les a revêtus. Ainsil'eau du Gange
fut sans doute considérée comme sacrée longtemps avant qu'on eût ima-
giné d'en placer les sources au sommet du mont Mérou, à la fois Olympe
et Paradis du bralimanisme et qu'on eut fait de la rivière elle-même une
déesse. Les temples élevés du nord au sud de l'Inde pour rappeler le
souvenir des prodiges et des exploits qu'accomplit le dieu Rama en
poursuivant le ravisseur de sa femme jusque dans l'Ile de Ceylaii occu-
pent probablement la place de sanctuaires antérieurs au Ramayana. La
religion nouvelle leur a simplement donné une histoire et les a rattachés
au brahmanisme comme elJe a fait pour toutes les eaux et montagnes
sacrées où s'élèventles temples les plus révérés des Indes. C'est ainsi que
le bassin du Seigneur-des-sables près de Bombay aurait été formé par
l'eau qui jaillit à la place où Rama altéré frappa le sol d'une de ses flè-
ches. Les pèlerinages aux sommets des montagnes ont souvent précédé
la construction des temples qui sont leur but actuel et où le culte d'un
dieu a remplacé radoi*ation de la montagne elle-même. A Trichinopoly,
dans la plaine de bananiers, de palmiers, de vertes rizières que partagent
en îles les bras de la Kaveri, un roc de granit en dent de tigre porte
comme une acropole un massif temple de Siva qui ne fut sans doute
pas son premier sanctuaire. Ailleurs un bloc erratique en équilibre sur
un rocher inspirait un superstitieux respect longtemps avant qu'on le
fit entrer dans l'histoire de Krichna en le représentant comme une
motte de beurre pétrifiée par ce héros.
io8 LA REVUE BLANCHE
Les arbres sacrés qui jouent un grand rôle dans la légende des sages
et dans le culte de Vichnou sont les vestiges d'un fétichisme primitif qui
adorait à la fois l'arbre et le serpent. Un serpent monstrueux à sept
têtes sert de dais à Vichnou, et le cobra dont le venin cause des morts
nombreuses est sacré pour les Hindous. Une foule d'autres animaux
ont pris place dans la religion brahmanique ; l'éléphant est représenté
versant avec sa trompe l'eau du bain à la femme de Vichnou ; les singes
conduits par leur chef Hanuman ont aidé Rama à passer de l'Inde dans
Ceylan et voilà pourquoi ils peuvent tout se permettre dans certains
temples ou certaines villes sacrées ;raigle de Malabar, le paon et d'autres
animaux servent de messagers ou de montures à certains dieux, le per-
roquet est consacré àKama (l'amour), le taureau à Siva; les vaches sont
l'objet d'une vénération toute particulière ; elles ont habituellement les
cornes peintes et ornées d'anneaux et de boules de cuivre et si on ne se
fait pas scrupule de les employer aux mêmes travaux que chez nous, on
croit que les tuer et manger leur chair est un des péchés les plus hor-
ribles. Bien des fidèles n'ont jamais pu surmonter l'horreur profonde
qu'ils éprouvent à voir des Européens abattre des bœufs et. des vaches,
actes jadis interdits et punis de peines plus rigoureuses que l'homicide.
Presque tous les Hindous s'abstiennent de viande et s'interdisent de
tuer le moindre être vivant, fût-ce un insecte parasite; ils croient que
les âmes des trépassés recommencent leur existence dans le corps des
animaux, que ce serait péché de les faire souffrir, que c'est œuvre pie
de recueillir les animaux errants ou malades dans des hospices fondés
par la charité. Le même respect de la vie animale, fondé sur la même
croyance se trouve dans le bouddhisme.
Malgré les souvenirs du fétichisme, malgré la croyance à la métem-
psycose, le plaisir de la chasse n'est pas absolument interdit aux rajahs
et aux membres de certaines castes, pourvu qu'ils s'imposent l'obliga-
tion d'épargner les animaux les plus sacrés, tel que Tantilope nilgaï ;
de môme les sacrifices sanglants et l'usage de la cliair se rencontrent
dans certains rites du culte brahmanique bien qu'ils soient en opposi-
tion avec les croyances générales. La religion hindoue pratique, en effet,
l'éclectisme le plus large et, comme tous les polythéismes, elle incline à
s'agréger les divinités nouvelles plutôt qu'à les exclure. Tandis que le
missionnaire catholique défend au nouveau converti de retourner à la
pagode ou de travailler pour elle, l'Hindou croyant n'éprouve aucun scru-
pule à faire un acte d'adoration devant une procession ou une église
chrétienne. Lorsque certains missionnaires du siècle dernier essayèrent
de mettre la religion catholique à la portée des hautes castes indoues,
en se faisant passer pour des brahmanes blancs, en affirmant que les
écritures chrétiennes étaient la meilleure version des écritures sans-
crites, que Brahma était une corruption d'Abraham, Krichna de Christ
et ainsi du reste, l'opposition à cette méthode ne vint pas des brah-
manes, mais de cîttholiques auxquels de semblables concessions sem-
blaient hérétiques : c'est que les brahmanes — membres de la caste
sacerdotale — ne iormeift pas un clergé et qu'ils n'ont ni pape, ni évê-
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS l'iNDE 1O9
ques, ni conciles, ni aucun moyen d'exercer une action concertée et com-
mune.
Pendant notre séjour à Kapourthala, arrive dans la ville une jeune
fille précédée d'une grande réputation de sainteté : on dit qu'elle a
longtemps prié Dourga et qu'un jour vers l'âge de quatorze ans elle
s'est sentie inspirée de cette déesse ; elle appartient à une famille de
kchatryas ou guerriers, mais elle a quitté ses parents ; elle est belle mais
elle a renoncé au mariage, elle s'est vouée à la divinité et elle s'est mise
à parcourir le Pendjab, allant de ville en ville, en compagnie de quelques
fidèles pour édifier les populations. Sa déesse, Dourga ou Kali, est la
femmede Siva le Destructeur, patron des guerrierset des ascètes. Dourga
est représentée sous la forme d'une femme peinte en bleu ; elle a quatre
bras dont l'un brandit un sabre, un autre une tête coupée ; Dourga a du
sang aux mains et sur les lèvres ; son collier est composé de crânes,
sa ceinture de mains coupées ; elle marche sur un homme qu'elle re-
garde en grinçant des dents et en tirant la langue.
On rapporte qu'autrefois, elle combattit le géant Ravana, roi de
Ceylan. La lutte dura dix ans. Comme les gouttes de sang qui sortaient
de chaque blessure reçue par Ravana se transformaient en géants,
Dourga se mit à sucer le sang des blessures qu'elle faisait. Enfin, elle
abattit son adversaire, déchira ses membres et les foula aux pieds : dans
sa joie, elle faisait des bonds si terribles que le monde en était ébranlé
et menaçait ruine. Ému du danger que courait la terre^ Siva, l'époux de
Dourga, se coucha sur le sol parmi les membres de Ravana, mais la
déesse, dans son ardeur, ne le remarqua pas d'abord ; elle mit le pied
sur la poitrine de Siva et s'aperçut alors seulement qu'elle venait d'ou-
trager son seigneur et maître ; l'étonnement et la douleur lui firent
grincer les dents et tirer la langue. Telle est parmi les aventures de
Dourga ou de Kali l'une des plus connues. Les autres sont, comme la
précédente, remplies de combats et de massacres : Dourga est une
déesse de carnage, à laquelle on offrait autrefois des sacrifices humains.
Aujourd'hui, le gouvernement anglais a supprimé ces pratiques et l'on
ne sacrifie plus à Dourga que des chèvres.
A peine la jeune femme inspirée est-elle arrivée à Kapourthala que
trois habitants de la ville ont résolu de lui demander un miracle propre
à persuader les incrédules. Ils se sont rendus au temple de Dourga,
décidés à couper leurs langues et à demander ensuite pour les faire
repousser l'intervention de la sainte. Deux d'entre eux ont manqué de
courage, mais le troisième a, dit-on, coupé sa langue. Toute la ville
aussitôt s'est portée vers le temple : les routes et les sentiers sont
pleins dliindous qui s'y précipitent. Nous pénétrons à grand'peine jus-
qu'au temple. C'est un petit cube de briques entouré d'une enceinte
carrée ; la cour est ouverte, mais la porte du sanctuaire est fermée : nous
parlementons et attendons d'être admis, à la condition de quitter à la
fois nos chaussures et notre chapeau ; on ouvre et nous entrons dans
une petite salle noircie par la fumée des lampes et le beurre fondu
qu'on offre aux dieux. Devant nous des statues de Dourga, de Siva et de
IIO LA REVUE BLANCHE
leurs fils, à leurs pieds, les instruments de cuivre pour le culte, au
plafond une grosse cloche. Dans un coin, le patient accroupi, la tète
baissée, la bouche fermée : le sang lui sort des lèvres en filet et tombe
dans un bassin placé [devant lui. « Voici la langue », dit le brahmane •
du temple, en nous présentant un morceau de chair dans un vase de
cuivre. C'est une langue, en effet/ mais nous voudrions que le patient
nous montrât sa bouche ouverte ; or, c'est, paraît-il, impossible ; tout
à l'heure, il a refusé obstinément de le faire devant le médecin anglais.
Nous ne sommes pas plus heureux dans notre tentative.
Nous sortons et, dans la cour nous apercevons pour la première fois
la prophétesse. C'est une très jolie femme drapée dans un pagne de soie
verte ; ses fidèles Font transportée ici dès que le sacrifice a été accompli ;
elle a vu le patient et lui a annoncé qu'il parlerait une fois la nuit
tombée. La foule attend la guérison : elle est transportée d'enthousiasme,
nerveuse, agitée de frissons : les Hindous se pressent, assiègent les portes
de l'enceinte, font crouler les briques des murs sous leurs escalades, se
suspendent aux arbres, s'élèvent sur les épaules les uns des autres.
C'est partout une houle de turbans multicolores sur laquelle s'abattent
de temps à autre les poings et les gourdins de la police. Au milieu de ce
tumulte, la prophétesse attend tranquillement à la porte du temple,
assise sur des coussins. On a élevé un dais au-dessus de sa tète.
Plusieurs fidèles l'éventent avec des panaches de plumes de paon. Un
tamtam, des cymbales^ une trompette criarde ne cessent pas leur tapage
à la fois grêle et discordant. Pour savoir si le mutilé parlera à l'heure
fixée, nous aurions bien la patience, sinon la foi d'un Hindou, mais nous
sommes obligés de nous éloigner pendant quelques heures. A notre
retour voici ce qu'on nous raconte : le soir, vers six heures, la voyante
a fait appeler le patient et lui a ordonné de parler. 11 a essayé deux fois
sans succès et il a réussi la troisième. Mais. on ne peut le voir, il doit
rester isolé toute la nuit.
Personne ne met en doute sa guérison. L'affluence augmente vers
l'inspirée. On va la trouver au caravansérail, l'hôtellerie des voya-
geurs indigènes. Le caravansérail est une grande cour destinée aux
voitures et aux bétes de somme et entourée sur ses quatre faces de
chambres sans meubles. La prophétesse, avec ses coussins, son dais,
ses porteurs de chasse-mouches, ses musiciens, occupe une de ces
chambres. On nous la montre étendue toute raide et cachée entièrement
sous un long voile : « Elle s'endort souvent ainsi, nous dit-on, soit avec
l'aide de la musique, soit naturellement : souvent elle parle dans son
sommeil ! — Et que dit-elle ? — Elle dévoile l'avenir. »
Bien qu'on ne puisse la voir, les adorateurs se pressent autour d'elle
pendant toute la nuit; ils jettent à ses pieds des roupies', des caurîs, des
fleurs, des bonbons. Désormais^ elle est acceptée, vénérée et Kapur-
thala se trouvera honorée tant qu'elle voudra rester au caravansérail.
Quand les hommes ont rendu leurs hommages, les femmes arri-
vent à pied, en voiture, drapées de coton ou de soie, suivant leur
condition, mais toutes avec quelque offrande. « La voyante pourrait
LB SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'iNDE Iil
devenir riche, nous dit un très haut fonctionnaire de TEtat, celui qui,
d'après la rumeur publique, aurait fait appeler cette femme. Mais elle
ne tient pa» à l'argent. Elle ne demande rien ; elle n'est ni avide, ni
• orgueilleuse, elle fait bon accueil à tous, elle est très simple! b Et
pourtant les honneurs qu'on lui rend pourraient lui faire tourner la
tête. Le cortège de ses adorateurs grossit à chaque heure; il en vient
maintenant des villages et des hameaux. Des pénitents hindous et sicks,
à peu près nus, au corps frotté de cendre grise, aux cheveux longs, à la
barbe inculte arrivent du fond de leur ermitage ; ils se prosternent
devant l'inspirée ; puis, ils profitent de leur séjour dans la ville pour
aller faire une quête au bazar. L'un d'eux est particulièrement remar*
quable ; il entre partout et s'assied sans façon : c'est un grand et gros
homme, au large ventre ceint d'une parure de feuillages ; ses cheveux
nattés en corde sont enroulés comme un turban, il s'appuie sur un gros
bâton terminé par une petite hache de fer, arme habituelle des Sicks.
Nous exprimons le désir de le photographier ; il en parait enchanté et
nous fait signe d'attendre; quelques instants pour qu'il puisse prendre
un maintien digne. La voyante elle-même s'est laissé photographier
sans difficulté et nous a demandé de lui donner un exemplaire de la
photographie.
Notre curiosité n'est point satisfaite, nous voulons voir le jeune homme
qui s'est coupé la langue. On nous le montre, enfin, le lendemain du jour
du miracle ; il paraît en bonne santé ; mais nous ne l'entendons point
parler et nous ne pouvons toujours pas obtenir de voir sa bouche. On
consent seulement à nous montrer celle d'un autre homme qui a subi la
même opération et qui a été guéri par le môme miracle un an aupa-
ravant. Nous remarquons une cicatrice à l'extrémité de sa langue ; il
n'a pas dû se couper grand'chose. Est-ce bien la langue du patient qu'on
nous a montrée hier? Le fonctionnaire indigène qui passe pour protéger
la jeune prophétesse n'en doute pas et tout le monde assure que le
docteur anglais est venu juste après l'opération, ce qui est vrai, et qu'il
a examiné la blessure dans la bouche du patient, ce qui est absolument
faux; nous protestons contre la dernière assertion; mais sans autre
résultat que cette réplique : « Après tout, cette femme n'a pas besoin
que vous croyiez ! »
Chaque jour l'histoire du miracle s'embellit, et les honneurs rendus à
la prophétesse augmentent. Le maharajah plus docile à la voix du peuple
qu'aux avis de son médecin la reçoit en audience solennelle ; les dames du
palais la reçoivent, la consultent sur l'avenir, la comblent de présents.
Le surlendemain du miracle, on lui fait parcourir la yille en proces-
sion. Son cortège est ouvert par la fanfare de cornemuses du régiment
du maharajah; puis viennent les bannières sacrées, les statues des dieux,
une voiture de musiciens, enfin celle de la prophétesse attelée de deux
chevanx, recouverte d'un dais, ornée de bouquets etde guirlandes. Elle-
même est assise, drapée dans un voile de soie jaune et entourée de
porteurs de chasse-mouches qui Téventent ; en face d'elle, le patient
toujours silencieux. Plus loin, viennent en voiture ou à pied tous les
li'Ji LA REVUE BLANCHE
croyants de la ville et des environs. Les marcliands du bazar ferment
leurs boutiques pour courir voir le cortège, les employés du grand
bâtiment où sont réunies toutes les administrations se précipitent atix
fenêtres et sur les toits de la ville, les femmes regardent par dessous
leurs voiles baissés.
On assure que la prophétesse pourra cheminer dans une pareille gloire
jusqu'à Bénarès la ville sainte, si elle le désire et si les autorités anglaises
la laissent faire.
Le gouvernement a pour principe de ne pas contrecarrer les mani-
festations religieuses à moins qu'elles ne tombent sous le coup des lois
criminelles ou qu'elles ne choquent par trop la moralité occidentale : or,
si les rites sanglants ou obscènes existent dans la religion hindoue, ils
n'ont pas l'importance que leur a attribuée l'imagination européenne. Les
sacrifices humains sont restés en usage jusqu'à la domination anglaise
dans les religions primitives des sauvages de l'Inde centrale. Le culte
brahmanique les a pratiqués jusqu'à une époque voisine 'de nous. Sir
William liunter croit pouvoir en signaler deux pendant la famine
de 1866, mais ces sacrifices étaient rares et toujours faits dans des
circonstances exceptionnelles ; il semble aussi que la victime s'offrait
elle-même pour apaiser le courroux des dieux, suicide religieux dont
l'antiquité offre plusieurs exemples.
De même, les veuves qu'on brûlait vivantes sur le bûcher de leurs
maris passaient pour accepter leur sort : elles avaient en principe le
droit de survivre à leur époux, mais elles se condamnaient dans ce
cas à l'existence la plus misérable, tandis que l'holocauste leur garan-
tissait une place dans le Paradis, des honneurs exceptionnels après
leur mort et leur valait pendant leurs derniers instants le don pro-
phétique. En réalité, les parents du mort, soucieux de lui faire de belles
funérailles et avides de la gloire qu^un tel sacrifice attirerait sur leur
famille, arrachaient à la veuve son consentement, l'entouraient pour
qu'elle ne pût communiquer avec le dehors et lui versaient au dernier
moment un breuvage enivrant pour la mettre hors d'état de résister.
Le sacrifice des veuves n'était en usage que chez les notables ; il a été
formellement interdit par la loi anglaise en 1829 et les souverains indi-
gènes ne le tolèrent plus dans leurs états.
La passion sexuelle tient dans le brahmanisme un rôle qu'on ne peut
méconnaître^ mais on ne doit pas attacher trop d'importance à certains
usages ni considérer comme pratiques générales des rites particuliers à
telle ou telle secte.
L'œuvre de chair n'est pas réglementée aussi étroitement par la
morale hindoue que par celle du christianisme : aux honnêtes femmes elle
n'est permise qu'en mariage seulement, mais les hommes, bien qu'ils
se marient tous sans exception et de très bonne heure, peuvent fréquenter
les femmes publiques, et l'opinion ne les en blâme pas, pourvu qu'ils se
conforment aux habitudes. L'usage constant, au moins dans le sud, est que
la prostitution soit pratiquée par les bayadères consacrées aux dieux et
logées dans l'enceinte des temples. Chaque pagode de l'Inde méridionale
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'iNDE 1i3
possède une troupe de ces femmes que Ton nomme servantes du dieu et
qui correspondent auxhiérodules de Tantiquité. Leur profession n'a rien
de déshonorant, elles se mettent au service du temple de leur plein gré
ou encore elles y sont envoyées dès leur enfance à la suite d'un vœu fait
par leur mère ; si elles ont des enfants, les fîUes leur succèdent, tandis
que les fils sont admis dans toutes les professions permises à leur caste.
L'office des bayadères consiste à chanter et à danser en l'honneur du
dieu, au temple pendant les adorations quotidiennes, au dehors dans les
processions, enfin dans les mariages et dans toutes les cérémonies où
les riches particuliers ont loué leurs services. Tantôt elles rythment
leurs mouvements en chantant, tantôt les unes dansent tandis que les
autres les accompagnent de la voix ; quand la troupe est au complet,
elle évolue au son des violons à une corde, des trompes, des tambours,
des cymbales dont les exécutants tirent quelques notes. Ces musicens
qui appartiennent aux temples sont de très basses castes et infiniment
moins estimés que les danseuses. Les exercices des bayadères sont des
ballets et des pantomimes rudimentaires, ils consistent dans la répétition
d'un motif initial, ils durent jusqu'au moment où l'assistant le plus élevé
en dignité donne en se levant le signal de la fin.
Les danses que nous avons vues dans les processions représentaient
une scène des légendes sacrées. Celles où nous avons été conviés par
des particuliers avaient pour motifs les plaisirs que les hommes peuvent
attendre des bayadères. Les danseuses restent toujours vêtues ; leur
costume est très différent suivant la région, tantôt un voile richement
brodé, tantôt un vêlement collant ; dans tous les cas, il doit être aussi
riche que possible, car la rareté des étoffes, le nombre des bracelets, la
valeur des joyaux font à une bayadère plus d'honneur que sa beauté ou
ses talents; les di'^bntantes s'ornent de cuivre doré et défausses pierres,
mais elles s'efforcent de gagner bien vite de belles parures qu'elles
légueront à leurs filles. Le salaire que leur vaut le service du dieu
suffit à peine à leur subsistance et c'est de la prostitution qu'elles
tirent leur principal revenu. Elles reçoivent au temple, dans leur loge-
ment, les hommes de bonne caste, à l'exclusion des autres dont la
fréquentation les dciclasserait ; hors de chez elle, les bayadères ont le
même maintien modeste que les femmes mariées et rien ne traduit leur
profession si ce n'est la richesse de la parure. Il ne semble pas douteux
que la prostitution dans les temples se rattache aux croyances et qu'elle
ait été d'abord une sorte de sacrifice, mais le souvenir de son origine est
perdu et les clients des bayadères n'ont pas la moindre idée du lien qui
rattache leurs plaisirs à la religion.
Chez les musulmans, les deux professions de danseuse et de fille
publique sont également réunies ; dans les deux religions on a conservé
Tusage de marier solennellement à un arbre celles qui les exercent,
tradition venue sans doute du fétichisme primitif. Les prostituées
musulmanes logent dans les rues du bazar, au-dossus des boutiques,
ailes se montrent aux fenêtres, vêtues de soies voyantes, procédé qui
paraît fort inconvenant aux Hindous, tandis que les musulmans trouvent
abominable que la prostitution se pratique à la pagode.
Ii4 LA REVUE BLANGHS
Une chronique scandaleuse s'est formée autour de certains sanctuaires
où les femmes stériles se rendent en pèlerinage, mais la mauvaise répu-
tation des cérémonies que Ton fait pour obtenir des enfants n'empêche
pas les maris d'y envoyer leurs femmes ou même de les y conduire, car
un Hindou, est déshonoré s'il n'a point de postérité pour acquitter la
« dette des ancêtres v.
Ce n'est pas seulement une famille que l'Hindou demande au mariage.
Aux Indes, comme dans tous les pays où Tunion des sexes est faite
uniquement à l'avantage de l'homme, le plaisir est considéré comme
une fm, et le mari peut répudier la femme qui ne lui donne pas satis-
faction sur ce point. Kama, dieu de l'amour (le rituel qui porte son nom,
le Kamasoulra est traduit en français), Kama, fils de Vichnou, n'est pas
un des grands dieux de l'Inde, et son culte n'a pas la popularité de ceux
de Rama ou de Krichna. Les ascètes, qui se délivrent des passions pour
atteindre la sagesse parfaite, le considèrent comme un ennemi; on
raconte que Kama, ayant voulu tenter Siva au milieu de redoutable»
austérités, fut réduit en cendre par un seul regard du dieu pénitent.
C'est pourtant parmi les fidèles de Kali, femme de Siva, que se recrute
la secte des saktias, adorateurs de la force génératrice : les saktias
font, à certaines nuits, devant la statue de Kali, des cérémonies parti-
oulières qui s'accompagnent de festins et de débauches. Ces rites n'ont
jamais été suivis que par une minorité d'initiés.
Le culte phallique est général chez les sivaïtes ; dans tous les sanc-
tuaires de leurs dieux, on rencontre le lingam (phallus) et le yoni en
multiples exemplaires de toutes tailles; on en voit d'énormes taillés
dans la pierre qu'adore un éléphant sculpté, de grandeur naturelle ; il en
existe de minuscules que les fidèles s'attachent au cou comme des amu-
lettes. Ces figures ont une forme rituelle qui, sans être absolument réa-
liste, ne laisse place à aucune méprise; aussi inspirent-elles une très
grande répugnance aux musulmans et aux Européens. Elles sont,
dans la plupart des cas, adorées sans rites obscènes et l'Hindou qui
les rencontre dans les temples de Siva éprouve à leur vue les mêmes
sentiments qu'évoque en lui la coquille fossile exposée et vénérée
dans les temples de Vichnou comme une représentation de ce dieu.
Le culte phallique n'est point particulier à l'Inde, on en trouve des
représentations sur les monuments de l'ancienne Egypte et des traces
dans les religions grecque et romaine.
Le polythéisme n'est pas toute la religion hindoue; l'Inde possède six
écoles de philosophes qui ont interprété les livres saints et dont les doc-
trines reposent sur les mêmes principes. Leurs disciples se sont recrutés
dans la caste sacerdotale qui a le monopole des études religieuses, mais
ils n'en forment qu'une très petite minorité, car les brahmanes s'élè-
vent rarement au-dessus des croyances vulgaires.
La métaphysique hindoue est parente de celle des bouddhistes. Tandis
que le croyant ordinaire accepte tout bonnement la métempsycose sans
chercher à l'interpréter, le sage découvre, sous ses multiples manifesta-
LB SENTIMENT RELIGIEUX DANS LINDE Ii5
lions, l'âme unique du monde, il est panthéiste. Le fidèle ordinaire, quand
il songea la vie future, pense avec terreur que son .âme pourrait, après
la mort, s'incarner dans le corps d'un animal, il craint aussi l'enfer dont
il a une idée confuse, il espère enfin être admis dans Vun des paradis
qui s'étagenten spirale autour du mont Mérou d'où viennent les eaux du
Gange et sur lequel les neuf planètes brillent autour de Siva. Au juge*^
ment du sage la vertu consiste à se débarrasser des voiles de la Maya où
illusion terrestre et à s'unir à l'infini. Pour atteindre son idéal, le sage se
plonge dans une contemplation dont rien ne doit le distraire, il s'absorbe
dans sa pensée, il se délivre des passions en réduisant ses besoins à
l'extrême limite. Il se passe de vêtement, ne conservant qu'un petit
pagne de coton ; pour nourriture, il se contente des aliments que lui
procure la charité publique. 11 s'impose enfin des mortifications par
lesquelles il témoigne son mépris de la vie qui est une des formes de
l'illusion; la mort ne l'effraie pas, et sans la police anglaise il se sui-
ciderait comme le gymnosophiste qui se fit autrefois brûler devant
l'armée grecque. Un pareil saint est l'objet de la vénération univei'-
selle; s'il est indiffèrent aux honneurs, une foule de parasites qui l'en-
tourent recueillent les offrandes, exploitent les pèlerins et importunent
les touristes européens que les cochers indigènes leur amènent moyen-
nant pourboire. Après la mort du saint, son entourage élèvera un sanc-
tuaire sur son ermitage et en tirera des revenus.
Les véritables sages, ceux qui par leur science et par leur vie peuvent
se flatter d'être unis à la divinité, sont très rares; nous n'en avons trouvé
qu'un seul dans notre voyage, tandis que nous rencontrions à chaque
pas des pénitents isolés ou en groupes qui vont à peu près nus et qui
vivent de la charité ; mais ceux-là se recrutent dans toutes les castes
et ils n'ont pas les connaissances qui mettent un brahmane en état de
pratiquer le renoncement philosophique Méprisés des gens instruits, ils
n'ont d'admirateurs que dans le peuple ; certains sont des fainéants qui
vivent sur la crédulité publique, beaucoup, des fanatiques qui se vouent
à un dieu, surtout à Siva dont les austérités sont célèbres ; tels ceux qui
86 faisaient autrefois suspendre par les muscles du dos à des crochets
devant le sanctuaire de Siva, tels ceux qui se font enterrer vivants, ceux
enfin qui pratiquent les macérations les plus redoutables, les plus répu-
gnantes ou les plus singulières, enthousiastes, fous ou prestidigitateurs,
on ne sait. Au musée hindou de Jeypore, une figure représente un péni-
tent qui se livre à des exercices gymnastiques en l'honneur des dieux;
on pense à l'histoire chrétienne du bateleur qui faisait chaque matin
une culbute en l'honneur de la vierge Marie.
Pour le plus grand nombre des fidèles hindous, la religion consiste en
la dévotion la plus méticuleuse et la bigoterie la plus plate. Les prati-
ques sont en tel nombre et si minutieuses, qu'elles ont fini par étouffer
tout le reste, et que la foi leur donne plus d'importance qu'aux dieux
mêmes, elles deviennent une sorte de magie qui enchaîne la volonté
des maîtres du monde. D'après la légende, le roi Vichvamitra parvint à
forcer les barrières de la caste brahmanique parce qu'il avait fait tant
ii(j LA REVUE BLANOHE
de prières et s'était livré à tant d^austérités que les dieux n'avaient plus
. le pouvoir de lui rien refuser.
Si aucune cérémonie religieuse ne peut être faite sans Tintermédiaire
des brahmanes, c'est que les brahmanes sont les seuls qui connaissent
les formules mantra par lesquelles on agit sur les dieux. Voici comment
js'exprimoun dicton populaire : « Les dieux sont nos maîtres, les mantras
sont maîtres des dieux, les bï'ahmanes sont les maîtres des mantras,
donc les brahmanes sont les maîtres du monde. » Pour réciter les
.mantras, il ne faut pas se tromper d'une lettre ou d'un accent, et sur ce
point le formalisme hindou égale celui de l'ancienne religion romaine.
Les formules sont très nombreuses, il y en a pour faire le mal comme
pour faire le bien, les premières employées par les sorciers, qui ne
. manquent pas. Autrefois, quand on soupçonnait un Hindou d'évoquer les
mauvais esprits, les autorités locales lui faisaient arracher les dents
. pour qu'il lui fût impossible de prononcer correctement les formules.
Les Hindous croient toujours aux maléfices, et quand ils s'imaginent en
.être victimes, ils recourent à un sorcier pour en rompre l'effet ; aussi
. rencontre-t-on dans les districts reculés des exorciseurs déguenillés, au
costume bizarre, accompagnés d'un petit garçon qui porte leur tam-
bour magique et les accessoires de leur profession.
L'Inde a aussi la croyance au mauvais œil. On fait des cérémonies
spéciales pour le détourner de la tête des nouveau-nés, des divinités
domestiques et des statues des temples. Certaines particularités dans
le costume ou la toilette des enfants sont destinées à détourner d'eux
le mauvais œil. Enfin les maisons hindoues ont toutes au-dessus de leurs
portes pour remplir le même office un dieu à tête d'éléphant qui est
. Ganecha fils de Siva.
L'Hindou croit aux bons et aux mauvais présages. S'il rencontre un
animal de mauvais augure, il rentre chez lui et renonce à un voyage, à
un marché, à une affaire. L'Hindou consulte les astrologues pour savoir
s'il réussira dans une entreprise ou si tel ou tel jour est faste ou néfaste :
l'astrologie est l'une des études réservées aux brahmanes dont beaucoup
s'occupent à publier des calendriers. Les formules, les exorcismes, les
. prédictions ne réussissent pas toujours mais la foi des Hindous n'en est
pas ébranlée et ils se consolent de leur désappointement par la pensée
qu'ils vivent dans l'ûge de fer où la prière et les pratiques n'ont plus la
merveilleuse puissance qu'elles avaient dans Tàge d'or où se passe l'ac-
tion des grands poèmes.
Chaque matin, à l'aube, les rivières, les lacs, toutes les eaux vives ou
dormantes de l'Inde sont peuplés de baigneurs des deux sexes. Leur
nombre ne diminue jamais, ni en plein été, lorsque les bassins du Dekan
et du Sud ne sont plus que des mares verdies par les plantes aqua-
, tiques, ni en hiver lorsqu'un brouillard blanc s'élève des fleuves du
nord sous les premiers rayons du soleil succédant à la fraîcheur de la
nuit. L'Hindou ne se baigne point par hygiène, mais pour accomplir les
ablutions rituelles : su religion lui ordonne trois sortes de purifications,
se plonger dans l'eau, y tremper son vêtement, en boire quelques goût-
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'INDE 117
les, opérations qui doivent être accompagnées de gestes consacrés et de
certaines prières. Les temples sont construits sur le bord d'une rivière,
d'un lac naturel ou artificiel ou du moins ils renferment un bassin creusé,
assez grand pour les ablutions quotidiennes des fidèles. Ces eaux n'ont
pas toutes la môme vertu : celles qui ont une origine miraculeuse, qui
sont citées dans les traditions et dans les légendes sont les plus efficaces
pour faire disparaître les souillures, tel ce lac sacré du Rajpoulana formé
par les larmes de la femme de Bralima pleurant une infidélité de son
époux, tel ce bassin du sud que le Ciange vient dit-on remplir tous les
douze ans. La plus sacrée de toutes les eaux est celle de la déesse
Gange et sur les rives du Gange; le lieu le plus sacré est Bénarès où
Ton vient en pèlerinage de toutes les parties de Tïmle. L'eau du Gange
efface tous les péchés même après la mort, c'est pourquoi Ton y jette
depuis les sources jusqu'à la mer les cendres dos cadavres : l'usage de
dresser les bûchers funéraires à la place où les fidèles font leurs ablu-
tions et de précipiter dans l'eau les restes des morts se trouve sur toutes
les rivières de Tlnde.
Quand l'Hindou a t<?rminé ses ablutions, il peint sur son front les mar-
ques de Vichnou ou de Siva ou s'y met une simple tache de couleur : dès
lors il se gardera de toutes les souillures extérieures ou intérieures et la
liste en est longue. Si par malheur il subit la moindre d'entre elles, il
sera obligé de se purifier par Tune des nombreuses méthodes quïn-
diquent les traités spéciaux.
L'existence des castes impose à l'Hindou des purifications plus fré-
quentes et plus minutieuses que ne le fait aucune des religions connues :
plus la caste est élevée, plus les précautions ou les expiations se multi-
plient, mais comme les pratiques sont une marque de bonne naissance,
il n'est pas rare de voir les gens des basses castes renchérir sur les au-
tres. La caste est un groupe héréditaire de personnes qui se distinguent
parce qu'elles ne peuvent manger que des aliments préparés d'une cer-
taine manière, parce qu'elles ne peuvent s'associer aux repas des étran-
gers à la caste, parce qu'elles ne peuvent enfin se marier hors de la
caste.
Sur le paquebot qui nous portait d'Aden à Bombay, un groupe de
marchands, passagers de pont, s'était perché sur un amas de caisses et
s'y tenait à l'abri des contacts; ces Indous mangeaient quand on ne pou-
vait les voir et ne consommaient que des aliments et de l'eau apportés
par eux. Le voyageur ou le pèlerin hindou a toujours avec lui son pot de
cuivre pour puiser de l'eau et pour faire cuire du riz ou du millet, il ne
le prête à personne et le préserve avec soin de toute souillure. Au bazar
de Lucknow nous avons causé un scandale en voulant examiner un us-
tensile destiné à l'usage personnel d'un marchand et que nous avions
cru faire partie de son étalage. « Pensez donc, disait notre guide hindou,
si vous l'aviez touché, on aurait dû le laver cent fois. » Le brahmane
mendiant n'accepte que des aliments crus et les lave bien des fois avant
de les faire cuire à l'abri des regards impies. Le fonctionnaire indigène,
le gradué des universités anglo-indiennes conserve sa caste ; l'Hindou n'y
Ii8 LA HEVUE BLANCHE
renonce pas même quand il se convertit au christianisme et sur ce point
ce sont les missionnaires qui font des concessions ; Tun d'eux nous a dé-
claré que les prêtres n'entraient pas dans la maison d'un paria pour y
porter Textrême-onction, mais qu'ils administraient les sacrements sur
le seuil de la porte, accomplissant leur devoir de chrétien avec tous les
ménagements possibles pour les hautes castes. Dans les couvents indi-
gènes de Pondichéry, toutes les religieuses appartiennent à la même
caste; une de ces communautés qui préparait des poupées costumées
pour l'Exposition de 1900 avait fait celle qui représentait sa caste
plus grande, de teint plus clair que les autres et lavait habillée d'étoffes
plus belles.
Chaque caste est une petite société qui a sa morale, ses codes et dont
les traditions sont maintenues par un conseil de discipline ; une caste
ne se préoccupe jamais des usages de sa voisine. Quand lès Rajpoutes
tuaient leurs tilles nouveau-nées, les autres Hindous ne les approuvaient
ni ne les blâmaient, ils disaient simplement : « c'est la tradition de leur
caste. » La charité est un devoir à l'intérieur de la caste mais elle ne sau-
rait être pratiquée en dehors d'elle. Le malade aime mieux mourir que
d'être soigné par un étranger : quand les Anglais ont voulu faire trans-
porter les pestiférés des maisons particulières dans les hôpitaux, les Hin-
dous se sont révoltés. A Bombay, chaque caste à son hôpital. L'Hindou
se représente les nations étrangères comme des castes. « Si les
Français acceptent de dîner avec les Anglais, s'ils peuvent épouser des
Anglaises, déclare un Hindou cultivé, je ne comprends pas la différence
entre la France et l'Angleterre ». L'Hindou n'a pas d'autre patrie que la
caste, il y entre par la naissance, il n'en sort que par la mort.
Les castes n'ont pas toujours existé, mais leur origine est fort an-
cienne. Les divisions sociales héréditaires sont mentionnées pour la
première fois dans les Lois de Manou dont la date, incertaine comme
celle dp tous les documents hindous, semble remonter à près de 2.000 ans.
D'après ce texte la société est formée de quatre couches, les brahmanes,
les guerriers, les marchands et les artisans ; il y a longtemps que ces
éléments se sont fragmentés en une foule de castes portant les noms les
plus différents. La seule classe qui ait gardé quelque cohésion et qui ait
conservé partout son nom initial, celle des brahmanes, comprend au-
jourd'hui plus de i.8oo castes dont plusieurs sont considérées comme
des usurpatrices. Jusqu'à nos jours tous les groupements ont pris aux
Indes la forme d'une caste ; les émigrants installés dans une province
nouvelle, les disciples d'un réformateur, les sectes liérétiques, la troupe
d'un capitaine, la bande d'un chef de brigands, les corporations d'ou-
vriers se constituaient en castes qui perdaient au bout de quelques
générations le souvenir de leur origine et desquelles on affirmait bientôt,
comme de toutes les institutions hindoues, qu'elles venaient des dieux et
qu'elles existaient depuis des milliers de milliers d'années. Aujourd'hui,
les Hindous sont répartis en castes innombrables dont chacune prétend
être plus noble que les autres, mais jqui admettent à peu près toutes
la supériorité des brahmanes.
LE SENTIMENT RELIGIEUX DANS L'INDE 119
Les brahmanes prétendent être de pure race aryenne et Ton doit
reconnaître que dans Tlnde méridionale beaucoup d'entre eux ont le
teint plus clair et des traits plus européens que les dravidiens au milieu
desquels ils vivent : dans le sud, ils ont conservé le costume d'autrefois,
une pièce d'étoffe qui entoure les reins et passe en écharpe de la cein-
ture à l'épaule — laissant la moitié du torse nu. On remarque sur leur
poitrine le cordon sacré, insigne des brahmanes, qu'usurpent parfois
d'autres castes : leur tête est rasée et reste toujours découverte. Dans le
nord il est souvent difficile de distinguer un brahmane d'un autre Hindou,
car les purifications et les pratiques font toute la différence. La journée
du brahmane suffit à peine aux ablutions, aux sacrifices, aux prières,
s'il observe consciencieusement la règle. Ses moindres actions sont
soumises à des prescriptions qui s'appliquent môme à la manière de se
nettoyer les dents avec un morceau de bois. En compensation les brah-
manes ont le privilège d'être seuls en contact avec la divinité, seuls ils
peuvent offrir des sacrifices, seuls ils savent les prières, seuls ils étu-
dient le sanscrit et les écritures sacrées dans les écoles des pagodes. Le
sacerdoce fait vivre beaucoup d'entre eux, mais il n'est pas leur seule
profession : les plus pauvres se font domestiques chez les autres, car un
brahmane ne peut pas être servi par des gens de castes inférieures ; on en
trouve même qui se font cuisiniers chez de riches marchands qui veu-
lent une nourriture préparée selon les règles ; dans cette condition le
brahmane mange à part et ne dessert jamais la table de son maître.
Un brahmane peut se faire soldat, de même qu'un kchatria ou guerrier
peut devenir scribe. I^es hautes castes admettent toutes les professions
sauf celles qui font détlioir. La pauvreté, le travail manuel ne déclassent
pas leurs membres, mais ils ne sauraient exercer les métiers qui les
exposeraient à des souillures mystiques, par exemple se faire blanchis-
seur, barbier ou encore entrer au service des européens carnivores pour
lesquels l'Hindou ressent Thurreur que nous inspirent les anthropo-
phages. Toutes les besognes impures sont abandonnées à des castes spé-
ciales ou aux individus sans caste.
Un homme qui désobéit aux prescriptions traditionnelles s'expose à
être exclu de la caste par le conseil de discipline; il se trouve alors
complètement déclassé car il ne saurait être accueilli dans une autre
caste, mais il peut se faire réintégrer dans la sienne s'il paye une amende
proportionnée à sa fortune et s'il se soumet à des purifications dont la
plus efficace consiste à absorber les cinq liquides sortis de la vache.
Les Anglais n'ont pas touché à l'organisation des castes et pourtant
l'influence occidentale commence à pénétrer la société hindoue par un
effet indirect de la domination britannique. Sous l'administration
européenne le commerce s'est développé, les chemins de fer ont été
construits, les cadres européens ont été imposés à l'armée et à l'admi-
nistration, par suite le contact avec les Européens ou entre les castes dif-
férentes est devenu plus fréquent qu'autrefois ; la rigueur des anciennes
prescriptions s'est relâchée, du moins pour ceux qui veulent s'enrichir
ou avancer dans l'administration : un brahmane négociant ou fonction-
lao LA REVUE BLANCHE
naire ne peut pas maintenir dans les endroits publics la distance que
l'ancienne règle exige entre sa personne et celle d'un artisan. Les gens
de la stricte observance se condamnent à vivre à part et à mener Tan-
cienne existence végétative. Ils sont d'ailleurs assez nombreux pour
maintenir dans les hautes castes une partie des vieilles traditions.
Le régime tient toujours, mais il a perdu quelque chose de sa vitalité
et la preuve c'est que les castes nouvelles ne se forment plus en aussi
grand nombre qu'autrefois.
Suivant les juristes anglais la codification des usages hindous aurait
contribué à figer la société dans ses cadres actuels. Autrefois, la fon-
dation d'une caste était souvent l'œuvre d'un réformateur qui établis-
sait parmi ses disciples de nouvelles règles en matière do mariage ou de'
propriété ; depuis que les Anglais ont rédigé des codes, de semblables
innovations seraient frappées de nullité et les Hindous doivent rester dans
leurs castes s'ils veulent que les actes de leur vie civile soient légitimes.
L'influence européenne a d'autres effets plus considérables, elle
apprend aux Hindous qu'il n'est pas nécessaire de s'enfermer dans une
caste pour former des sociétés de discussions littéraires, politiques et
sociales et là se trouve le germe d'une évolution qui s'indique à peine
mais qui sera féconde en conséquences.
Jusqu'à nos jours l'intelligence hindoue dominée par la foi en d'absor-
bantes pratiques, par la tradition qui fixe Tesprit sur le passé, par un
animisme naïf qui attribue aux esprits le mouvement d'une machine à
vapeur ne s'est pas ouverte à la science et à ses applications. La morale
la plus raffinée n'assigne à l'individu aucun devoir social, ne lui donne
pas d'autre préoccupation que de faire son salut, pas d'autre idéal que
le renoncement et considère le mépris de l'action comme la vertu
suprême. Humanité n'a pas de sens, nation non plus, nulle solidarité
eh dehors de la caste !
Albert Métin
Le Journal de Pavlik Dolsky^'^
{Fin)
12 avril.
Evidemment je touche à la fin ; ma tête est encore assez
solide, mais les forces s'en vont de jour en jour et les souf-
frances, la nuit surtout, sont insupportables. A peine suis-je
assis à ma table que déjà ma main a de la peine à tenir la
plume. Ce matin Maria Pétrovna m'a conseillé de me faire
administrer et Féodor Féodorovitch me propose pour demain
une consulation de médecins. Naturellement j'ai dit oui à tout.
L'une et Taulre m'affirment que je suis hors de danger et qu'ils
ne font leurs propositions que pour me tranquilliser. Après
leur départ on m'a remis quelques cartes de visite. Sur l'une
j'ai lu: Comtesse H. P. Zavorskaïa. Cette carte à elle seule
est mon arrêt de mort : Hélène Pavlovna ne viendrait pas
chez moi s'il restait le moindre espoir de me sauver ; sa visite
n'est qu'une réconciliation in extremis.
Allons il est temps de faire ma nécrologie.
« Il y avait une fois un homme que ses amis appelaient
Pavlik Dolsky. De sa vie il ne fit rien de particulièrement
méchant, mais il n'y avait pas en lui grand'chose de bon. A
vrai dire, c'était un homme assez nul, et pourtant il aura occupé
une place assez marquante. Son cerveau travaillait, son cœur
battait fort et ardemment ; il aura beaucoup pensé et senti, sou-
vent désiré et espéré et, plus souvent encore, souffert et erré.
Son grand malheur fut de ne rien faire et de se croire jeune
trop longtemps. Quand il s'en fut rendu compte et qu'il voulut
' rendre sa vie un peu plus raisonnable, on lui dit : « Non, il est
trop tard, tu as passé le temps d'aimer comme celui de penser,
de désirer, d'espérer, de te tromper. Peut-être souffriras-tu
encore un peu, mais pas longtemps, puis tu disparaîtras. »
Je ne sais ce que pensent les autres, mais moi je plains ce pau-
vre Pavlik envoyé en ce monde sans son consentement et ren-
voyé malgré lui. »
5 juillet.
Il y a plus d'un mois qu'on m'a emmené à Vassilievka, encore
faible et sauvé de la mort par quelque miracle. Le jour où j'écri-
(1") Voir La revue blanche des 15 avril et l*»" mai 1902.
122 LA REVUE BLANQHE
vis la dernière page de mon journal fut le dernier dont j'eus
conscience. Je me rappelle ensuite, comme dans un brouillard,
l'entrée de mon confesseur, le père Basile, et avec quelle ardeur
j'ai prié. Je me souviens encore que des gens tout à fait incon-
nus se sont approchés de moi, m'ont mis nu et ont disputé
autour de moi. Même l'un deux, le plus gris et le plus chauve,
a fort malmené Féodor Féodorovitch. Puis, je ne me rappelle
plus rien. Rarement je reprenais connaissance et, à la lumière
de la lampe voilée d'un abat-jour sombre, je voyais toujours
devant moi Maria Pétrovna qui me faisait prendre mes remèdes.
Mais ce n'était plus la Maria Pétrovna que je connaissais ; non :
c'en était une autre. Je voulais lui demander pourquoi elle était
si pâle et si maigre, mais je ne le pouvais pas : aussitôt que
j'avais pris ma médecine, elle disparaissait; seul le bruit léger
de ses pas s'entendait sur le tapis, et de nouveau je perdais
connaissance. Môme à présent il m'est difficile de comprendre
combien de temps dura cet état. Je^ m'éveillai un matin : il n'y
avait plus ni lampe ni abat-jour ; un clair soleil rayonnait aux
stores de ma fenêtre. Je remuai ; des pas légers glissèrent sur
le tapis.
— Maria Pétrovna, est-ce vous? demandai-je on me frottant
les yeux.
— Non, je ne suis pas Maria Pétrovna, me répondit en
s'approchant de mon lit une petite femme maigre au doux et
sympathique visage. Je suis la garde-malade, vous m'appelez
toujours Maria Pétrovna, mais cela ne fait rien...
— Et quel est votre nom?
— Je vous le dirai plus lard. A présent, il ne faut plus
parler, prenez votre potion et dormez.
En même temps la petite femme enlevait très adroitement
mon oreiller et m'en remettait un autre. Jusqu'à présent je me
rappelle comme je m'endormis doucement la tête appuyée sur
ce coussin. De ce jour commença la guérison. Dans les rares
instants où, durant ma maladie, j'avais pu penser, je me rendais
bien compte que j'allais mourir, et cette pensée ne m'attristait
guère ; chaque nouvelle phase de ma guérison au contraire rem-
plissait mon cœur d'une joie indicible. Mon premier entretien
avec Anna Dmitrievna, — c'était le nom de la garde, — la première
tasse de thé qu'on me permit, la première bouffée d'air frais de
printemps quand on ouvrit ma fenêtre, tout cela fut pour moi
autant de fêtes.
Parmi les lettres restées fermées que je trouvai sur mon
bureau, il y en avait une d'Hélène Pavlovna qui m'expliqua sa
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 1^3
visite. Elle écrivait que, demeurée fidèle à la mémoire de son
premier mari, elle me priait de lui remettre pour qu'elle les lût,
les lettres d'Aliocha ainsi que ses photographies. Elle ajoutait
à la fin, que, si, par hasard, je trouvais de ses lettres à elle,
j'eusse robligeance de les joindre à celles de son mari.
A ce billet sec quoique poli, je répondis par une lettre très
cordiale. Je demandais à Hélène Pavlovna de me pardonner si
ma conduite m'avait valu sa colère, lui donnais ma parole
d'honneur — et c'était vrai — de n'avoir conservé aucune de
ses lettres, et mis sous enveloppe le « groupe prophétique »,
le seul monument du passé. Deux heures après on me remit un
morceau de vilain papier sur lequel je lus, tracé d'une grosse
écriture mal formée : « La Comtesse Hélène Pavlovna Zavors-
kaïa a reçu la lettre et le paquet de M. Dolsky ; en foi de quoi,
selon les ordres de Son Excellence, je signe :1e valet de chambre,
Jacques. »
Si Hélène Pavlovna est innocente de la mort de son mari, et
je doute de plus en plus de sa culpabilité, je suis horriblement
coupable envers elle, et sa colère est légitime; toutefois il me
semble qu'après un quart de siècle elle pourrait un peu se cal-
mer et s'adoucir. En tous cas je suis très content qu'avec le
groupe prophétique ait disparu tout ou presque tout ce qui me
restait de cette pénible période de ma vie ; il ne me reste que les
remords de concsience qu'on ne peut envoyer nulle part. La
correspondance d'Hélène Pavlovna est la seule tache qui ait
assombri le fond clair de ces deux derniers mois. L'impression de
ma joie de jour en jour grandit et elle atteignit son paroxysme
quand on m'emmena à Vassilievka. Cette vieille maison plon-
gée dans la verdure des tilleuls et des peupliers, ce grand et
vieux jardin dont on pourrait faire plusieurs parcs m'ont
ramené au temps inoublié de mon enfance, qui fut gaie et pure.
Nous arrivâmes à Vassilievka dans la nuit. Le lendemain, en
me levant, je me mis au balcon fleuri et embaumé d'un buisson
entier de roses, et quand ma vieille Palégéïa Ivanovna m'apporta
mon café dans une grande tasse bleue, jolie de bergères peintes,
je sentis que le poids des lourdes années était tombé de mes
épaules. Pendant la route j'avais senti par moments une grande
faiblesse. Les coins familiers me rendaient tout d'un coup mes
forces d'autrefois. J'ai parcouru la maison et d'un pas léger je
suis monté dans celte chambre qu'enfant j'occupais avec mon
frère. Cette chambre n'a guère changé : une grande table noire
entaillée de coups de canif occupe le même coin entre la fenêtre et
le poêle ; nos lits d'enfants sont restés côte à côte seulement
ia4 LA REVUE BLANCHE
le papier est déchiré et la couleur des rideaux des fenêtres es
passée. J'ai ouvert une grande fenêtre à laquelle j'étais jadis
resté accoudé de longues heures à regarder pensif Torée d'une
vieille et sombre forêt qui bleuissait à droite. Les arbres sont
coupés et, à leur place, on aperçoit la rivière bleue qu'ils empê-
chaient de voir autrefois; le paysage est peut-être plus beau,
mais je regrettais Tantique forêt coupée, et avec soulagement je
tournais mes regards à gauche vers les ruines de la vieille cui-
sine. J'avais dix ans quand on fit construire la cuisine de pierre,
mais près d'elle, à demi-pourris, les débris de la cuisine de bois
sont encore là. J'étais heureux que le puits, comblé depuis long-
temps, eût été conservé et de voir à l'entrée du potager l'épou-
vantail en habit noir placé là jadis pour effrayer les corbeaux,
mais qui alors nous effrayait beaucoup plus, Sacha et moi.
Un mois entier s'est écoulé sans que je m'en sois aperçu. Je
voulais faire visite à quelques voisins, mais je remettais toujours
ces visites au lendemain. Je craignais d'interrompre ma vie
calme, ma vie solitaire de souvenirs et de rêves. Je revivais au
passé. Je retrouve ici les lettres que j'avais écrites à ma mère
au cours de trente années. D'ordinaire, je passe toute la matinée
à lire ces lettres ; sur chacune, je réfléchis longnemenl, non
seulement je lis les mots qui sont écrits, mais je vois entre les
lignes ce que je taisais. Tout mon passé revit dans ma mémoire,
une foule d'hommes passent de nouveau devant moi avec leurs
traits tantôt nets et tantôt effacés. Os taches d'ombre sur les
personnes qui me sont proches avaient beaucoup troublé mon
âme dans les années de l'adolescence, maintenant je les vois
avec plus de calme puisque je comprends mieux, —et comprendre,
selon le grand mot de Shakespeare, c'est j)ardoniier.
Ma seule dislrai^tion, c'est de causer avec Palégéïa Ivanovna et
nos conversations n'ont trait (|n'au passé. Elh* a beaucoup plus
de quatre-vingts ans; elle avait été engagée pour nourrir ma
mère, et de ce jour elle est restée dans la maison : on l'y traitait
comme une personne de la famille. Klle a très bien connu mes
deux aïeuls et ses récits m*expli(juent beaucoup de traits de mon
caractère et certains actes de ma vie. Dune Jamille jadis nom-
breuse, je suis le seul survivant. « Maintenant je ne prie que
pour ta santé, me disait un jour Palégéïa Ivanovna — et quand
je me rappelle tous les autres, il me faut dire : Dieu, garde l'âme
de ton serf ! »
Hier, j'ai trouvé ce cahier et j'ai relu mon journal. Chose
étrange, les lettres que j'ai écrites il y a trente ans sont beaucoup
plus près de mon ûmeque ce journal commencé l'année dernière.
LE JOURNAL DE PAVLIK DOLSKY 1^5
Une transformation morale s'est produite en «moi depuis ces
deux mois. Par exemple, en commençant ce journal je me suis
demandé : « Suis-je heureux ou malheureux? » et je ne pouvais
répondre à cette question. Aujourd'hui, j'y réponds sans hésiter :
j'ai été malheureux pendant de longues années, mais maintenant
je suis tout à fait heureux. Peut-être mes dissertations sur l'amour
de l'humanité étaient-elles logiques, mais ce qui est logique
n'est pas toujours juste. Je ne puis dire notamment si j'aime
l'humanité ou la planète ou le système solaire ; je sais une seule
chose, que j'aime la vie dans toutes ses créations, j'aime la pensée
que je vis.
Aujourd'hui, il fait très chaud, comme il n*a pas fait chaud
encore cette année. La paresse me gagnait, je n'arrivais ni à lire,
ni à penser ; je suis descendu au jardin et m'y suis installé à
l'ombre d'un large érable. Le ciel était sans nuage, autour de moi
régnait un calme absolu; tout ce qui pouvait se garer de la
chaleur dormait, les hommes comme les animaux et les arbres.
Seules, quelques hirondelles silencieusement traversaient. l'air,
quelques mouches tournoyaient sans bruit au-dessus de ma tôte,
et de loin en loin arrivaient jusqu'à moi le clapotis de l'eau et
les cris des gamins qui se baignaient dans la rivière. Puis tout se
taisait. Gagné par l'exemple, j'allais m'endormir quand je fus
éveillé par l'arrivée d'un nouveau personnage. A quelques pas
de moi se tenait un grand coq qui me regardait attentivement;
il poussa deux fois très haut un cri impérieux, parut mécontent
de quelque chose et rebroussa chemin en foulant délicatement
l'herbe comme un élégant de la ville qui vient par hasard à la
campagne et craint de salir ses bottines vernies. On dirait que ce
coq m'a été envoyé pour chasser un sommeil malencontreux et me
rappeler au plaisir, c'est-à-dire à la vie. Mon Dieu! pensai-je
plein d'enthousiasme, comment ne pas te remercier! J'étais con-
damné à mourir, et sans un miracle, je serais dans la tombe, je
ne jouirais pas de ce bienfaisant soleil, de cette ombre délicieuse,
le coq chanterait devant ma tombe, mais je n'entendrais pas son
cri ! Je sais que l'heure n'est pas loin, mais je dois te savoir gré
de ce délai et en profiter. Quoi qu'il puisse m'arriver maintenant,
je ne crains plus rien; si j'étais condamné aux travaux les plus
pénibles; s'il me fallait mener l'existence d'un mendiant sans
asile, alors même je ne me révolterais pas. Dormir sur la terre
nue, vaut encore mieux que dormir dessous. D'ennemis je n'en
puis avoir; il n'y a pas d^outrage que je ne puisse pardonner.
Je crois n'avoir haï personne aussi vivement que Michel Ko-
zielsky, et mainlenant je pense à lui sans amertume ; dans trois
ia6 LA REVUE BLANCHE
semaines j'irai à la campagne chez Maria Pétrovna et je passerai
chez elle la fin de Tété. Puis, à la fin d'août, aura lieu le ma-
riage de Lydia et j'ai promis d'être garçon d'honneur.
Je ne puis me rappeler celte charmante enfant sans attendris-
sement, bien que le démon de Tamour soit complètement endormi
en moi et, je l'espère, ne doive plus s'éveiller. Ces jours-ci,
Lydia m'a écrit : « Quand même, j'insisterai et, après mon
mariage, je ferai tout pour que Maria Pétrovna vous épouse. »
Elle le fera peut-être, mais que m'importe? Si chaque homme
éprouvait une fois dans sa vie ce que j'ai éprouvé, c'est-à-dire
s'il avait senti nettement un de ses pieds dans la tombe, la
haine cesserait entre les hommes. La vie humaine est enfermée
dans un cadre si étroit d'ignorance et de faiblesse, elle est si
accidentelle, si incertaine, si courte, qu'il est absurde à l'homme
de l'empoisonner encore par de stupides querelles. Quelle
terrible folie que la guerre ! Comment les hommes peuvent-ils
se décider à s'entre-tuer ! L'homme n'a qu'un seul et véritable
ennemi, la mort; on ne peut lutter contre elle, mais il ne faut
pas l'aider.
Et si ce renoncement à la lutte, ces élans d'amour n'étaient
pas des preuves de ma transformation morale, mais seulement
les signes du ramollissement, de la vieillesse...?
Tant pis! il faut se soumettre, il faut renoncer à être Pavlik,
il est temps de devenir Pavel Malvéiévitch et d'accepter la vieil-
lesse avec toutes ses conséquences.
Ah! vieillard! vieillard!
FLN
A. N. Apoukhtine
Traduit du rasse par J. W. Biekstock.
Poèmes
D APRÈS SCHUMANN
Ce sera dans longtemps — et très loin
Sans doute, — et par un ciel mélancolique
En deuil de son bleu incertain
En deuil royal, faiblement purpurin ;
Des vagues pleureront une glauque musique^.
Car ce sera le soir — et sur une plage, —
Puisque, sous le voile des ans.
Tu ne m'apparais un peu moins fuyante
Que baignée de l'inquiétude âpre du large
Et de crépuscule.
Il y aura de grands bois noirs sur la dune,
Pareils à ceux où les soupirs des feuilles
Semblent chuchoter, — si bas ! — ton nom,
Que je le veuille
Ou non.
Il y aura de lents oiseaux attardés
Qui feront dans Tair des cercles tristes,
Des senteurs tendrement tristes, comme oubliées
Et retrouvées,
De tamarix.
Il y aura en tout une grande douceur lasse
Comme après des larmes.
Et tu ne seras plus le songe consolant qui passe
Mais la Poursuivie, la Redoutée, chair et âme
... (La brise gémira des : Enfin! et des : Hélas I)
Et malgré Texultante folie de ma joie
Je n'irai que bien lentement vers Toi,
1^8 LA REVUE BLANCHE
Tout angoissé, de moins en moins vite,
Si comiquement honteux de n^étne que moi
Que tu me reconnaîtras tout de suite. »
Tu me souriras, — charitahlement, — des yeux, —
De tes larg(\s, de tes [)rofonds yeux — radieux
Encore — dans la nuit lombanLe ;
Et comme je ne saurai que te regarder,
Croyant rêver ce bonheur toujours retardé,
Oubhcux des longues années suppliciantes,
Des longs désespoirs avivés de faux espoirs,
Tu me tendras, — plutôt condescendante, —
La pâle main qui m*a pétri sans le savoir :
Et tu te croiras la plus aimante.
II
CANTILÈNE
J'aime le mot : doux, -j'aime le mot: bleuy -j'aime le mol : triste^
Ils me caressent, ils me bercent, ils me noient,]
Ils me roulent dans une houle qui chatoie
Comme Teau des lagunes de Venise l'Irisée.
Ils miroitent comme les grottes marines
Troubles et claires, qu'un reflet du large baigne.
Où flottent, blondes, les flexueuses néréides
Et les souples torsions des pâles sirènes.
Ils m'endorment comme une chanson lente
Dans le saphir des soirs diaphanes de l'Inde ;
Us m'émeuvent comme une balsamique plainte
D'invisibles fleurs dans les arcanes des sentes.
0 surtout le doux mot bleu : tr'isle !
Combien il se prolonge par les crépuscules
Alors qu'est morte au ciel la dernière améthyste
Et que de pâles feux bleus tremblent dans la brume,
Telles de frissonnantes et lointaines lucioles,
Vagues âmes qui s'éveillent, craintives,
Rien encore que promesses d'étoiles !
POÈMES IVJ
Déjà s'éveillent dans les bois et sur les rives
Les fantômes plaintifs des amours malheureuses,
Des amours voluptueusement déchirantes,
Sues fatales d'avance — et d'autant plus fougueuses ;
Et ceux des amours menacées, toujours errantes ;
Et ceux des amours qui furent à peine.
Dont, à peine, de bleues vapeurs nacrées subsistent :
Ne furent-elles pas les plus doucement tristes?
... Tendresses pour des inconnues, — recherches vaines ...
0 tes longs et doux yeux bleus d'un bleu gris si triste !
III
CALADORAS
[Ténériffe]
Pour madame F,
Elles demeurent en d'étroites rues humides,
En de vieilles maisons basses, — crépusculaires
Malgré le jour d'or bleu fervide
Où semblent s'évaporer les tuiles solaires,
Les saharas de blanches terrasses
Et les squameuses végétations d'Afrique.
Elles brodent, sur de petits métiers bizarres
Faits de lattes asymétriques,
De vieux clous tordus et de ficelles.
Des fleurs de formes surnaturelles.
Des croix fantasques de vitraux antiques.
D'arachnéennes, d'aériennes rosaces
Ou des papillons qui vivent sur d'autres astres.
Et tous ces motifs s'isolent — ou s'entrelacent
Sur la toile ajourée ou sur la soie,
Si clairs et d'une si ferme finesse
Qu'on dirait de l'ivoirerie chinoise.
Elles passent des semaines dans la tristesse
Des chambres aux volets clos, — en les limbes gris
D'un automne factice que rien ne fleurit
De lumineux qu'un rayon pâle.
îJo LÀ REVUE BLANCHE
Fané, cendré par les treilles du patio
Où roucoule et pleure la lamentable,
La lente complainte d'un filet d'eau.
Et leurs yeux las qu*éblouit un lacis de fibres
Se brûlent à prêter aide au soleil voilé.
Elles vivent, si c'est là vivre,
Dans Tangoisse des heures trop vite écoulées ;
0 ces minutes qu'elles ont perdues
Parce qu'un brouillard rouge noyait les dessins,
Parce que des lames aiguës
Fouillaient leurs tempes et que dans leur crâne étreint
Par un étau féroce aux pressions broyariies
Éclatait le vacarme de cent rues hurlantes !
O la honte des tâches non finies.
Du travail refusé pour un jour de retard.
Les durs sermons et les avanies
Des acheteurs méprisants ou hilares
Chez qui Içs broderies tombent en avalanches
Ou s'accumulent en névés
Dans Tété floral des hautes galeries blanches !
Alors ce sont les nuits abolies, — les levers
Deux heures avant l'aube» après des veillées folles.
Dans une indigente lumière jaune
Ou volettent des monstres d'un noir bleu
Aux crépitements des mèches qui charbonnent :
C'est la hâte qui se change en fureur.
L'aiguille qui glisse
Entre les doigts moites moins crispés.
Voici les fleurs et les papillons qui s'irisent.
Et les réveils, les reins brisés
Après de longs sommes de vingt secondes.
Vite ! une gifle d'eau glaciale sur les yeux
Dans le patio sonore d'un noir de tombe
Et la lutte reprend, plus enragée, plus anxieuse.
POÈMES 1^^
Aussi leur paraît-il qu'une aurore de fête
Egayé de feux roses les murs rechignes,
Les matins chantants où, Touvrage terminé,
Orné de faveurs bleues ou cerise, elles guettent
Dans un miroir piqué Tefifet de leurs toilettes ,
Car elles vont prendre le large, pavoisées
De robes claires et de rubans d'arc-en-ciel,
Leurs joues roses, mates, bistrées.
Insidieusement poudrerizées
Et peut-être une idée retouchées au pastel.
Elles vont franchir, sous Tazur et dans la brise,
Des espaces géants, — des centaines de pas ! —
Voir de vraies fleurs, de vrais papillons qui s'irisent,
Des branches qui secouent leur neige d'incarnat,
Légère, tournoyante, embaumée; *J
Et dans Tair chatoyant des rues hautes
Que ne domine plus qu'un diadème de monts
Flaves et rouges et poudrés de pierreries,
Leurs prunelles de diamant noir ou de béryl,
Libérées du crépuscule, refléteront
Un décor de lumineuse féerie,
Tout d'ors embrasés qu'avivent les bleus profonds ^
Des ravins de saphir striant l'incendie fauve
Sous Tétincellement himalayen
Du Pic, — monstrueuse gemme de neige mauve.
Bientôt groupées sur une véranda qu'elles émaillent
Comme de bouquets criards et charmants.
Elles s'étudient, se complimentent, se raillent,
Si expertes ! inquiètes pourtant
Du sort qu'emprisonne encore la porte close : —
Que dira le Seftor Suizo^ Francès^ Inglès
Dans son espagnol incorrect mais « plein de choses » ?
Refus? amende? ou prime de dos reaies
Récompensant royalement les ophtalmies ?
Ah! sait-on? — Des voix claires chantent, caquetantes ;
Mais que le vermillon factice est éclatant
Sur telles joues rondes, blêmies !
Et quelle éclipse du blanc soleil des sourires !
i32 LA REVUE BLANCHE
Ah ! vivre loin du marchandage, des niaises transes,
Des sous jetés, repris, — de l'éternel âge de cuivre!
Ah ! — bien loin — souffrir plus de souffrances moins viles !
Et les regards vont instinctivement au Bleu immense
Qui baigne l'île splendide et mesquine d'infini :
Ce port à jamais estival et endormi,
Ce port triste et blanc, — si africain ! — où se révèle
Le voisinage du chaud, du morne Maghreb
A vu passer les caravelles aux lentes ailes
Parties à la découverte de nouveaux rêves.
Plus tard, en dés siècles moins héroïques.
Des nefs lourdes à faux airs de galions
Mouillées là, sournoisement pacifiques.
Près des môles en pierres volcaniques.
Emportaient, — à la nuit, — dans leurs sourds entreponts
Les reines futures des Amériques,
Vers des palais d'ambre solaire
D'ivoires, d'ors et de bois parfumés
Tout chantants de beaux oiseaux — emplumés
D'aubes de perle rose et de couchants incendiaires
Elles, — quand l'oracle aura parlé.
L'oracle boréen féroce ou débonnaire.
Elles redescendront vers ces maisons pâles, tassées
Qui forment comme un crayeux cimetière.
... Maintenant, ce sont les novios et les maris
Qui s'en vont au loin par les routes bleues :
Elles — s'étioleront au jour pauvre des patios gris,
Fiancées et femmes captives autant que veuves.
C'est pourquoi les œillades sont si tristes
De leurs yeux, joyaux nocturnes sous les cils lourds,
Les œillades qui vont à l'espace, aux joies libres,
Bien plus qu'à tel espoir de fortuites amours ;
C'est pourquoi ils inquiètent, poursuivent, géhennent.
Haineux parfois, éloquents toujours,
Ces beaux yeux déments qui se plaignent, qui se plaignent !
John-Antoine Nau
s.
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Les élections, les partis et les hommes. — Comme Thypocrisie
est riiommage du vice à la vertu, c'est l'hommage de la Réaction à la
République que son application croissante à ne pas paraître ce qu'elle
est, et à se dire, à Tenvi, a libérale, « progressiste », « patriote », « bien
française », enfin « vraiment républicaine ». La dernière étiquette prise,
Tétiquette « nationaliste », semblait porter en elle les conditions du
succès. — jusqu'ici rebelle à ces duperies tentées : elle était assez vague
et assez négative pour pouvoir grouper tous les mécontentements; elle
laissait incertaines, dans une ombro prudente, les réponses aux vraies
questions du débat présent: elle ne mettait en valeur que le point où peu
de Français encore sont tout à fait insensibles, le chauvinisme chatouil-
leux et impulsif du peuple vaincu. Enorme avait été l'elTort de la coali-
tion. Le « nerf de la guerre » avait été plus abondant qu'il ne fut jamais
en des entreprises semblables.
Il est réjouissant, pour les partis sincères et pauvres, de constater
que le nationalisme et ses benoîts commanditaires « n'en ont pas eu pour
leur argent ». Les fragments de succès avec quoi s'enorgueillit le bhilT
de M. Jules Lemaître ne satisfont ni l'amertume impuissante de
M. Drumont, ni l'humeur impolie de M. de Cassagnac, ni sans doute la
déception discrète de M. Piou. Mais par surcroît ils n'ont rien qui doive
ni surprendre ni attrister le parti démocratique. — Paris est le pays de
France où la division du collège électoral en étroites circonscriptions
territoriales se trouve en même temps séparer et isoler les unes des
autres les différentes classes sociales. Un arrondissement provincial
contient des bourgeois, des ouvriers, des paysans, des riches, des pau-
vres; un arrondissement parisien peut être — et cette spécialisation ter-
ritoriale va se développant — tout entier bourgeois, ou tout entier pro-
létaire, tout entier riche ou tout entier pauvre. La localisation des succès
nationalistes aux arrondissements du centre et de l'ouest nous apprend
donc simplement que l'aristocratie, la bourgeoisie et le commerce sont
de plus en plus nationalistes-réactionnaires et qu'en revanche la classe
ouvrière et industrielle est de moins en moins ébranlée, dans sa fidélité
démocratique, par les faux semblants de la démagogie patriotique. En
province, et notamment dans cet Est lorrain qui donne à M. Jules Lemaî-
tre une si fière consolation, les succès nationalistes sont obtenus aux
dépens surtout de nos bons républicains modérés.
C'est là une sanction fort morale des ménagements que nos républi-
cains « progressistes » ont cessé trop tard de garder envers un parti qui
eût dû être combattu dès l'origine par tous les républicains. C'est là
une sanction fort morale, et c'est là une sanction fort heureuse, du
1JJ4 LA REVUE BLANCHE
moins pour le vrai progrès. Le nationalisme accomplit, contre nous, la
tâche de décomposer et de démoraliser les partis sérieux de la conser-
vation sociale : l'intention disparaîtra, Tœuvre restera ; ce sera finale-
ment besogne faite pour nous. Mais ne faut-il pas craindre. qu'en atten-
dant le nationalisme ne prenne sur la conduite des affaires une influence
pleine de dangers? Sans doute, mais quel est donc le grand homme
parlementaire de ce grand parti? — M. Syveton. — Soyons rassurés.
Le mélinisme sort de cette dernière éprouve tout meurtri. M. Méline,
de plus en plus battu, est de plus en plus content ; le pays, déclare-t-il,
loi donne raison. Ni réaction ni révolution. Et le Temps revient à sa
douce manie de la concentration à la fois contre le nationalisme et contre
le collectivisme. Nos modérés veulent bien admettre les radicaux à faire
avec eux le bonheur de la vraie république. Ils sont les moins forts, ils
sont le parti le plus amoindri, en hommes et en puissance, au cours de
ces dernières années. Généreusement ils offrent à la majorité d'y ren-
trer, à la condition qu'ils y soient à peu près les maîtres et que leur
politique de piétinement stérile et d'impuissance systématisée en « esprit
de gouvernement » prédomine. Ils disent au parti démocratique : « J'ai
essayé de vous déloger, je n'y ai pas réussi. Je vous pardonne. Nous
sommes faits pour nous entendre. En attendant, donnez-moi donc les
clefs de la maison. »
Il n'est pas dit que la mansuétude facile au vainqueur qui n'a pas eu
assez peur, et la faiblesse transigeante qui a été plus d'une fois repro-
rfiée au parti radical ne soient pas accessibles à ce raisonnement séduc-
teur. Pour parer à ce danger de demain, l'important est que la gauche
avancée soit assez nombreuse et assez unie. Or il semble bien que les
élections du 27 avril et du 11 mai nous la donnent telle.. Les radicaux de
gauche paraissent renforcés en hommes et en idées. Il y a tout lieu de
croire que la perte de M. André Berthelot, par exemple, sera compen-
sée. L'alliance ou au moins l'entente et les relations qui, surtout pour le
second tour, ont été presque partout nécessaires et presque partout heu-
reuses entre radicaux, radidaux-socialistes d'une part et socialistes de
Fautre n'auront peut-être pas peu contribué à dégager le programme
radical de la part caduque et stérile de ses traditions, et à l'enrichir
d'une partie dite « sociale » qui devra bien s'imposer à l'activité de la
prochaine législature autant que son importance et ^on urgence l'exi-
gent.
Le socialisme enfin sort non seulement non diminué, mais sensible-
ment accru de cettelutte où pourtant il arrivait en mauvaises conditions,
armé moins contre un ennemi que contre lui-même, un peu incertain de
son action et doutant trop de sa puissance. L'épreuve de cette campagne
sera, semble-t-il, salutaire. La nécessité qui, pour les fractions et les indi-
vidus du dogmatisme intransigeant le plus farouche s'est, comme par
malice, presque partout rencontrée d'une distinction à faire entre les
partis bourgeois, et d'une « compromission » à négocier ou au moins à
accepter avec tel ou tel d'entre eux, le médiocre succès des tentatives
mégalomaniques faites pour substituer une conception du socialisme à
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES 1 35
tout le socialisme, Timportance, — dans les voix et la représentation
qui bon gré mal gré s'appellent socialistes, — des voix et de la repré-
sentation obtenues par le socialisme dit « gouvernemental », ont amené
une détente visible et produit presque aussitôt une similitude d'action
et de parole qui depuis longtemps ne s'était pas constatée. Le prétexte
du dissentiment violent une fois disparu, et la cause vraie une fois atté-
nuée, une communauté nouvelle d'acte et de doctrine n'est nullement
une solution imprévisible à cette crise dont peut-être apparaîtra bien-
tôt l'utilité et la fécondité réelles. En hommes la représentation socia-
liste, bien qu'ayant subi des pertes fâcheuses, se trouve, les gains une
fois appréciés à leur valeur, être pourvue autant et plus que tel grand
parti. En "nombre elle est assez petite pour que le problème non encore
mûri de la participation au pouvoir ne se repose pas à elle immédiate-
ment ; elle est assez forte pour qu'elle soit un appoint considérable
dans une majorité, et l'état des partis de gauche fait qu'elle est l'ap-
point nécesaire à toute majorité démocratique. Le socialisme pouvait-il
demander beaucoup plus ?
Fr. Davbillans
La Martinique. — Depuis cinquante ans les activités insulaires de
nos colonies se sont à moitié endormies. Alors les troupeaux piétinants
d'esclaves, sous la menace de la trique, retournaient avec précipitation
le sol littoral ; les a carrosses » des propriétaires couraient les routes ;
aux rades trente et quarante voiles évoluaient et stationnaient dans l'en-
veloppement des pirogues : maintenant tout somnole et la ville, et la
terre etle noir ; le noir, à peine nourri d'un peu de morue par les grands
sucriers, mène lentement sa vie endémiquement anémiée ; aux coins des
rues paressent des bandes en attente d'une journée fructueuse mais
tant accidentelle de « journalier ». La vie coloniale est végétative.
Seules les élections viennent d'agiter cette longue torpeur ; les rues et
les routes s'animent sous la passion des pas précipités en bandes,
musiques au vent de mer, courant au devant des a batailles » en une
ardeur de petits-noirs de l'école primaire. La fête bacchanale réveille
rtle de joie ivrogne et de pugilats, quand soudain tremble la terre...
pluies de fumées légères et plus lourdes, pluie de feu, boue brûlante et
lave, et, plus formidable, bouleversement du sol « de bord en bord ».
Quarante mille personnes sont englouties aux flots de la terre écumée
de feu.
il faut connaître l'âme des noirs et des créoles. Elle est de langueur
où couvent indolemment les violences originelles. Elle est de nonchalance
où surgira soudain aux grands événements imprécis qu'on se demande
toujours si venir de la mer ou de la montagne l'agitation exaspérée
par la superstition. La superstition est l'âme même, onduleuse et per-
fide, des populations coloniales françaises à la fois vieilles et enfants,
extrêmement naïves et affinées d'énervement, mélange mal fondu et
instable de plusieurs races, que la peur entre tous des phénomènes
atmosphériques allume soudain d'une seule allumette comme une dis-
i36 LA REVUE BLANCUfi
tîlleriede rhum. Il n'y a pas six mois une éclipse ptesque totale de
soleil, ramenant la nuit à huit heures du matin et faisant taire
tous les coqs — hôtes importants de la vie coloniale et frères quotidiens
des nègres — bien qu'annoncée, jetait à la frayeur une population colo-
niale française. Tous les noirs sortaient en tumulte dans la rue, avec de
grands cris après les étoiles revenues « en plein jour » et les pleurs des
femmes : une foule se tassait au porche de la cathédrale, réclamant le
prêtre.
Et voilà que cette fois, dans la clarté blôme et nuageuse de sirocco
dont s'accompagnent toujours par toute l'île les périodes éruptives,
alors que l'atmosphère perle de tiédeur comme une vaste bouilloire et
que le soir des lueurs auréolent toutes les sommités en pipes des mon-
tagnes comme une fumée rousse de la terre, surviennent étonnamment
des pluies de cendre. Les noirs, souvent les plus ignorants, sont friands,
comme de prénoms antiques et solennels pour leurs enfants — Hector,
Ulysse, Démosthène, Cortès, César, Aurélien, — d'anecdotes fabu-
leuses et de noms romains qu'ils répètent la bouche pleine de sonorité.
Combien en ai-je entendu, insulaires d'une île où un volcan menace
toujours, parler d' « Herkilanum et Pompéi, ma mère! », les yeux
blancs et la salive jaune, avec des muscles dramatiques, fertiles en
détails pittoresquement minutieux. La terreur de voir se réveiller
comme des revenants — dont encore ils parlent sans cesse — ces évé-
nements endormis depuis un temps qu'ils ne savent pas compter ! La
terreur humaine qui se fût éveillée en une foule européenne n'a pu
manquer de s'accompagner d'une agitation enfantine, gesticulante et
claquant des dents, où toute l'animalité plus voisine reparaissait aux
faces d'autant plus lamentables que sombres, éclairées des phospho-
reuses sclérotiques. Les tableaux du belge Laermans donnent assez
fidèlement l'impression d'une foule nègre effrayée. Voilà ce qu'à la
seconde j'ai revu dans le coup de théAtre affreux de la nouvelle sou-
daine : cette pauvre et chère humanité noire, très intelligente d'une
sorte d'intelligence canine s'exprimant toute aux yeux et aux muscles
du bas du visage, la figure encore sensibilisée par une existence de
misère injuste dont ils ont une nette conscience au milieu d'une nature
très prodigue, sortant des cases, s'éloignant en vertige des maisons
hautes tant redoutées aux heures des cyclones, s'assemblant par
groupes, s'appelant par cris de basse-cour, hurlante et pleurante
avec un besoin de s'approcher des notabilités comme l'esclave s'adres-
sait au maître... et puis, à la minute dernière, dans la tombée des
masses de cendre, des toits écrasés, ne criant que faiblement, abrutis
sous la fatalité alors acceptée^ s'écrabouillant en masse comme des
paniers de fruits les uns contre les autres. Et plus sardoniquement, j'en
entends un, avec le génie de fin cynisme des nègres de nos colonies, se
lamenter que ce n'était pas la peine d'être si noirs pour être carbonisés
encore. Et alors toute l'amertume de ces milliers d'existences gâchées
par le hasard poigne plus fraternellement.
Marius-Ary Leblono
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES i^^
Les Trusts nationaux et internationaux. — Les trusts ne consti-
tuent pas un phénomène tout à fait nouveau. Avant la corporation de
Tacier qui s'est formée en 1900 au capital de 5 milliards et qui a distri-
bué Tan dernier V^o millions de dividende, d'autres syndicats gigan-
tesques avaient surgi, ceux du pétrole, du gaz, de la houille spéciale-
ment, mais jamais encore pareille agglomération de ressources ne
s'était réalisée, car ce qui caractérise la corporation de Tacier, ce n'est
pas seulement raccaparemeut de la métallurgie du fer, c'est aussi et
surtout sa mainmise sur les mines, sur les chemins de fer, sur les
canaux, sur la marine marchande.
Le trust, très répandu en Amérique, victorieux même en Europe, — en
Allemagne, tout d'abord sous la forme atténuée du Cartel, .— vient de
revêtir une physionomie nouvelle. De national, il s'est fait international.
Ce n'est pas que, restreint au territoire de l'Union ou de quelques
états de l'Union, il n'ait déjà exercé ses effets sur le monde entier. La
corporation de l'acier a porté un préjudice terrible à la métallurgie
anglaise, germanique et russe. Mais, aujourd'hui, le phénomène se
développe et les financiers ou les sociétés qui se syndiquent suppriment
les frontières qui les séparent.
Le trust de l'Océan est le type de l'association industrielle interna-
tionale. Sous la présidence active de M. Pierpont Morgan, il assemble
au moins sept compagnies de navigation, trois cents navires et un mil-
liard de capital. Il superpose aux intérêts antagonistes de trois grandes
nations, et il est permis de le dire, de toutes les nations l'intérêt d'un
groupement d'actionnaires. Il se peut fort bien qu'il compromette l'or-
ganisation commerciale et militaire des peuples qui y sont englobés
malgré eux. En ce temps où le nationalisme sévit un peu partout, sous
tant de formes diverses, et un peu partout favorisé par les grands ca-
pitalistes, le fait valait d'être marqué et commenté.
La multiplication des trusts est dans l'ordre logique des choses. Elle
correspond incontestablement à l'évolution économique du monde et
corrobore les données fondamentales du socialisme.
Cinquante ans avant qu'elle ne frappât les yeux du public ,
Proudhon l'avait annoncée, en ses Contradictions, Le trust inter-
national couronne l'édifice fondé sur le laissez-faire laissez-passer
traditionnel de la doctrine orthodoxe. D'autre part, il a été engen-
dré faUilement par la concentration nécessaire et de plus en plus
affirmée des capitaux. Il appartient à la même série que la grande
usine substituée au travail à domicile, que le grand magasin spoliateur
de la petite boutique, que la compagnie maîtresse des grands réseaux
remplaçant les moyens concessionnaires de jadis. Progressivement on
a vu les groupements d'actionnaires monopoliser l'activité spéciale
d'une ville, puis celle d'une région, puis celle d'un état. Pourquoi n'au-
raient-ils pas couvert de leur puissance tous les états parvenus à une
étape identique de développement ?
Le trust international réalise les mêmes progrès que la grande manu-
facture ou le grand magasin. Il réduit les frais généraux; il ordonne
i38 LA REVUE BLANC BE
la production; il supprime la concurrence en anéantissant tous les
réfractaires. En somme, sur la liberté du travail illimité pour tous, se
dresse le despotisme de quelques-uns.
Il se peut que les syndicats de nouveau modèle soient sages, pon-
dérés, exempts d'ambitions trop hautes et qu'ils ne rançonnent pas trop
avidement le consommateur — dans l'intérêt même de leur sécurité et
de leur durée. Il se peut aussi qu'ils exploitent leur monopole de fait —
— sinon de droit, et que maîtres d'un produit indispensable, ils en
élèvent le cours au delà de toute mesure et de toute raison.
Le public ne sera-t-il pas contraint pourtant d'accepter leurs condi-
tions ?
Voici donc le monde mis en coupe réglée par quelques financiers. Il
est sur qu'on peut les frapper de pénalités sévères, édicler contre eux des
législations nouvelles et les condamner àlamende ou à la prison. Il est
certain que pour des temps l'opinion publique, irritée contre ses maîtres,
applaudira aux sanctions, si dures soient-elles. Mais l'exemple des
Etats-Unis suffit à prouver qu'au fond le trust est intangible et qu'il
s'impose comme im phénomène de croissance irrésistible. De même, les
grands magasins ont augmenté leur importance et leur revenu en dépit
des impôts qu'on a voulu prélever sur oux.
11 faut donc en prendre son parti. De plus en pins les monopoles qui
sont à l'opposé de la libre concurrence, mais qui viennent d'elle, sont
destinés à dominer les peuples. Les individus isolés en face de collec-
tivités omnipotentes et abritées par les principes mômes de la société
contemporaine, seront foulés et opprimés. Mais quelle déroute pour les
économistes orthodoxes, pour les manchestériens, pour les soi-disant
libéraux qui voient enfin la liberté mourir sous les coups de la liberté !
Et quelle justification du socialisme qui a tout prévu et qui a étayé
toutes ses conclusions sur la concentration grandissante des capitaux !
Nous dirons de plus — et ceci est un nouvel et non moins important
aspect du problème — que le trust international compromet la sécurité
des nationalités, envisagées dans leur appareil militaire. L'Angleterre
s'est émue en apprenant que sa flotte marchande passerait sous la tutelle
d'administrateurs américains et que par suite, en cas de guerre, elle ne
pourrait plus transformer ses paquebots en croiseurs rapides. L'Alle-
magne court les mêmes risques. L'Union, jusqu'ici dénuée ou à peu
près de l'outillage belliqueux, pourrait ainsi exercer sur les affaires
politiques du monde une influence incomparable, par la seule vertu de
sa fortune. Ses milliards en feraient le pays souverain et elle annulerait
la supériorité des escadres de tel Empire ou de telle République. Le
trust international, limité aujourd'hui au transport, peut s'étendre de-
main à la métallurgie ou à l'extraction minière et par suite priver à sa
guise telle ou telle contrée de ses moyens de défense.
Paul Louis
V
NOTES POUTIQUES ET SOCIALES 1^9
A propos de Taffaire Krosigrk. — Poarqaoi les gens dits sensibles
aux erreurs judiciaires ne s'intéressèrent-ils pas à TafTaire Krosigk ?
Ces gens sont de deux sortes : i^Ies intellectuels^ qui discutent les
affirmations de Taccusatîon; 2^ les émotionnels qui réagissent contre les
attitudes des accusateurs. Les premiers sont, si Ton veut, les défenseurs
dp la vérité, les seconds les amoureux delà Justice. — Or, les défenseurs
de la vérité n'avaient point à intervenir dans Taffaire Krosigk, les seules
affirmations de laccusation étant ici que l'accusé n'était pas en mesure
de fournir l'emploi de son temps pendant les huit minutes qu'avait duré
le drame et qu'il avait été rencontré tout près du mousqueton qui avait
servi au meurtre, et ces affirmations constituant autant de vérités. Tout
ce qu'on pouvait attendre de la science, c'était qu'elle montrât l'impossi-
bilité qu'il y a de rétablir à S minutes près une série de faits passés et
inobservés chronométriquement lors de leur passage. C'est ce que
montrèrent les savants, en l'espèce, les horlogers de Genève. — Quant
aux émotionnels, l'attitude des accusateurs manquait des principaux
caractères propres à les mobiliser : en effet, que les innocents sous-
officiers allemands fussent condamnés pour que le meurtre d'un capitaine
ne restât point impuni, cela ne fut jamais présenté par les partisans
de la condamnation (par les Neueste Nackrichten de Berlin, par
exemple), que comme une triste nécessité. Rien de commun, par
exemple, avec ce qui s'était passé récemment dans un pays voisin, où le
fait qu'un innocent fût condamné pour qu'un État-Major n'eût point à se
déjuger avait été pour les partisans de cet acte un sujet de joie et de
fierté nationale. — Notons aussi que l'univers permet l'indigence morale
à un pays qui n'a pas la prétention d'être « la plus haute personne
morale )>,ni a l'avant-garde de la civilisation ».
A quoi tient-il qu'en Allemagne il a été possible que des généraux
soient frappés (i) sans que la religion militaire en soit affaiblie ?
Cela tient au régime monarchique, dont une des conditions est que
les généraux ne sont pas la a tête de l'armée », laquelle est l'empereur.
Les généraux frappés, la tête ici n'en demeure donc pas moins intacte
et intangible. Ces exécutions peuvent même apparaître au soldat
comme un exemple de la plasticité des plus grands subordonnés dans
la terrible dextre du chef suprême. Bien interprétées, elles peuvent
fortifier la religion militaire.
Remarque, — Une seule chose dans un tel régime, peut affaiblir la
religion militaire, c'est une humiliation du monarque (voies de fait,
infortunes conjugales...). Si cette humiliation est une défaîte à lui infligée
par un autre monarque, la religion peut encore être sauvée : le roi
vainqueur dit au roi vaincu : « Mon cousin, vous êtes mon hôte », signi-
fiant ainsi aux soldats que la défaite d'un roi n'a rien de commun avec
la leur. 11 est à remarquer que, par cette formule, le roi vainqueur
(1) Quatre officiera supérieurs furent mis en dUponibilité pour leur intervention illégale
d»nB l'affaire Krosigk, en particulier le général comte Bolenbnrg et le colonel Ziermann,
lequel faisait partie du Conseil de guerre.
i40 LA REVUE BLANCHE
frustre singulièrement ses hommes, lesquels ont combattu en partie
pour jouir de Thumiliation du «cousin». Mais le sentiment royal précède
et prime le sentiment national : le roi de France est roi avant d'être Français.
Sous un régime démocratique, au contraire, les généraux sont pour
le soldat, la « tète de Tarmée ». Le ministre de la Guerre, délégué par
la société civile, occupé de batailler en redingote avec des députés,
n'est point pour le soldat un membre de l'armée ; moins encore en est-
il la « tête » (i). Donc, ici, frapper un général, c'est frapper le dieu
même des soldats; et le frapper « au nom de la loi égale pour tous »,
c'est signifier aux soldats qu'il y a quelque chose de commun entre leur
condition et celle de leur dieu. C'est désorganiser doublement la reli-
gion militaire.
Est-ce à dire qu'il soit impossible à une société d'avoir à la fois un
régime démocratique et une armée, d'avoir des généraux réellement
égaux H leurs soldats devant la loi et en même temps vénérés d'eux ?
Oui, cette conciliation est possible, quoi qu'on en ait dit, mais à la
condition suivante : c'est que la loi, si elle a le poussoir de punir les
généraux, n'e nait jamais Voccasion^ c'est-à-dire que ces généraux ne l'en-
freignent jamais ; c'est-à-dire enfin qu'ils soient parfaits. C'est assuré-
ment pour eux que Montesquieu a dit que le gouvernement démocra-
tique est fondé sur la vertu. — Il est clair que, si cette petite condition
vient à manquer, si les généraux imparfaits enfreignent la loi, ladite
conciliation est impossible et ladite société devient assujettie à choisir
entre deux sacrifices : ou bien sacrifier l'intérêt militaire en frappant
les généraux, ou bien sacrifier le principe égalitaire en les épargnant.
— Que choisira-t-elle? En temps de guerre, où le prestige des chefs
trouve sur les champs de bataille de quoi se créer et s'entretenir, elle
peut frapper sans dommage : c'est ce que faisait la Convention, et si
Carthage a péri, ce n'est point, comme le prétendait récemment un
ministre républicain défenseur du général Frey, parce qu'elle frappait
ses généraux concussionnaires, mais apparemment parce que ceux-ci
étaient inférieurs à ceux des Romains. En temps de paix, ou le pres-
tige des chefs ne peut être entretenu qu'artificiellement, les frap-
per n'est plus possible et la « politique » consiste alors à trouver un
vêtement moral ou légal à cette mesure d'exception : c'est ce que va faire
apparemment le gouvernement américain en faisant acquitter les héroï-
ques vainqueurs des îles Philippines ; c'est ce que firent plus ou moins
(1) Cette absence d'une tête unique (en France, par exemple, ils sont cent généraux de
division h ôtre «» chef suprême »), nuit fort à la religion militaire. On pourrait y remédier
en entretenant chez le soldat la notion de « ministre de la Guerre >», indépendant de toute
individualité. (C'est ainsi que le médecin, dans certains quartiers, n'est pas M. Pierre ou
M. Paul, mais « le médecin du n<» 27 »».) Tout homme qui, par exemple, i)rononccniit à la
caserne le nom de famille du ministre serait puni. Il serait bon aussi que les ministres
prissent, en arrivant au pouvoir, un nom traditionnel : ils deviendraient en religion
Mars XV, par exemple, ou Achille XII, et le fidèle ignorerait toujours Boulanger ou
Cavaignac, comme il ignore Hildebrand ou Julien de la Rovère.
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES i4i
habilement les récents ministres de la République française, Tun en
déclarant que les généraux « étaient au-dessus de tout soupçon », Tautre
en dessaisissant leurs juges légaux, le troisième enfin en leur « pardon-
nant » comme à des enfants. D'ailleurs, que l'impunité et l'indulgence
soient assurées aux généraux bien mieux sous une République que
sous une monarchie militaire, c'est ce qu'avait admirablement compris
l'un des plus intelligents parmi les officiers célèbres de ces dernières
années. « Jamais, dit-il, en parlant de généraux dont il signale les fai-
blesses, jamais en France aucun gouvernement, aucun régime n'ont
produit de chefs pareils. Et ils détestent la République, ces grands
chefs-là! Ils sont étonnants! Sous un souverain militaire, ils seraient
cuisiniers en second dans les pompiers de Fouilly-les-Oies. (Comman-
dant Esterhazy, déposition devant le consul de France à Londres,
22 fév. 1900).
Julien Benda
GAZETTE D'ART
Société des Artistes Français. — Le « Salon officiel d, murmurent
les affiliés. Et ils ont le geste du distributeur de prospectus qui indique
« la Maison du coin du quai, » Officiels ! bien, mais ils ne sont que cela.
Car ils ignorent et la vie et la couleur du ciel. Aucun frisson ne fait
palpiter les chairs des divinités qu'ils peignent et nul zéphir ne courbe
les frondaisons de leurs paysages. Je parle des vrais « Artistes Français»,
de ceux qui alourdissent leur nom du fatidique H. C.,'et y accolent un
U. E. ou une croix. Toute la gloire! De ceux àttâsi qui ont l'estime de
leur député et l'oreille des sénateurs de la région. Sait-on, par exemple,
que le plus ou moins bon placement des peintures de M. Saintpierre
(de Nimes) fut, en 1900, presque une question de Cabinet ?
Mais, comme il faut que, malgré tout, quelques gens de talent se
fassent connaître, et pour cela exposent, ces Salons offrent par ci, par
là, signés de noms plus ou moins obscurs, des œuvres estimables.
Cherchons-les.
A peine a-t-on escaladé le grand escalier et fui la salle n» i , sorte de
salon d'honneur où les peinturlurages les plus extravagants, luttent de
prétention, qu'on entre dans une petite salle où, chose rare, deux œu-
vres retiennent. L'une est une sorte de portrait, à la fois pensif et ma-
ladif, mais d'un charme extrême, signé de L.-A. Leclercq. L'autre est
une page décorative, de petites dimensions, mais empreinte de noble
beauté. Cette œuvre, l'Automne, a pour auteur Mlle C.-II. Dufau. De-
puis quelques années déjà, une autre femme, Mlle Dclasalle, apporte à
ce Salon l'attrait de compositions d'un grand caractère retraçant avec
une singulière vigueur la vie ouvrière. Cette année : le Couvreur. Dans
le même esprit et avec des accents bien personnels, MM. Jules Adler et
Victor Tardieu glorifient le travail. La grande toile envoyée par M. Tar-
dieu est pleine de chaleur et Ton y retrouve ce sentiment pittoresque
qui plaît tant dans les œuvres que Gaston Prunier expose à la Société
14^ LA R£VU& BLANCHE
concurrente. Mais si ces artistes entendent glorifier le travail, ils se
préoccupent peu de Tindividu, du manœuvre qui peine aujourd'hui et
demain chômera et sentira sa belle vigueur décroître. Celui-ci a son
peintre, M. Besson. Non larmoyant, mais en communion d'idée, de
colère et de révolte avec son modèle.
Dans le groupe de célèbres, on prend de l'intérêt à la Proclamation
de la République à THôtel de Ville, en février i848. M. J.-P. Laurcns
enveloppe cette scène d'une atmosphère ardente et sombre, faite de
fumée, de poussière et d'orage. Ailleurs, Henner fait oublier tout ce qui
l'entoure. C'est aussi le cas d'Alexandre Séon, dont la peinture mate,
reposée, soulignant un dessin pur, impose le silence aux hurlantes toiles
qui conspirent contre la sérénité de ses œuvres. Sa sagesse a des imi-
tateurs : par exemple, F. Maillaud et l'admirable Sabatté qui envoie
une petite église de campagne, sans rien, sans personne, et cependant
émouvante à l'extrême.
D'autres artistes par des mérites divers appellent la sympathie. Par
exemple, Abel Faivre, dont la belle santé séduit, E* Bordes, F. Lauth,
signataires de beaux portraits, Guinier, Duvent, Ch. HofFbauer, qui
retrace avec originalité un épisode de la guerre des Gueux.
On ne s'aurait oublier non plus l'appoint formé par quelques artistes
étrangers qui croient devoir venir chercher ici une consécration pour-
tant peu indispensable. Ils ont l'attrait de l'iconnu, de parfums nou-
veaux. Nous notons : Dudley-Hardy, Tom Nortym, Georges Aid, Ray-
mond Woog, curieux portraitistes.
A la sculpture, on s'attroupe, on se bouscule, on s'écrase; les porte-
monnaie passent des poches des badauds dans celles des pick-pockets,
sans que les volés protestent. C'est ce qu'il y a quelque chose qui met
de Técume au coin de certaines lèvres, fait sourire énigmatiquement de
spéciales dames. Qu'est-ce ? Un chef-d'œuvre ? — Non pas. Simple-
ment une fort agréable femme taillée dans le marbre et enluminée
avec amour par M. Gérome. Les cheveux sont jaunes, les pointes des
seins roses, le sexe bistré. Et les spectateurs ne voient rien autre, res-
tent insensibles au charme blanc du joli groupe des Jeunes Aveugles,
de M. Lefebvre. Ils ignorent la Fontaine d'Amour, de Derré, l'Enfant
Malade, de Mme Girardet, le Rhône et la Saône, de Verlet, ils passent
sans crainte devant le crâne Duguesclin de Frémiet et sans émotion de-
vant le Mur, de Moreau-Vauthier, une belle idée, mal rendue peut-être,
mais neuve et audacieuse. Ils ne voient pas le buste de M. Desca, qui
sourit de leur misère et sont impassibles devant la grâce, très réelle,
du monument de Gounod, œuvre de Mercié.
Fuyons ces détraqués et examinons dans le silence d'un bout de jardin
les jolies et réalistes médailles d'Yencesse, celles de Gilbault, les médail-
lons de Delpech, et les médailles et plaquettes du vieux maître Pons-
carme, l'initiateur du mouvement actuel. A côté, M. Heller met son
ironie. Voici encore une bien belle cornaline de Hildebrand : Diane
surprise; mais bien minime est le nombre des gens qui savent apprécieu
le goût et le travail que représente une pareille œuvre. A la section de
GAZETTE d'art . I V^
gravure, consacrée presque en entier aux travaux de reproduction, il y
a peu d'imprévu. Néanmoins, quelques artistes font œuvre personnelle :
c'est le maître Jean Patricot, c'est Tony Beltrand, qui augmente chaque
année sa curieuse série d'effigies bretonnes, c'est Loys Delteil, artiste
consciencieux ; enfin, Paul Guignebault. qui se montre inventif et ironiste
dans ses cartes-adresses motivées par des encriers.
Aux objets d'art, Lalique triomphe encore une fois pleinement; sa
gloire est d'autant plus éclatante que MM. Falize frères ont tenté de
rivaliser avec lui et se sont emparés, eux aussi, d'un salon d'angle.
Mais, hélas ! ce n'est pas la présentation, même adroite et solennelle,
qui sauve les œuvres médiocres. Or, les objets qu'ils ontfait exécuter en-
trent dans cette catégorie. Situation critique, car ils n'ont pas seule-
ment contre eux Lalique, mais l'exquis artiste qu'est Dubret, et des
modeleurs orfèvres comme Giot, comme Ferlet ; enfin Becker qui met
de l'esprit, de la grâce et l'art le plus pur dans tout ce qu'il touche.
Allez donc, aussi, chercher l'approbation pour un surtout rococo, quand
M. Beau montre ses féeriques torchères en cristal lumineux !
L'étrange jury que présidait M. Lionel-Lecouteux a évincé quelques
maîtres relieurs. Cuzin a cependant trouvé grâce. En revanche, le même
jury a été plus que galant pour les demoiselles qui pyrogravent du cuir.
Passons-les et admirons les jolies broderies de Mlles Jolly, Courant et
Pagot ; l'admirable coffret en broderies polychromes de Mme Larivière-
Maignan, les tapisseries de Jorrand, les grès si beaux de Robhalben et
ceux, très purs, très artistes, de M. Paul Milet.
Chaules Saunier
Exposition de Peintres Provençaux, à Marseille. — Con-
trairement aux habituelles exhibitions d'art en province, où, autour du
lourd colis du directeur de l'École des Beaux-Arts de Tendroit, et des
cartes de visite des indigènes « seconde médaille » ou œ associés », émi-
grés à Paris, s'accrochent les pénibles travaux des amateurs de la
localité, Y Exposition de Peintres Provençaux ^ organisée par la
Société des Amis des Arts de Marseille^ dans les salons du Cercle
artistique de cette ville, présente de nombreuses œuvres de beaux
peintres, — mais, ils sont morts, ce qui explique. — Elle est, en outre,
d'unjprécieux enseignement, car elle documente sur les tendances d'ar-
tistes oHginaux et peu connus (Ricard seul, au Louvre et au Luxem-
bourg) et sur l'apport des peintres provençaux aux mouvements roman-
tique et naturiste de l'École française (i83o-i86o), sous l'influence de
Delacroix, Decamps, Rousseau, Diaz, Dupré, ïroyon et Corot.
Jean-Antoine Constantin (Marseille, 1757 — Aix, 1848). — De ce
précurseur de l'École provençale du paysage, de ce bon vieux maître
quiy ayant regardé autour de soi, enseigna à ses élèves l'étude de la
nature, l'amour du terroir, 1 3 dessins, à la sanguine, au lavis d'encre
de Chine, à la plume, au roseau — gamme simplifiée de deux ou trois
tons, ligne serpentine, traits envolutés — : paysages italiens, mon-
i4/| LA REVUE BLANCHE
tagnes méridionales, lacs, rochers, cascades. Il est le Georges Michel
des sentiers tortueux djB la Viste et de la Gineste.
Emile Loubon (Aix, 1809 — Marseille, i863). — 10 pemtures. C'çst
le peintre, terne et ocreux, mais alerte et consciencieux, des troupeaux
en marche — « menons » en tôte. — sous des ciels vides et plats, parmi
des arbres tordus, dans des paysages aux nobles lignes de terrains et
de fonds.
Si Constantin fut le maître, Loubon ne fut que le professeur des
autres, à THcole des Beaux-Arts de Marseille, quïl dirigea.
Auguste Aiguier (Toulon, 1819 — Le Pradet, i865). — 12 peintures :
Marines et Marseille et de Toulon, pins de Mazargues et de Tamaris.
Sur des toiles de petites dimensions — souvent sur des vieux car-
tons de sa femme, modiste — Aiguier peint les féeries de la lumière et
de la couleur : sans souci d'arrangement, le ciel et la mer méditerra-
néens, dans la brume lilas ou saumon des matins et des soirs, dans les
flammes orangées ou pourpres des aurores et des crépuscules.
Et on évoque les noms de Lorrain et de Turner devant l'œuvre de ce
coiffeur que donna son prénom à une forme de chapeau pour dames —
l'auguste — de son invention et qui fut à la mode.
Gustave Ricard (Marseille, 1823 — Paris, i873). — Dix toiles :
œuvres, plus encore de maîtres que de maître, car, portraits du peintre
ou de sa famille, elles ne paraissent pas plus modernes, sous leur patine
truquée, qu'une copie, trop exacte, d'un Rembrandt doré par le temps et
bruni par le jus des vernis successifs, exposée là aussi. On les peut
admirer comme d'authentiques Titien, Corrège, Giorgione, Uolbein,
Rembrandt, Van Dyck, Reynolds, Lawrence, ces maîtres dont, jusqu'à
i85o, Ricard chercha la formule, le secret, la main, dans les musées de
France, d'Italie, de Hollande et d'Angleterre. Trop il se souvint de leur
maturité assombrie et pas assez de leur éclat évanoui.
Parmi les portraits de cette Exposition, pas d'exemple du faire
« noyé » personnel à Ricard, où, entre la sauce grisûtre des préparations
et les glacés violacés, des mains et des visages de vie et de pensée
apparaissent.
Adolpue Monticelli (Marseille, 1824 — Marseille, 1886). — 18 pein-
tures : le Parc de Saint-Cloud, la Moisson, le Thé, Paysage à Saint-
Marcel (et l'on songe à l'or ambré de la Ronde de nuit). Fête à Hercula-
num, Oiseaux aquatiques. Nature morte, etc., joyaux n'ayant rien de
commun avec les misérables déchets où les cyniques imitations qui
déshonorent, aux vitrines des experts des rues à tableaux, le nom de
Monticelli. Et pour le Parisien, à peine averti par l'apparition de quel-
ques-unes de ses œuvres à la Centennale, se manifeste le magnifique
lapidaire, auprès de qui G. Moreau, le peintre de « la richesse nécesr
saire » paraîtrait bien pauvre.
Fêtes galantes ou religieuses, orgies et massacres, cavaliers et
grandes dames, cygnes et lévriers, fleurs et fruits, rivières et parcs.
GAZETTE d'art l45
deviennent sous sa brosse prestigieuse, pour le triomphe du rouge, du
jaune, du bleu, du vert et du violet, des arabesques serties de rubis, de
topazes, de saphirs, d'émeraudes et d'améthystes.
Cette splendeur, il l'obtient en prenant du bout du pinceau, la couleur
pure sur sa palette, en la posant isolée, protégée de tout contact avilis-
sant, dûnséey sur le panneau mémo ou sur une touche de teinte voisine,
de ton plus clair, ou de blanc, pour l'embellir encore par tout l'avan-
tage du dégradé. Et cette tumultueuse polychromie, il l'ordonne et
l'équilibre sous le joug strict d'un clair-obscur savant et approprié.
En 1902, à Marseille, par haine delà couleur, on rit encore devant les
Monticelli. Il en serait de même à Paris, d'ailleurs.
Paul Guigou (Villars, iSi'i — Paris, 1871). — 18 paysages : bords
de rivières (la Duranceà Cadenet, à Saint-Paul, à Mirabeau ; la Seine à
Saint-Mammès), placettes, bastides, fontaines et laveuses.
Peinture exacte et méticuleuse: des gammes étendues du blanc au noir
par des passages de tous les gris bleus et de tous les gris verts, avec,
dans quelque coin, l'éclat d'un rouge ou d'un jaune, comme dans les
Pissarro, influencés de Corot et de Courbet, des années Th».
Les études sent d'une justesse objective de plein air haut-proven-
çal — rude et sans enveloppe — ,mais les tableaux, aux petits détails
trop précis du premier plan — la moindre herbe, la plus minime fleu-
rette — aux petites figures trop faites, comme découpées dans du
papier et collées sur la pâte fraîche, semblent durs et secs.
S'il faut louer cette manifestation d'art régionaliste, révélatrice de
talents peu connus, peut-être doit-on regretter l'aspect « tram marseil-
lais » de Qette exposition. — Les tableaux pendant lamentablement au
bout de tristes ficelles, le long d'étoffes pisseuses, au-dessus d'affli-
geantes ciinaises. — Le Cercle Artistique de Marseille serait-il plus
hospitalier aux billards qu'aux œuvres d'art ?
Et — la grosse erreur — pourquoi n'avoir pas groupé les œuvres de
chaque peintre sur des panneaux isolés? Convient-il davantage de
mêler des Ricard à des Monticelli que de jouer en même temps du
Schumann et du Wagner ? Les expériences du Louvre et de la Société
Nationale des Beaux-Arts — oh ! dix ans après les Artistes Indépen-
dants— ont démontrél'importanceesthétique de cette règle d'accrochage.
Il paraît utile aussi d'informer le possesseur du Pont de Tlluveaune,
de Monticelli, qu'il est mieux de clouer le cartel du titre sur le cadre
que sur la peinture même, et de prier le calfat du bassin de carénage qui
a retouché au coaltar la « Sœur du Peintre », de Ricard, de renoncer
dorénavant à la restauration des tableaux.
L'arliste de passage à Marseille ne devra pas craindre de demander
à M. E. André la faveur de visiter ses salons où, sur des murs exclusi-
vement voués à Monticelli, il pourra admirer les œuvres les plus com-
plètes et les plus variées du génial coloriste et, parmi tant d'autres aussi
belles, le Parc de Saint-Cloud, Fête sous bois (18G0;, Corot et ses
10
r46 LA REVUE BLANCHE
Modèles, Charmeuses d'oiseaux, gloire de l'Exposition Centennale : il
devra lire aussi le très précieux volume, exact et passionné, de
M. A. Gouirand, les Peintres Proçençaux^ qui le renseignera sur la vie
et les œuvres de ces artistes, mieux que ces simples notes.
Paul Signac
Berthe Morizot ^i). — La situer entre Manet et Renoir : elle appa-
raît le passage naturel entre Manet et tous les Impressionnistes ; elle
serait F impressionniste absolu au sens littéral du mot; sans s'inventer
de technique, sans s'asservir aux techniques d'aatrui (sauf qu'elle pro-
cède évidemment du peintre d'Olympia^ car il faut toujours être fils de
quelqu'un), sans idée préconçue, prestement elle fixe son impression du
moment. On pourrait dire que toutes ses toiles, et aquarelles ou pastels,
sont des pochades, enlevées avec une aisance, une dextérité admirables.
Elle évolue avec facilité, grâce et distinction, exclusivement dans les
tonalités blondes : mauves et roses et gris argentins. Encore qu'elle
s'adonne avec succès égal aux paysages, aux natures mortes, aux fleurs,
aux portraits, c'est aux silhouettes féminines et enfantines qu'elle réussit
le mieux ; elle y surprend comme par intuition ou maternelle ou soro-
rale les mouvements ébauchés et repris, les abandons, les vivacités
telles que d'animal, et les morbidesses. La bellement bestiale robustesse
de la jeune campagnarde qui transporte la lourde Cruche (Teau, la
souple et savoureuse guirlande ée bras des deux fillettes, qui font la
cueillette au Cerisier; dans le Let^er^ rébounfifement câlin et tiède de la
jeune femme qui sort ses roseurs des blancs nacrés de la chemise et du
lit; et surtout rallongement douillet de l'autre Jeune femme étendue
sur un canapé, représentent des choses exquises.
FÉLICÎEN F^GTJS
Le Pergamon À Berlin. — Berlin est une ville affreuse et com-
mode. Tout ce qui tend à lui donner l'aspect d'une capitale est d'un
goût détestable. Au reste, n'importe laquelle des villes de l'empire est
plus intéressante que cette cité sans églises. N'étaient les châteaux des
environs, quelques tableaux de l'ancien musée, et le Pergamon récem-
ment ouvert, un voyage à Berlin serait inutile. L'édifice appelé Per-
gamon situé derrière l'ancien musée contient les trouvailles rapportées
des fouilles de Pergame et surtout la fameuse gigantomachie qui déco-
rait Tautel du temple de Jupiter. On a reconstitué cet autel et ce travail
a demandé vingt-trois ans aux savants berlinois.
Mais que cela est beau ! Quel magnifique poème de pierre ! Les dieux
olyn^piens terrestres, marins et infernaux, les animaux, les géants, lés
monstres entremêlent furieux leurs membres parfois mutilés, les torses
des déesses se cabrent sur les bras des héros, des faces se crispent, des
bouches mordent. Cet œuvre, que des artisans sculptèrent dans de la
pierre de grain très gros, sent tellement sa divinité que le voyageur,
(1) Gktlerie Daiand-Ruel, 16, rue Loffitte.
GAZETTE d'AHT 14?
oubliant la foule des visiteurs à moustacjiies en croc et de» femmes
laides, espère Theure où mugiront las taureaux des hécatombes.
La gigantomachie date de la troisième période hellénique, qui s'étend
de 33i à 63 avant J.-C.
A contempler l'œuvre des tailleurs de pierre de Pergame, des
hommes deviendront peut*étre sculpteurs en Allemagne. Je le souhaite,
car vraiment les Allemands n ont pas idée de ce que c est que la sculp-
ture. Les épouvantails de la Siegesallée, les œuvres de Bogas ou du
plus récent Max Klinger (n'en déplaise à M. Georg Brandes), n'ont rien
qui aille à rencontre de cette opinion.
Guillaume Apollinaire
GESTES
Les mœurs des noyés. — Nous avons eu occasion de nouer quel-
ques relations assez intimes avec ces intéressants ivres-morts de Taqua-
tisme. D'après nos observations, un noyé n'est pas im homme décédé
par submersion, malgré que tende à l'accréditer l'opinion commune :
c'est un être à part, d'habitudes spéciales et qui s'adapterait, croyons*
nous, à merveille à son milieu si l'on voulait bien l'y laiBser séjourner
un temps convenable. Il est remarquable qu'ils se conservent mieux
dans l'eau qu'à l'air libre. Leurs mœurs sont bizarres, et, bien qu'ils
aiment à se jouer dans le même élément que les poissons, diamétrale*
meni opposées, si nous osons ainsi dire, à celles de ceux-^d: en effets
alors que les poissons, comme on sait, ne voyagent qu'en remontant le
courant, c'est-à-dire dans le sens qui exerce le mieux leur énergie, les
victimes de la funeste passion ds l'aquatisme s'abandonnent au fil de
l'eau comme ayant perdu tout ressort, dans un paresseux nonchaloir.
Ils ne décèlent leur activité que par des mouvements de tète, révé-
rences, salamalecs, demi-culbutes et autres gentes courtoisies qu'ils
affectionnent à la rencontre des hommes terriens. Ces démonstrations
n'ont, à notre avis, aucune portée sociologique : il n'y faut voir que des
hoquets inconscients d'ivrogne ou le jeu d'un animal.
Le noyé signale sa présence, comme l'anguille, par l'apparition de
bulles à la surface de l'eau. On les capture, de même que l'anguille, à la
foëne ; il est moins profitable de tendre à leur intention des verveux ou
des lignes de fond.
On. peut être induit en erreur, quant aux bulles, par la gesticulation
inconsidérée d'un simple être humain qui n'est encore qu'à l'état de noyé
stagiaire. L'être humain, dans ce x^as, est extrêmement dangereux et
comparable en tout, comme nous l'avons avancé plus haut, à un ivre**
mort. La philanthropie et la prudence commandent donc de distinguer
deux phases dans son sauvetage : i"* l'exhortation au calme ; 2" le sauve-
tage proprement dit. La première opération, indispensable, s'effectue
fort bien au moyen d'une arme à feu ; mais il faut être familier avec les
lois de la réfraction ; un coup d'aviron suffit dans la plupart des cir-
constances. U ne reste plus — seconde phase — qu'à capturer le sujet
parla même méthode qu'un noyé ordinaire.
i48 LA REVUE BLANCHE
Il est rare que les noyés aillent par bancs, à Tinstar des poissons. On
en peut inférer que leur science sociale est encore embryonnaire, à moins
qu'on ne juge plus simple de supposer que c*est leur combativité et leur
valeur guerrière qui est inférieure à celle des poissons. C'est pour-
quoi ceux-ci mangent ceux-là.
Nous sommes en mesure de prouver qu'il y a un seul point commun
entre les noyés et les autres animaux aquatiques : ils fraf/ent, comme
les poissons, bien que leurs organes reproducteurs soient, pour l'obser-
vateur superficiel, conformés comme ceux des humains; ils frayent,
malgré cette objection plus grave, qu'aucun arrêté préfectoral ne pro-
tège leur reproduction, par une prohibition momentanée de leur
pèche.
Un noyé se vend de façon courante vingt-cinq francs sur le marclié de
la plupart des départements: c'est là une source de revenus lionnrtes et
fructueux pour la sympathique population fluviale. 11 serait donc patrio-
tique d'encourager leur reproduction, d'autant que, faute de cette mesure,
la tentation est toujours grande, chez le citoyen riverain et pauvre, d'en
fabriquer d'artificiels, mais égaux devant la prime, au moyen du maquil-
lage par voie humide d'autres citoyens vivants.
Le noyé mâle, en la saison du frai, Jaquelle dure presque toute l'an-
née, se promène dans sa frayère, descendant, selon sa coutume, le cou-
rant, la tète penchée en avant, les reins élevés, les mains, les organes
du frai et les pieds ballant sur le lit du fleuve. Il reste volontiers des
heures à se balancer dans les herbes. Sa femelle descend pareillement
le courant, la tête et les jambes renversées en arrière, le ventre en
l'air.
C'est la vie.
Alfred Jarry
Le Colft:*e-fort. — On va tirer Tafl'aire Mumbert-Crawford en tous
sens. C'est une matière (jui prête. Pourtant, comme beaucoup d'autres
qui sont pour plaire à la foule, cette œuvre-ci, loin d'être inventée,
serait plutôt comme un plagiat, du moins une sorte d'amplification.
Tous les amateurs de belles histoires connaissent le conte d'où elle est
tirée : Andersen l'appelle les Habits neufs du Grand-Duc, Il s'agit d'un
prince qui n'est occupé que dosa toilette et auquel deux garçons de res-
source viennent olTrir de faire, non plus, comme tout le monde, des vête-
ments qui ne soient que magnifiques, mais encore d'une étofl'e merveil-
leuse dont la vertu est d'être invisible pour les imbéciles. Il nVst velours,
soies, fils d'or, matières précieuses, sommes, que les tailleurs n'obtien-
nent pendant les deux années — ce pouvait être dix-huit — que dure
leur travail. Le Grand-Duc. n'osant pas aller en juger le premier, fait
choix de l'homme de sa cour le plus réputé pour son esprit, de son vieux
premier ministre, lequeln'a garde de faire mentir sa réputation et s'écrie :
a L'admirable tissu ! » Personne n'hésite à suivre un tel exemple, même
le Grand-Duc qui consent à inaugurer les fameux habits un jour de fête
et, s'étant laissé vêtir, s'avance dignement sous un dais, ni le gentil-
GESTES i'i9
homme qui soulève la traîne avec efîort, ni toute la ville qui s'exclame
au passage de la procession, jusqu'à ce qu'un enfant pousse ce cri : « Il
est tout nu, le Grand-Duc ! » et que tout le monde répète le propos
ingénu.
M. Jules Iluret, devenu depuis hier un historien encore plus fameux
de notre époque, aura joué le rôle de l'enfant, rien ne distinguant en
leurs extrêmes Tingénuité de la clairvoyance. Qui sait ce qui fût advenu
s'il n'avait réussi à pénétrer, sans droit, parbleu! dans le sanctuaire où
les représentants de la loi, les magistrats, les docteurs, les serviteurs,
les notaires, assistance surexcitée, suivaient en tremblant le travail des
serruriers, et, attachés au colîre, fatigués, fiévreux, immanquablement
attendaient qu'en ruisselât, non pas seulement un trésor, mais en réalité
un miracle.
Le créateur de la légende pouvait faire durer encore le prodige,
Mme Humbert d*Aurignac ayant réellement créé puisqu'elle a, dépas-
sant Talchimie, fait quelque chose avec rien. On ne pouvait qu'y croire.
On pouvait en douter aussi, mais que peut le doute ?
Au vrai, il semble bien que ce soit la voix de M. Jules Huret qui
ait rompu le charme. Sans elle peut-être le bâtonnier Du Buiteût conti-
nué de croire, fut-ce encore quelques années, et le bâtonnier Pouillet,
savant jurisconsulte, expert en brevets d'invention et droits d'auteur,
eût attesté la présence réelle de ses clients Crawford. Mais qui peut
prévoir où nous allions, si une voix, le son de cette voix ! n'eût tiré
comme d'un rêve celte douzaine de témoins.
Leurs dos vénérables eussent pu continuer longtemps de cacher à la
foule, tenue comme il sied à distance, le fulgurant contenu du coffre.
Oh! mais prenez garde, nous voilà loin! que cette affaire ne soit
qu'une pauvre toute petite parodie d'une autre qui eut aussi ses témoins,
ses prodiges, ses docteurs de la loi, ses Judas et ses saint Thomas, ses
apôtres, ses pharisiens, ses propagateurs de la foi et ses détracteurs,
mais au lieu de durer dix-huit ans, la bagatelle! en aura duré plus de
dix-huit cents et qu'enfin le coffre-fort ne fasse que masquer, en le
modernisant, le tabernacle.
T. N.
LES THÉÂTRES
Vaudeville : Le Masque , de M. Henry Bataille ; Le Chat et
le Ghérnbln, adaptation de M. J. Beunac. — Renaissance : Les
Perruches, de M. Berteyle; Simone, de MM. Bénazht et Akout. —
Comédie Française : Petite Amie^ de M. Bhieux. — Théâtre Antoine:
Lendemain de Première, de M. Mayer; Tiers-État, de M. L.
Descaves; Boule de Suif, de M. 0. Mkténier.
Au théâtre du Vaudeville, nous avons vu représenter, avec un très
grand et mérité succès, la pièce, attendue avec impatience, de M. Henry
Bataille : le Masque.
M. Henry Bataille est un de ceux qui. parmi les auteurs nouveaux, don-
nèrent les plus belles espérances. Il est en train de les réaliser, et celles-là
l5o LA BEVUE BLANCHE
mêmes que les plas réfléchis purent concevoir dès ses débuts* En ce
drame attachant et simple, d'inspiration populaire, la Lépreuse^ en cette
autre passionnante et symbolique tragédie moderne, Ton sang, et dans
ce plus récent Enchantement, où se marque, plus apparent que réel,
un écart avec les précédentes, n'avez-vous point distingué, sous tant
d'emportement lyrique, de fiévreuse ardeur et de passion énervée, une
assez calme et lucide volonté de belle ordonnance, une connaissance de
plus en plus approfondie — et même un instinct — des exigences et des
ressources du métier, des qualités et des dons purement « théâtraux r> ;
n'avez-vous point aperçu ou deviné, derrière le masque éperdu du poète,
le visage assez malin de l'auteur dramatique?... Carie poète et l'auteur
dramatique s'en vont tous deux, de compagnie. Et vous ne voudriez pas
n'est-ce pas, que dans une œuvre dramatique ce fût le poète qui l'em-
portât, bien que, jadis, il en ait eu l'air, — mais seulement l'air...
Le poète, vous le trouverez tout entier dans le demi-jour tendre et
mélancolique, dans l'intimité doucement frissonnante et harmonieuse
de la Chambre blanche, tapi dans le silence familier des choses habi-
tuelles et amies, les yeux clos et le cœur bien battant, grisé de la
nostalgie des anciens émois et des souvenirs puérils, écoutant venir de
loin l'imperceptible écho de très vieux airs, respirant l'insaisissable
arôme de parfums évaporés. Vous le trouverez encore — et c'est un
grand charme, cette rencontre — çà et là, dans son théâtre ; vous lui
devez la joie de quelques phrases évocatrices, de quelques « couplets »
harmonieux; vous lui devez mieux encore, cette exacte et sensible
impression de l'atmosphère, répandue sur toute l'œuvre et qui constitue,
juxtaposé sur l'autre, comme un second décor; oui, c'est le poète qui,
très heureusement, dégagea ce qui traîne de poésie partout, parmi les
plus humbles vulgarités delà vie ordinaire, sur le « plateau » mal éclairé
de la scène, un jour de répétition, en la banalité d'un salon d'hôtel
cosmopolite, — partout.
C'est lui qui, en collaboration, avec un observateur minutieux, mali-
cieux, perspicace et infiniment spirituel, écrivit ce léger, ironique et
charmant premier acte du Masque^ qui nous montre, en un de ses aspects
les plus quotidiens, mais non pas sans choix et talent de synthèse, la
petite vie superficielle et laborieuse des coulissses. Il a plu infiniment,
ce premier acte, adroit et vif, plein de mouvement, d'une agréable ironie
et qui, sans recourir à la charge, accuse un relief plaisamment carica-
tural. Et quoi qu'on en ait dit, il était indispensable puisqu'il avait la
charge de situer définitivement les principaux personnages dans le
factice et conventionnel « pays du mensonge ». Le but n'est pas tout à
fait atteint ; et cela tient, je crois, à une légère erreur de l'auteur qui
établit involontairement une barrière et une trop nette dcmiarcation
entre ses principaux personnages, Demieule, Mme Demieule et It's
autres figurants do ce petit monde. Au reste, cela est de peu d'impor-
tance.
Nous voilà introduits dans un milieu « spécial » et, par conséquent,
prévenus qu'à une yériié générale et humaine de sentiments, de passions
LES THÉÂTRES ih
et d'actes, va se substituer une vérité exceptionnelle^ vérité pour le seul
milieu étudié. Tout à la fois, les personnages vivent et, entraînés par des
habitudes professionnelles , « jouent leur vie » , avec un mélange
complexe de sincérité et de facticité, dont le dosage peut variera l'infini.
Et d avance, tombent ainsi les diverses objections qu'on eût élé, au
cours des denx actes, tenté d'élever : si on prétendait lui reprocher le
manque de vraisemblance et mt^me de vérité profonde du moyen
employé par Geneviève Demieule pour rendre à son mari la séparation
plus légère et lui épargner le remords; la crédulité un peu excessive, à
ce moment, de Demieule ; et plus tard, au troisième acte, la scène d'effet
purement théiUral — et je ne veux point même cliercher à démêler ce
qu il y entre de symbolisme — où, dans la nuit, Demieule est pris pour
Félix Ronchon, d'autres adresses et, çà et là, des arrangements tant
soit peu conventionnels, Tantear serait bien à Taise pour répondre :
« J'ai voulu qu'il en soit ainsi. Tout ce qui vous parait conventionnel
est vrai, du point de vue auquel je me place^ et dans Tétude que j'ai
voulu faire d'êtres spéciaux, dérobés aux conditions de l'existence ordi-
naire et qui se passionnent, qui ccmçoivent et qui agissent en obéissant,
dans la conduite leur vie, aux lois du théâtre. »
Il semDle bien qu'il n'y ait rien à objecter. D'où vient cependant
qu'en notre for intérieur, nous ne nous sentions pas entièrement
satisfaits de cette réponse, et désarmés ?... Je crois que les intentions
de raute4ir certes, très nettement exprimées, ne marquent point en
nous d'une fa»;on assez profonde et qu'il nous est permis à différentes
reprises, en écoutant sa pièce, de les oublier, de nous imaginer que nous
avons devant nous des êtres ordinaires, obéissant à des lois ordinaires ;
alors ils nous choquent. L'ironie est parfois trop sous-entendue; elle ne
pouvait guère l'être moins. Il n'y a là ni de la faute de l'auteur, ni de
la nôtre. Si j'osais donc, c'est au sujet même que je m'en prendrais. Je
me demanderais pourquoi, alors que, dans la vie même, les occasions de
conflit sont si fréquentes, avoir créé celui-ci de toutes pièces ; pourquoi,
alors qu'abordent les mésententes, avoir organisé nn malentendu \
pourquoi, alors que les êtres ordinaires, je veux dire l'immense majorité
des êtres vivants, nous offrent tant de sujets de nous étonner, de nous
intéresser et de nous émouvoir, s'être attaché à l'étude d êtres d'excep-
tion, si curieux qu'ils puissent paraître. Mais je ne me dissimule pas, à
mesure que je les énumère, la vanité de ces réflexions qui ne sont pas
des critiques; c'est affaire de préférences toutes personnelles ; on n'a pas
à demander compte à un auteur du sujet qu'il traita, mais de la manière
dont il le traita.
Or, M. Bataille a traité le sien, excellemment. Le Masque est une
pièce ftïrt bien construite et conduite avec une grande adresse. Je ne
répéterai point que le premier acte est tout à fait heureux : parmi tant
d'allées et venues pilloresques, il nous fait parfaitement connaître, ainsi
que le doit un premier acte, sous leur aspect le plus superficiel, les
personnages qu'il nous présente ; et si, dans les scènes vraiment fort
pathétiques du second — et je mets tout à fait hors de pair celle de
i5a LA REVUE Bf.ANCriE
Demieule et de Ronchon, si nette, si prompte, avec des sous-entemlus
clairement exprimés — ^ ils n'expriment, parce que l'auteur le voulut
ainsi, qu'une humanité relative et composée, au moins dévoilent-ils tout
ce qu'ils comportent d'humanité. M. Bataille excelle à donner par mille
petits détails, choisis et insignifiants en apparence, de petits mots, de
petits faits, une grande impression de vérité extérieure et quotidienne.
Et si le dialogue n'est point toujours celui de la vie même, du moins
ne paraît-il jamais « trop écrit », même lorsqu'il est « bien écrit » ;
jamais Téloquence n'arrive à l'emphase ; le lyrisme ne manque point
d'exactitude. La maîtrise de l'auteur partout apparut surprenante. Et je
me réjouis de penser que les parties les moins goûtées de sa pièce ne
sont point celles où apparaît son vrai talent, mais celles où, par excès
d'intelligence et de critique personnelle, il le modifia dans le sens de
cette sorte d'habileté qui, chez tous les écrivains de valeur, est heureu-
sement toujours un peu maladroite. De sorte que les défauts qu'on
pourrait lui reprocher sont, pour ainsi dire, étrangers à sa nature et
« volontaires ». Il n'aura aucun mal à s'en débarrasser.
Une interprétation tout à fait remarquable contribua au succès de
l'œuvro ; les plus petits rôles furent confiés à de sûrs comédiens tels que
Lérand, Numa, l'irrésistible Fugère, qui dessina plaisamment certaine
silhouette de a matuvu »; avec son grand art habituel, Mme Réjane com-
posa son complexe et difficile personnage d'héroïne douloureuse et
distinguée; auprès d'elle, M. Tarride, simple, sobre, si naturel et si
adroit en même temps, fut parfait d^inconscience brutale et d'égoïsme
sans méchanceté; et il faut louer tout à fait la vive intelligence de
Mlle Lucy Gérard, la bonne grâce de M. Dubosc, l'excentricité pitto-
resque de Mlle Caron.
Un très important lever de rideau, puisqu'il ne comporte pas moins
de trois rapides tableaux, adaptation par M. Bernac d'une pièce chinoise :
le Chat et le Chérubin^ fut accueilli avec grande faveur. C'est à la fois
amusant et terrible. On dirait d'un conte d'Edgar Poe, merveilleuse-
ment mis en scène. MM. Lérand et Maury s'y distinguèrent.
Ni l'une ni l'autre des deux pièces, jouées à la Renaissance, ne sont
excellentes; ni l'une ni l'autre ne manquent cependant d'originalité, ni
de quelques qualités dramatiques. La première, les Perruches^ de
M. Berteyle, appartient à un genre assez mal défini qui oscille entre la
satire et le « vaudeville social « ; elle pose devant nous quelques types,
légèrement silhouettés, d'imbéciles, dont l'un, joué par M. Frédal,
permit d'applaudir ce plaisant acteur, aux cocasses ahurissements; et il
y a une idée dramatique, mais assez mal développée et peut-être point
tout à fait neuve, dans Simone^ pièce en deux actes de MM. Bénazet et
Philippe About.
L'excellent Monsieur Brieux vient de faire représentera la Comédie-
Française, une nouvelle pièce, Petite Amie, qui témoigne une fois de
LES THEATRES i53
plus — et cela ne surprit personne — de la bonté de ses senliments, de
la conscience de remplir cette mission de réformateur, de vulgarisateur
et de moraliste qu'il s'est, une fois pour toutes, attribuée, de ses convic-
tions qui sont sincères, de ses intentions qui sont .honnêtes, et de son
intelligence qui est courageuse et moyenne. Un peu moins que d'autres,
précédentes, elle témoigne de son adresse d'auteur dramatique : car
elle parut, ^à et là, un peu lente, monotone, et fournit, au public moyen,
' moins d'occasions de se passionner pour ou contre une thèse déjà
débattue? et rrbattue .
On ciierche la thèse. Où est la thèse — car il y a toujours une thèse
dans les pièces de M. Brieux — de Petite Amie f Et je vois bien que
M. Brieux résolut, cette fois, de nous intéresser .au sort de deux petits
jeunes gens qui s'aimèrent pour eux-mêmes, de nous indigner contre un
père barbare qui s'oppose à leur « établissement », et de nous initier,
par surcroît et en passant, fiux mille petits détails pittoresques du
commerce des modes. Durant trois actes, elle nous passionna — plus
ou moins, selon nos tempéraments — . l'aventure du fils f.ogerais et de
l'ouvrière Marguerite. Kt voici un questionnaire, analogue à celui que
propose à la perspicacité de ses lecteurs tel intéressant journal du
matin : Le fils Logerais éj)0usera-t-il Marguerite? L'abandonn<'ra-t-iiy
Auront-ils des enfants? Combien? M. Logerais donnera-t-il son consen-
tement? etc., etc.
Le rideau se lève sur un (juatrième acte qui nous apporte les répcmses.
Et tout d'abord il convient de féliciter le décorateur qui comprit si bien
le tempérament et le talent de M. Brieux. Voici bien le chalet, triste et
pauvrement élégant où se doivent aimer, parmi tant de soucis, les dt'ux
hén»s de la banale et médiocre idylle, le fils du modiste et l'ouvrière
qui a « fauté » ; voici surtout le paysage* que doit aimer M. Brieux, un
morne, un terne, un utilitaire paysage de banlieue, sans arbres, avec
des coteaux nus et, dans le lointain, des cheminées d'usine qui se; profi-
lent; il n'y a pas d'espace, pas d'air; c'est médiocre et désolé. Kt là,
dans ce décor, éclate la thèse; elle est non pas suggérée, mais proclamée
av(»c une séduisante naïveté, en une lettre-programme, qu'il fallut d'ail-
leurs couper dès la première; elle est triple : contre la Société, d'abord
et toujours, contre l'autorité des parents, et enfin contre l'enseignement
secondaire. Cependant la lettre lue, les deux jeunes gens vont « se périr ».
Et voici (juatre» actes pour développer un fait divers suggestif de
vérités, incontestables certes, mais élémentaires. Débarrassons ranecdolc
de toute sa soi-disant portée sociale : nous retrouvons la banale et sotte
historiette sentimentale que nous contèrent, avee* les ressources diverses
de leur manière et do leur sensibilité particulières, maints écrivains de
feuilletons populaires.
Des acteurs, venus, les uns du théAtre Antoine, les autres de l'CEuvre,
ont parfaitement joué cette pièce et avec un ensemble rare à la Comédie.
La débutante, Mlle Suzanne Desprès, a montré sur cette scène comme
sur tant d'autres, ses qualités de rare et grande comédienne, et cette
puissance d'émouvoir aux larmes, par la justesse de l'accent, la sobre
i54 LA REVUE BLANCHE
simplicité du geste pathétique, qui est incomparable. Mme Kolb montre
d'excellentes qualités de naturel. M. Dessonnes, voué aux rôles des fils
révoltés, est sincère et chaleureux. Le succès fut très grand pour M. de
Féraudy, tour à tour plaisant et dramatique, et qui, pour toute une
soirée, évoqua à s'y méprendre — mimique, intonations, attitudes —
la personne d'Antoine, presque seul de son théâtre à n être point là.
Au théâtre Antoine, spectacle coupé, d'heureux effet.
Un petit acte de M. Adolphe Mayer, Lendr.main de preinih^e^ d'une
observation ironique et pittoresque, nous montre un ménage de comé-
diens, tour à tour désuni par Tinsuccès et rapproché par le souci de la
réussite commune. C'est rapide et adroit.
Vous savez quelles préoccupations possèdent Tardent auteur de la
Cage et de la Clairière^ de répandre par la voie du théâtre ses idées
généreuses de critique sociale, et quel adversaire déterminé trouvent en
lui les inconséquences de la loi et des préjugés. Il est adroit à les faire
valoir, clairement et de façon dramatique. Son observation est lucide et
bien plus judicieuse encore que passionnée. Et, las de nous montrer ceux
qu'on écrase et qui subissent, M. Descaves a voulu, cette fois, nous
montrer ceux qui, courageusement, se révoltent, triomphent, et comment
il? triomphent. L'enseignement a son prix aussi : il n'y a point que des
lois et des préjugés oppresseurs; un peu d'énergique initiative et de
clairvoyance aide à nous libérer. Et l'idée est heureuse de ne point nous
avoir menés aujourd'hui, en revendicateurs, vers le grabat et le taudis,
mais dans le salon bourgeois où pèse tout autant, encore que de consé-
quences moins immédiatement frappantes, le poids do multiples iniquités.
Elle panit tout à fiiit sympathique, la courageuse et raisonnable héroïne
de Tiers-Etat, en sa volonté de n'être point victime. Et son exemple
est sain.
M. Mélénier s'est livré à un patient et industrieux découpage de
l'admirable nouvelle de Maupassant : Boule-de-Suif. La pièce est mise
en scène avec l'art extrême que vous prévoyez, jouée dans la perfection
et avec la variété nécessaire par MM. Dumény, Numès, Matrat, Kemm,
Degeorge, Paul Edmond, Mmes EUen Andrée, Mieris, Barsange, etc.
On y retrouve, entière, la narquoise et féroce ol)servati(m qui rendait la
nouvelle si terriblement amusante. Mais ce n'est plus un chef-d'œuvre;
à la scène, la pièce perd du naturel ; la rapidité forcée des changements
de sentiments et des contrastes paraît un peu voulue et conventionnelle,
selon la convention de l'ancien Théâtre-Libre. On n'est point convaincu,
on se défie. La nouvelle était d'une amère gaîté : la pièce dégage beau-
coup d'amerlùme et moins de gaîté. 11 ne faut point incriminer l'adroit
adaptateur. La pièce subit le sort de presque toutes celles qui furent
tirées du roman : bien qu'accueillie avec faveur, elle fait regretter le
roman.
André Picard
i55
CHRONIQUE DE LA LITTÉRATURE (i)
Alfred Jarry : Le Surm&le, roman moderne (Editions de La revue
blanche, in-i8 de 25o pages, 3 fr. So). — II serait surprenant que, jusqu'à
ce jour, le sujet du Surmâle fut resté tout à fait vierge ; mais du moins
était-il à peine défloré. J'ai feuilleté jadis, en un bureau de sergent-
major, un roman de ce pauvre Dubut de Laforest : On y voyait un
Levantin olivâtre développer la vigueur de ses reins en ramassant
à quatre pattes, sous les meubles , une centaine de pièces de
deux sous... — mais je n'ai jamais su la suite; et c'était si peu
littéraire ! Trop littéraire, par contre, et trop encombré de charabia
magique, le roman où Jean Richepin mit en scène un Don Juan jamais
épuisé, fils d*une courtisane un peu sorcière, et dressé par un prêtre
luciférien. Le héros de M. Jarry ne prend pas de ces airs démoniaques,
et, s'il arrivait d'Orient, craindrait de le faire remarquer. Il se rend
d'abord banal à souhait, et par là même apparaîtra plus monstrueux.
11 est naturel, à la façon des grandes forces, des réservoirs intarissables
d'énergie; mais trop viril, évidemment, pour être humain. Il ne doit
exciter ni la jalousie masculine, ni le désir féminin, ni l'imagination
adolescente, ni l'indignation des moralistes : tant l'excès même de sa
puissance le situe nettement hors de notre espèce, de netre règne, de
notre terre. S'il vit, c'est dans ce monde cher à l'auteur, où l'alcool
pur fait office d'eau claire. — Ou plutôt, je le vois ainsi ; et le livre à
mon gré vaut surtout par ce ton de mystification abstraite et d'humour
américain. Les passages d'émotion ou de sensualité détonent ou sont,
à tout le moins superflus; aucun, certes, n'égale en vigueur ce récit
fantastique du record Paris-Irkoutsk, qui restera parmi les meilleures
pages de la littérature sportive. Si l'Eve Future est une machine, logi-
quement le Surmâle en doit être une aussi. On ne le conçoit guère
tenant entre ses bras qu'une femme, comme lui, mécanique et factice ;
et quand enfin ses compagnons lui versent un courant de onze mille
volts en guise de philtre amoureux, on s'attend à le voir disparaître,
non dans un spasme de douleur animale, mais dans une énorme explo-
sion chimique, par où retourneraient aux éléments les molécules de ses
rouages et de ses ressorts surtendus...
Docteur Veressaiev: Mémoires d'un Médecin, traduits par S. -M.
Persky, et précédés d'une introduction par Teodor de Wyzewa (Perrin,
in-i6 de xxiv-H5i pages, 3 fr. So). — Un très bon et beau livre, ot
digne de prendre place à côté du livre de Melchine : Dans le Monde
des Réprouvés, Nos critiques « bien français » ont beau se dire las des
écrivains russes ; la Russie seule nous a donné de ces grands livres sin-
cères. Une charge satirique comme les Morticoles pâlit auprès de ces
constatations irréfutables. Quand même nos médecins, après ceux de
(1) Le service de librairie de La revue blanche se charge de faire parvenir franco aux
lecteurs qui lai en feront la demande les livres de toutes librairies et de les abonner à tous
périodiques.
i56
LA REVUE BLANCHE
Pétorsbourg, blâmeraient le docteur Veressaiev d'avoir déchiré les
voiles qui cachaient au vulgaire profane le Secret de la Médecine, il
faut proclanrier que ses révélations sont salutaires, qu'elles devaient
venir tôt ou tard, et que la société moderne en doit faire son profit.
Chacun de nous, pour son propre compte, les oubliera facilement et vile
quand il faudra — c'est-à-dire à chaque fois qu'il sera malade.
L'œuvre est assez mal composée, puisqu'aux souvenirs personnels
se mêlent peu à peu des documents empruntés, et des considérations
générales; mais la transition passe inaperçue, tant est puissante l'unité
d'intérêt. L'auteur commence par décrire les étapes que franchit néces-
sairement tout bon étudiant en médecine et tout praticien consciencieux :
D'abord, c'est Tenivrement de la certitude théorique; plus tard, lalTole-
ment de l'impuissance pratique ; — puis, une alternative, ou plutôt un
troublant mélange d'ignorance et de lucidité, de confiance et de découra-
gement. Des exemples précis montrent les cas de conscience inévitables,
et peut être insolubles, qui sïmposent à tout médecin. D'autres exem-
ples rappellent quel prix coûtent les moindres progrès de la thérapeu-
tique et de la chirurgie : C'est la clinique, où le malade pauvre tient
rôle d'esclave et de patient, c'est Taulopsie, vol et viol des cadavres,
réservée aux seuls indigents; c'est l'usage hasardeux des nouveaux
remèdes encore mal éprouvés; c'est enfin (comme dans la Nouvelle
Idole^ de Curel), c'est Texpérimentation hypocritement ou cyniquement
pratiquée sur des êtres vivants, et parfois sur desètres sains. Tout cela,
pour n'aboutir qu'à des résultats mal sûrs. Aux pouvoirs si limités de
la médecine, le D"" Veressaiev oppose l'attente démesurée des malades
et des parents, leur foi naïve et presque religieuse, leur culte fidèle à.
qui réussit, leur rancune amère à quiconque échoue. Pour nous dé
couvrir enfin le dernier fond de sa tristesse, il insiste sur l'ironie de
prescriptions excellentes en soi, qui, dans notre état social, doivent
rester lettre morte. Voici donc ses conclusions ; Malgré le progrès des
sciences biologiques, la médecine est encore un art, — un art douteux,
empirique, intuitif, et condamné à demeurer tel, s'il doit toujours y
avoir « autant de maladies que de malades w. Pour soulager les maux
du corps, le savant peut beaucoup plus que l'ignorant, mais beaucoup
moins que ne le croit et que ne l'exige la foule. S'il y a des moyens
sûrs de prévention et de guérison, ils sont à peu près réservés aux
riches, tandis que la misère infatigable multiplie les chances de désordre
et de débilité. Les malades souffrent; les médecins souffrent. Pour les
uns comme pour les autres, pas de salut individuel. C'est à l'améliora-
tion du tout qu'il faut songer et travailler.
Le ton de la préface est très différent. Je n'ai pas à mettre en doute
la bonne foi deM.deWyzewa; mais il importe de signaler que ce criti-
que si bien informé, d'esprit si délicat, devient chaque jour moins
capable de lire une œuvre sans en déformer aussitôt les idées selon ses
partis-pris habituels : « Ce beau livre nous apprend, dit-il, qu'en méde-
cine, comme en toutes choses, l'intelligence reste impuissante et vaine,
quand elle ne s'accompagne pas d'amour et de bonté. » A merveille ;
CHRONIQUE DE LA. LITTÉRATURE iSj
mais il continue : « Le meilleur médecin n*est pas celui qui sait le plus;
car, quelque savant qu'il soit, ce qu'il sait nest rien,., » Or, l'auteur ne
dit point cela, dit même à peu près le contraire. Et la méprise n'appa-
raît plus involontaire ou gratuite, quand, en la rapprochant de dix ou
vingt autres, on discerne vers quel but elle tend, et quelles croyances
il s'agit de sauver. Mais rien ne marque, chez M. Veressaiev, une telle
arrière-pensée pieuse. Bien qu'admirateur de Tolstoy, il n'immole point
la science à l'amour. Il complète la science par l'amour, et l'amour
même, par le souci de la justice. Tout vrai savant peut donc le suivre
sans pour cela... se convertir.
Bibliothèque Socialiste (Société Nouvelle de Librairie et d'Édi-
tion). — H faut signaler cette collection de propagande. Elle contient
déjà toute une série de petits volumes substantiels et solides, où les
mieux informés trouvent à s'instruire, et dont la forme n'est point faite,
pour rebuter les ignorants. Le prix en est modique et l'impression
soignée.
Le Manuel du Coopêrateur socialiste, par Maurice Lauzel, fait la
théorie de la coopération en général, de la coopération socialiste en
particulier, et conclut par des conseils pratiques qu'accompagnent des
modèles de statuts et de pièces.
Le Collectivisme et VEvolution industrielle, par Emile Vandervelde,
est un résumé de la doctrine socialiste, fait dans un esprit scientifique
et d'un point de vue très personnel. La première partie montre à
l'œuvre la Concentration capitaliste, la deuxième précise la Socialisa-
tion des moyens de production et d'échange. La doctrine est marxiste,
mais redresse ou met au courant quelques thèses du Capital.
Proudhon, par Henri Bourgin, est le seul ouvrage d'ensemble qui
existe en France sur notre plus grand dialecticien socialiste. La cri-
tique qu'en a faite M. G. Sorel dans les Cahiers de la Quinzaine e%i
utile à consulter; mais ne touche pas, ce me semble, les points les plus
importants.
Dans Les Congrès ouvriers et socialistes français (1876-1900), par
Léon Blum, on retrouve tout l'essentiel d'un développement de vingt-
cinq années; le récit rectifie quelques erreurs graves de M. Léon de
Seilhac, et découvre, dans les discussions du passé, le germe des conflits
actuels.
La traduction du Manifeste communiste, par Charles Andler, est
suivie d'une introduction historique et d'un commentaire, qui abou-
tissent à des conclusions neuves. M. Andler a cherché avec raison l'ori-
gine de maintes thèses marxistes dans les écrits des économistes et
utopistes français que Marx et Engels ont le mieux connus : Sismondi,
Vidal, Pecqueur, etc. Sans doute, toutes les citations ne sont pas éga-
lement probantes; et d'ailleurs, de toute façon, le Manifeste se distingue
par l'unité et la rigueur d'une pensée originale. Ce dernier point était
hors du débat. Franz Mehring a eu tort de s'y tenir, dans ses critiques
publiées par le Mouvement socialiste — et plus grand tort d'envenimer
Une controverse d'histoire par des injures de pédant.
iS8 LA ABVUIS BLANGHB
Enfin les Nouçel/es de Nulle Part^ par William Morris, sont une
Utopie, — le titre le dit, — ua tableau de la société future, qui diffère
heureusement de ceux d'Edward Bellamy par un charme, uœ légèreté,
une fraîcheur toute poétique. Avec cela, ce moude irréel garde quelque
profondeur, parce que toute douleur n'en est point bannie : « Nous ne
nous abusons pas, dit le Vieillard, et nous ne croyons pas pouvoir nous
débarrasser de tous les soucis qui sont inhérents aux relations entre
les sexes. Mais nous ne sommes pas assez fous pour ajouter Tavilisse-
ment à ces malheurs... Oui, oui, il y a peu de chances évidemment
pour que Ton manque de tout poème et que toute tristesse soit guérie. »
Michel Ajivadld
Notes biographiques sur Maxime Qorky. — La première
œuvre dramatique de Gorky Les Petits Bourgeois vient d^étre jouée
avec très grand succès à Pétersbourg. Le héros, Nil, est un mécanicien
du chemin de fer. C'est le type de la nouvelle génération des « hommes
de Tavenir » qui « savent ce qu'ils veulent » et « où ils vont » et qui
proclament qu'il faut « prendre et non demander ». On a déjà dit que
Gorky met dans les caractères et dans la vie de ses personnages force
traits autobiographiques. Nil, employé au chemin de fer, parle, comme
jadis parlait Gorky: « J'en ai assez de conduire la nuit les trains de mar-
chandises. Encore si c'étaient des trains de voyageurs : avec le rapide,
par exemple, on coupe 1 air, on court à toute vapeur ! Tandis que, là,
tu te traînes. j>. Je dis que Gorky parlait ainsi jadis, parce que j'ai sous
les yeux une page de renseignements inédits sur sa vie, que publie VI/iS"
traction dans son dernier numéro /190a, III). On y voit Gorky employé
à une station, près de Zarizyne.
n f ûttit «on MTTioe — <^eBt nu de nés lutcieuB chefs qai parle — d'une manivre très
caoKte. Ayant reconnu qu'il arait une oofide instroetion, an bout de deux moifi noot le
préposâmes aux balances, amx appointements mensuels de yingt-cinq roubles.
Mais il dépensait son argent étrangement ou, comme nous disions, sottement, le distri^
buant aux employés chargés de famille, aux pauvres, donnant à celui-là un rouble, à un
antre cinquante kopecks. H dépensait beaucoup anspf en timbrer-poste, car il entrete-
nait une vaate coraespoodance ; il recevait presque tons les jours des lettres, <m ne savait
d'où on de qui, et cela nous intriguait iort.
Aux heures de loisir on pouvait le Toir entouré d'une foule d'ouvriers et discourant sur
quelque sujet instructif ou lisant à voix haute une brochure quelconque, — morale, géo-
graphie, histoire, astronomie, etc., — initiant ses auditeurs à la réalité du monde qui noan
eatoore et à sifiB phénomènes. U leur plaisait appanemment beaucoup, car Us le reoher-
chAienjt fort, et, en lait, w parole était alerte et imagée. Entre temps il nous arriva
à nous, ses chefs, de JEaire oonnaissance de plus près avec Pechkov {Gorky]. làsant un
roman ou quelque autre livre — je ne me rappelle plus — j'étais tombé sur un
passage où il était question des francs-tnaçons ; ignorant de leur doetiine, je m'adres-
sai pour des expiicatioxM an chef de gare, comme k l^omme le plus instruit de
la bourgade. Il ne pat me jutisfaire : il avait lu jadis des choses sur les maçons, mais
sans bien comprendre Jeur doctrine. Justement À cette conversation assistait par hasard
Pechkov, le préposé aux balances, lequel, s^adressant au chef de gare :
— Permcttc2-moî, Ivan Ivanovitch, d'expliquer la chose.
— Mais est-oe qne ta ssée quelque chose box tes maçons ?
— JTai 1« qœlqiie chose mut eux et ce que j'ai retenu, je vais vous le dire.
E) il nous fit une véritable conférence sur les maçons^ avec des détails tellement circons-
CHRONIQUE DE LA LITTÉRATURE iSg
tanciés que je me demande encore où il avait pu les puiser. Comme je l'ai dit, il avait la
parole entrahiante et il nous intéressa tellement que nous aurions riflqué d'oublier, le chef
de gare et moi, le passage des trains s'il avait dû y en avoir, mais heureusement il n'j
en avait pas. Deux heures se passèrent ainsi. Lorsque Pechkov nous quitta, le chef de gare
me dit :
— Sais- tu, Slépan Stépanovitch ? je pense que ce Pechkov est un étndimnt ezdu on
quelque chose clans ce genre, car il est trop intelligent pour un boulanger ou pour un mar-
miton et il a beaucoup lu 1 Pourvu que nous n'ayona pas de malheur de aon fait ! An
reste, grand bien lui fasse !
Maintenant le chef de gare l'invitait chez lui comme un bon ami, et Pechkov, sans la
moindre gêne, passait le temps avec nous, fumant sa cigarette et nous frappant de plus en
pltM de ses conn^ssancee et de ses lectures, de sorte que nous considérions comme certain
que Pechkov était un étudiant congédié.
Son serviœ à notre gare ne duca que quelques mois : un beau jour, Pedikov se présenta
à mon bureau et demanda son compte, m'annonçant qu'il ne voulait pas continuer.
Je lui pa3rai ce qui lui était dû et lui offris un billet de troisième juflqn'à telle statioa
de notre ligne qu'il voudrait ; mais il refusa le billet, disant qu'il ferait route à pied.
Enfonçant son chapeau sur sa tête et jetant sur son dos son bagage, il partit (en bottes de
feutre, ou même en chaussures de tille) le long de la ligne, après avoir fait amicalement
ses adieux aux employés et onvrîera, aoooums pour prendre ooogé de l'homme qui les avait
délectés et instruits pendant des mois.
Il y a qoelqne temps, les livres de Maxime Gorky me tombèrent entre les mains et il
s'en dégagea, à 1» lecture, un souffle de qoelqne chose de connu, mais depuis longtemps
oublié ; ensuite je vis k portrait de l'auteur, dans lequel je rooonnus l'ancien camarade de
service
Celle page curieuse ajoute encore un trail à la physionomie sympa-
thique et réelle du chantre des vagabonds. Elle appuie en même temps
ce que nous avons dit [i) pour expliquer la popularité extraordinaire de
Gorky.
Cette popularité est si grande qu'elle commence à s'orner de
légendes donl les moindres le présentent comme enfermé dans une
simple prison, retranché du monde des vivants.
D'autre part, les journaux racontent de plus en plus fréquemment des
anecdotes et des histoires curieuses où Gorky joue le premier rôle
A Pétersbourg, des mendiants abordent ainsi les « messieurs bien
mis » : « Donnez-moi, mon bon monsieur, quelque chose, au nom de
Maxime Gorky, le grand écrivain, ci-devant gueux comme moi... »
Au lycée d'Oufa (près de l'Oural), raconte le Journal dt Samara^ un professeur de troi-
sième (sixième russe), faisant traduire à ses élèves les « Memorabilia « de Xénophou, y
trouve une phrase sur l'ivrognerie. Le professeur se souvient alors de la circulaire enjoi-
gnant de commenter aux élèves les auteurs qu'ils traduisent et adresse aux élèves le dis-
cours suivant : « Messieurs, l'ivrognerie est nuisible : il ne faut pas boire. Ah ! de notre
temps, on était beaucoup plus sévère, nous ne connaissions point l'alcool. Tandis que vous,
messieurs, vous buvez fréquemment, surtout à l'époque des examens. Ce n'est pas bien !. . .
Aujourd'hui, la littérature chante des hymnes en l'honneur de l'ivrognerie. . .J 'ai entendu
dire qu'un nouvel écrivain, un certain Maxime Gorky, est apparu, qui, sans scrupule
aucun, idéalise les ivrognes. Je ne vous conseille pas de lire ses œuvres nocives. . . »»
Dans les bourgades, les histoires gorkyennes sont plus drôles. Le
(1) Voir La rwue Uamcke du 15 avril. GoRKT, agitateur
l6o LA REVUE BLANCHE
Smolensky Vestnik publie cette information de son correspondant de
Mohilev :
L'automne dernier apparut à Klimovitchi un nouveau personnage, ce qui, dans une petite
TÎlle corame Klimovitchi, ne put passer inaperçu.
Le nouveau i^ersonnage portait une vieille casquette militaire, une jaquette usée,
roussie, un pantalon et des cliaussons troués, et, sur son dos, un sac en toile assez peu
garni. Le nouveau personnage, roux, la figure boursouflée, et usée comme le vêtement,
sans expression aucune, pouvait avoir de trente à trente et un ans. Il se rendit tout d'abord
k la maison de thé populaire, où ce jour- là était ouverte aussi la salle de lecture. Ayant
commandé une portion de thé, il passa & la bibliothèque, demanda des journaux fraîche-
ment arrivés, puis, voyant qu'on le regardait avec suspicion, bien qu'avec intérêt (à Kli-
movitchi on regarde ainsi tous les nouveaux personnages, il sortit, non sans certaines
précautions, de la poche intérieure de sa Jaquette un petit cahier composé de trois ou quatre
sales feuilles de papier à lettre cousues ensemble et sur la première desquelles il était
écrit : « Correspondance adressée à un journal de province », avec, au bas de la feuille, en
grosses lettres : M. Gorky.
— Voas avez entendu parler de Maxime Gorky — un gueux écrivain... lisez, — dit d'un
ton protecteur et énigmatique le pseudo Gorky, tendant le cahier À la bibliothéciiire, et il
passa dans la chambre à thé pour « transpirer» (1).
Dan» sa correspondance, pleine de fautes, le faux Gorky notifiait que, traversant le gou
vernement de Mohilev, il avait constaté que la police écorchc les vivants et les morts
que les juifs ont envahi le gouvernement et qu'il fallait les serrer de près
Pendant quatre jours « M. Gorky » se promena ainsi, à Klimovitchi, dépensant large-
ment dans les cabarets les offrandes qu'il recueillait et qne souvent même des « person-
Bonnages en vue » lui donnaient, car il leur faisait comprendre qu'il « rassemblait des docu-
ments », observait les mœurs et les us et coutumes et qu'il pouvait à l'occasion éreinter les
gens dans le Sicet ou dans la Niva.
Pendant que ce jeu d'ombre et de lumière se fait autour de son nom
Gorky, en Crimée où le tient sa maladie, travaille sans discontinuer à
de nouvelles œuvres. Sa pièce, les Petits Bourgeois^ à peine terminée,
ses éditeurs en font déjà annoncer plusieurs autres dont, en première
ligne une sur la vie des journalistes, une seconde pièce, intitulée le
Juif y etc.
Les journaux annoncent, en outre, qu'attiré vers tous les persécutés,
Gorky a commencé à s'intéresseraux juifs russes. Frappé de la richesse
de la littérature juive, il aurait conçu l'idée d'en traduire les meilleures
œuvres populaires. Déjà il se serait attelé à cette besogne, aidé par
plusieurs écrivains experts aux deux langues.
E. Séménoff
(1) Boire du thé.
Le Gérant: P. Deschamps.
Paris. — Imprimerie 0. LAMY, 121, bd de La Chapelle. H 994
Enquête sur l'Éducation
Sur celte question de l'éducation qui semble devoir motiver bientôt un
grand débat politique, nous avons adressé à quelques personnes le ques-
tionnaire suivant :
P Dans quelle sorte d'êlahlissenienl [laïque ou religieux) avez-
vous èlè élevé?
2" Quelle injluenee atlribuez-vous à l éducation reçue, dans le
développement de votre personne intellectuelle et morale?
»?" Que pensez-vous de la liberté de l'enseignement? Faut-il,
selon vous, la restreindre, voire la supprimer, ou. au contraire,
lui donner plus d'extension?
4" Que pensez-vous de r usage qui est fait du mot « liberté »,
dans cette question de V enseignement?
Voici les réponses qui nous ont été faites :
De M. Paul Adam :
lo J'ai été au lycéa Henri IV, à Paris, et terminé mon éducation au
lycée de St-Quenlin, tous deux laïques;
a** Je n'ai subi que très peu d'influence de l'éducation au lycée, je ne
me suis développé qu'en dehors et surtout plus tard. J'ai conservé de
mes années xl'internat un très mauvais souvenir, car la règle de ces
établissements troubla toujours imm caractère.
Quant à la réponse à votre troisième question, je vous dirai que
je suis très respectueux de toutes les libertés ; aussi, aimerais-je voir
donner à certains enfants une éducation très catholique aussi bien qu'à
d'autres une éducation absolument révolutionnaire, suivant les convic-
tions de chacun.
De M. Henry Bérenfger :
1** J'ai été élevé dans des collèges et des lycées de TÙniversité laïque
(collège de Dinan, lycée de Coutances, lycée Henri IV à Paris).
'20 L éducation de la famille a été pour moi h? principal agent du
développement intellectuel et moral. C'est vous dire (jue je suis un
partisan convaincu et radical de rextcrnat. Les quelques mois que je
fus obligé de passer comme interne dans un grand lycée, vers la dix-
septième année, n'ont laissé à mes parents et à moi-môme qu'un
pénible souvenir. Je dois ajouter qu'au lycée comme dans la famille, je
n'ai dû mon éducation et mon instruction qu'aux principes de la raison
purement laïque.
'i« Je crois que bi liberté d'enseignement est et restera un sophisme,
tant qu'il existera des Congrégations religieuses et une Kglise Romaine.
n
ï62 LA REVUE BLANCHE
Il ne peut y avoir de liberté en face du cléricalisme : il réclame tout ou
rien. Je me prononce énergiquement pour qu'on ne lui laisse rien.
4° Le mot liberté n'est qu'un mot relatif. 11 n'y a pas liberté de refuser
l'impôt, de se soustraire au service militaire, de faire des faux en
écriture publique, etc. Pourquoi y aurait-il liberté de fausser l'âme
de l'enfant, de la soustraire à la science et à la beauté moderne, de
refuser l'éducation égale pour tous? L'enseignement national de la
jeunesse doit être obligataire, gratuit et laïque. On ne trouvera rien de
plus juste ni de plus fécond que cette formule de la vraie liberté.
De M. Jacques-Emile Blanche :
J'ai été élevé au lycée Condorcet, entre la guerre et 1880. Je ne crois
pas y avoir subi la moindre influence. Dans ce temps-là les professeurs,
pour la plupart assez indiiîérents, peu occupés de questions morales ou
politiques, ne faisaient même pas d'allusions à la Revanche — qui était
ridée fixe des Franc^ais. Ils ne cherchaient pas à nous diriger vers un
autre but que le concours général ou le baccalauréat. J'en ai eu d'excel-
lents et de mauvais. Certain professeur d'histoire, depuis député, tenta
de nous enflammer pour les immortels principes de la Révolution : la
classe se divisa, il y eut des bagarres dans la rue du Havre. — M. Victor
Brochard, en philosophie, nous traita comme des hommes et fit beau-
coup pour notre culture, en laissant à chacun de nous une entière
indépendance.
Mais, en somme, pour les externes du moins, la direction intellec-
tuelle était à peu près nulle.
Il paraît qu'aujourd'hui, c'est tout différent. Des cours tendancieux
faits dans cet esprit sectaire et étroit de la jeune Université voudraient
influencer les collégiens, avec autant de passion que les prêtres en ont
montrée dans un sens opposé. Or. je connais telles familles catholiques,
dont les fils vont tout de même au lycée, et des enfants, aussi, que
leurs parents anticléricaux, confient aux religieux — à des jésuites
même. D'ailleurs, il est rare que ces derniers n'abandonnent vite les
idées de leurs maîtres, pendant que beaucoup d'élèves de l'Université
sont exaspérés par le vague humanitarisme et le socialisme pédent des
nouveaux normaliens. Il semble, en somme, que toute pression révolte
les jeunes gens et que le meilleur serait de les instruire sans parti-pris.
L'éducation, en dehors de la famille, n'a pas l'importance qu'on lui
attribue. L'esprit se forme longtemps après l'école. On ne tarde pas,
quand on l'a quittée, à prendre le contrepied de tout ce qu'on y a
appris.
Les parents doivent être les seuls juges du mode d'enseignement qui
convient à leurs enfants et il serait intolérable qu'on ne leur permît pas
de les faire élever comme bon leur semble, par des prêtres ou des laï-
ques, dans des institutions privées ou au lycée. — On ne conçoit pas
bien comment des hommes qui ne parlent (jue de liberté et de justice,
peuvent songer à restreindre la liberté de l'Enseignement.
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION i63
De M. Saint-Georges de Bouhélier :
10 J'ai fait presque toutes mes éludes dans un lycée. Mais j'ajouterai
immédiatement que Téducation que j'y ai reçue ne m'a pas laissé de
marque.
D'abord je n'ai jamais été qu'un élève assez médiocre; j'étais de ceux
dont on dit : « qu'ils ne veulent rien faire. » Ensuite j'avais l'air indis-
ciplinable.
Ce que nous enseignaient nos professeurs, c'étaient des rudiments de
grec, de mathématique, de latin, etc. Pour me distraire pendant les
classes, je cachaiis sous mes livres scolaires des petits tomes à cinq sous
que j'avais achetés les jours de sortie, et que je parcourais avec avidité.
Mes professeurs, qui certainement étaient des hommes de mérite, ne
se doutaient pas de l'ardeur avec laquelle, au lieu d'écouter leurs leçons,
je m'instruisais dans La Bruyère, Lesage et Jean-Jacques Rousseau.
Pendant les cinq ou six années que je suis resté au lycée de Vire, je
n'en ai rencontré qu'un seul qui se soit peut-être rendu compte que
l'élève hostile que je semblais être n'était tout de même pas un niais
absolu. C'était un professeur d'histoire dont j'ai gardé le souvenir,
comme d'un homme excellent et clairvoyant. Les autres ne se sou-
ciaient nullement de rechercher les aptitudes qui pouvaient se mani-
fester chez leurs élèves. Certes, ce serait un tort de le leur reprocher,
car, au milieu des trente élèves dont se composait leur classe, comment
eussent-ils pu établir des distinctions?... Quoi qu'il en soit, cette igno-
rance est peut-être la cause du manque d'influence qui caractérise d'ha-
bitude tant d'enseignements.
a® Pour ma part, je déclarerai donc que je suis sorti des mains de
mes maîtres absolument neuf et libre. Je ne crois pas leur devoir seule-
ment une pensée. Mon éducation véritable, je suis certain qu'elle a eu
lieu en dehors d'eux, je pourrais même dire contre eux. Car mes goûts
ils les contrariaient de toute leur force, et c'est en dépit de leurs senti-
ments que j'ai persisté à me développer dans un sens qu'ils réprouvaient.
Ainsi je ne leur attribue qu'une influence, que l'on pourrait appeler,
par réaction,
3° Il ne me semble pas que l'éducation telle qu'on la pratique aujour-
d'hui puisse produire des effets sérieux sur quelqu'un dont toutes les
tendances sont un peu nettement caractérisées.
Mais je n'ignore pas que tout le monde n'a pas une nature à aptitudes
vives. Je crains même qu'il y ait peu d'hommes de ce genre-là.
11 est vrai que le type esclave est, dans notre espèce, un des plus
communs. Personne n'ignore que ce qui distingue une foule d'êtres,
c'est leur impuissance à penser d'une manière indépendante, c'est-à-
dire en dépit des usages de la caste et des conventions en honneur dans
la société dont on fait partie. Par contre, ces mêmes individus ont la
faculté vraiment étrange de répéter les phrases qu'ils entendent dire
souvent^ les gestes que l'on fait devant eux un nombre de fois assez
grand, etc..
iCy'i LA REVUE BLANCHE
Si la majorité des gens n'était pas ainsi bâtie, aucun état ne resterait
bien longtemps debout. Car c'est sur ceux-là qu'on s'appuie pour gou-
verner dans l'injustice inhérente à toutes les espèces d'institutions.
Il est donc fort compréhensible qu'un gouvernament soucieux de
durer et de fixer son triomphe veuille utiliser ce troupeau à son profit.
Et comment peut-il le faire, si ce n'est en l'éduquant? Autrement dit
en lui inculquant dès l'enfance les notions qui lui sont chères? en le
convainquant qu'en dehors de lui il n'y a pas de salut? en lui apprenant
à aimer ce qu'il désire? en lui communiquant ses goûts, ses passions et
ses répugnances pour telle ou telle conception? bref en l'habituant à le
suivre en tout?
Je ne vois pas d'inconvénient à ce qu'on agisse ainsi. Car, puisqu'il y
sur la terre des hommes qui ne seront jamais que des esclaves, encore
est-il préférable qu'ils le soient de nos mérités que des erreurs adver-
saires. Ils ne peuvent qu'y gagner, et nous aussi, nous qui voulons faire
triompher des idées en contradiction avec celles qu'on professe dans les
vieux catéchismes...
4** Le mot liberté, je le trouve, dans ce cas comme dans bien d'autres
d'un usage à la fois outré et fallacieux, attendu que pour qu'une société
puisse subsister, il lui faut nécessairement exercer de l'oppression sur
la partie de ses membres (par exemple les voleurs, les criminels, etc.),
qu'elle juge capable de lui nuire. Il n'y a pas de raison pour qu'elle ne
se préserve pas également des attentats invisibles d'une pensée hostile
à son mécanisme et susceptible d'en arrêter le fonctionnement.
En principe, je préférerais néanmoins qu'il y eût liberté, et par con-
séquent que tous les hommes fussent aptes à faire par eux-mêmes
l'examen désintéressé, plein et sérieux des idées sur lesquelles chacun
d'eux est appelé à régler sa vie.
Mais serait-ce possible maintenant!
De M. Eugène Carrière :
M. Carrière noua ixirlc d'une voix assourdie, d'une voix en mineur, singulièrement en
harmonie avec bon art.
« Çans les questions d'enseignement et d'éducation, comme en toutes
choses, je suis partisan d'un»» liberté absolue. Je n'admets pas l'oppres-
sion d'où qu'elle vienne. Une loi restrictive de liberté pourrait d'ailleurs
être, en l'ospèi'e très dangereuse, car les gouvernements n'étant pas
inamovibles, elle se retournerait pmt-rtre, un jour, contre les rationa-
listes. Je suis en somme Tennenii de tonl(» révélation, de tout dogma-
tisme, philosophique aussi bien (jue religieux. J'ai du reste une juste
méfiance de rinfaillibilitc de l'honime et l'incertitude où je suis, moi-
môme, de posséder la vérité, me force à respecter roi)inion d'autrui.
« Vous me direz qu'un tel libéralisme*, assez semblable, tout au moins
comme résultat apparent, au laisser-faire, à rindifférence, peut être nui-
sible et (pie les niasses doivent être stimulées par l'éducation. VA\ bien,
je ne puis m'empreher de songer que les Encyclopédistes furent les
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION l6S
élèves (les Jésuites et que le peuple, qui n'y était cependant pas davan-
tage préparé, les a suivis et a fait la Révolution. Voyez-vous, l'évolution
suivra, malgré tous les efforts, son cours et ce qui la facilite surtout,
c'est l'atmosphère intellectuelle créée par une élite.
« Zola, me dites vous, vous a déclaré que, comme philosophe, il était
partisan de la liberté, mais que, homme social, il souhaitait ardemment
la suppression absolue de tout enseignement chrétien. Je ne saurais
être de son avis ; je n'admets pas un tel opportunisme.
« La vérité philosophique doit pouvoir s appliquer à tout le monde ; je
me refuse à la considérer comme une abstraction dont, seuls, peuvent
jouir ceux qui possèdent une bibliothèque. Je suis donc pour la liberté
la plus grande, dut-on parfois en souffrir. >»
Cette conversation était rédigée, quand nous avons reçu de M. Carrière quelques lignes
où son opinion se trouve confirmée. Les voici :
a La liberté de la pensée n'existe pas sans la faculté de l'exprimer
et de la répandre. Ce qui est vrai philosophiquement est vrai sociale-
ment. Notre intérêt n'est jamais en désaccord réel avec la vérité. »
De M""" Lucie Delarue-Mardrus :
J'ai été élevée par mes parents bien aimés non point dans un établis-
sement laïque ou religieux, mais à la maison, alternativement dans des
jardins, des bois, des prés, au bord de la mer normande ou à Saint-
Germain-en-Laye dans un immense parc plein de fleurs, de fruits et
d'animaux. Paris ne vint que plus tard, quand les impressions du premier
âge avaient déjà accompli leur œuvre ineffaçable. Et encore je ne l'ai
connu que l'hiver et au printemps, jamais en été...
J'ai grandi sans compagnes ni amies que mes cinq sœurs aînées, sans
camarades que des chèvres, des agneaux, des chiens, des bûtes de basse-
cour, des chevaux de lîibour. 11 y eut aussi des vieux jardiniers et des
vieux fermiers qui jouèrent un grand rôle dans la vie de notre enfance.
Quant à l'instruction, elle nous fut donnée à bâtons rompus. Une insti-
tutrice par ci, un cours par là. Mais on nous laissait plutôt jouer entre
nous, loin de toute surveillance. Kt c'est ainsi que nous avons poussé,
sauvages et libres, absolument ignorantes de ce qui se passe ordinaire-
ment dans l'existence des petites filles du monde.
J'attribue la ligne de toute ma vie à cette enfance pareille à une
racine d'arbre en pleine terre. Je lui dois sans conteste le meilleur de
moi-même, et ce bien inestimable d'aimer la nature , qui n'est, en
somme, quun atavisme primordial non contrarié.
Je ne sais si c'est là ce qu'on aj)pellc « la liberté de l'enseignement »,
étant peu rompue aux formules. Il me semble pourtant qu'il y a eu
quelques revers à cette médaille bucolique. Car si j'ai pu, à un âge plus
réfléchi, lire et étudier tout ce qui attirait ma méditation, je dois avouer
que je n'étais pas très « avancée », vers les douze ou treize ans, et que
j'ai dû combler bien des lacunes pour arriver à constituer dans mon
esprit le fond de savoir nécessaire à toute intelligence soucieuse d'elle-
lf)6 LA REVUE BLANCHE
même. Il me semble donc que, si j'avais des enfants, je leur ferais
comme il m'a été fait, mais en introduisant quelque méthode dans ce
mode d'éducation, de façon à ce que la liberté absolue de l'esprit et du
corps n'empêche pas la connaissance progressive, logique, large et
profonde des choses de la pensée. Mais il faudrait opposer ici tout un
système qui est une de mes rêveries favorites...
Si, maintenant, j'aborde la question de renseignement tel qu'on le
pratique d'ordinaire, je dirai que je ne la connais que par les troupeaux
de collégiens en uniforme et en rang que j'ai vus passer avec de pauvres
figures de forçats précoces, menés par quelques garde-chiourme
effrayants à regarder. Et je sais bien qu'il est al3ominable d'enfermer
l'enfance, de martyriser l'enfance et l'adolescence qui sont, pour la
plupart des êtres, la seule oasis du désert de vivre. Je crois, j'espère
qu'un temps viendra où l'on fermera les yeux d'horreur en songeant
qu'à une époque lointaine il était possible de punir l'enfance et l'adoles-
cence par le bagne des collèges, que les jeunes condamnés étaient
envoyés de là au régiment et que, de travaux forcés en travaux forcés,
leur jeunesse passait, escamotée par le crime collectif des parents, des
professeurs et des gouvernements.
Voilà, je pense, l'usage actuel qu'on fait du mot « liberté » dans cette
question de l'enseignement. De la sorte, on prépare deux lamentables
catégories d'êtres : les moutons dociles qui sont le « Tout le Monde »
veule, persuadé, écœurant, qu'on coudoie dans la vie, et les « révoltés»
qui ont amassé leur colère dès le petit lycée et se vengeront de tout le
mal qu'on leur a fait par quelque geste faux et inutile...
Bien peu rétabliront la balance entre ce désiquilibrcment néfaste et
la pesanteur du beourgeois. Et pourtant ce n'est qu'en ces quelques-uns
que nous avons foi pour mener à bien la révolution pacifique qu'il est
grand temps d'accomplir au nom de ces petits martyrs pâlots que nous
avons vus passer parfois, en uniformes et en rang, quand nous regar-
dions par les fenêtres.
De M. Anatole France:
En ea demeure que décorent des saints, des anges de bois et de pierre, des fragments
de dalles et toutes sortes d'attributi d'église, vestiges des époques de foi, la tête fine,
amenuisée, coiffée d'une calotte rouge, évoquant bien l 'image de quelque lettré de la Renaissance,
d'un Montaigne dont le scepticisme perdrait seulement un peu de sa saveur de ce qu'il ne
s'épanonit plus en un milieu de fanatisme, M. Anatole France fortitie encore cette impres-
sion en étayant son argumentation sur de vieux textes religieux.
« J'ai été élève de Stanislas, c'est dire, n'est-ce pas, que je me suis déve-
loppé dans un sens contraire à celui de l'éducation reçue. Mais cet effet
est loin d'avoir été général parmi les élèves, car en somme, Stanislas a
surtout fabriqué des cléricaux, des hommes d'esprit rétrograde. Je
pourrais en citer beaucoup, tels par exemple: Cazot, Jules Roche, etc..»
Nous posons la question de savoir si l'affranchissement de la pensée n'est pas autant
et même plus affaire de tempérament, de caractère, que de culture et de savoir.
ENQUKTE SUR L'ÉDUCATION iTi";
« La somme de crédulité est à peu prés la même à travers les âges.
Notre physique n'est évidemment plus celle du moyen âge et nous nous
trouvons de ce fait débarrassés de bien des superstitions ; mais sur la
métaphysique, les idées ont peu changé. Ainsi, l'incrédulité n'est pas
absolument une conséquence de la science, car j'ai retrouvé un texte
d'un théologien de i '129 et du Dauphiné, pays alors plongé dans la bai
barie, texte qui est très probant à cet égard. Ce '^théologien constate
que de nombreux docteurs de cette région croient à l'existence de Dieu,
mais d'une façon qui vaut une négation, puisqu'ils n'admettent pas l'in-
tervention divine dans les alfaires terrestres ; c'est en somme la néga-
tion de la prière, de toute la religion, c'est de Tathéisme.
ce Et, en plein moyen âge, Abélard, pur rationalisme, n'est-il pas aussi
éloigné de saint Thomas d'Aquin que Renan a pu l'être de l'évèque
Dupanloup ?
*< Aussi tout cela est-il fort complexe et notre questionnaire, très difii-
cile. nécessiterait-il une longue réflexion. Je vous écrirai. »
La lettre de M Anatole France ne non> est pas encore parvenue, mais cette conver-
sation, par son indécision même et le scrupule qui la termine, constituait une réponse qui
valait d'être puhlice.
De M. Fernand Gregh :
J'ai été élevé dans deux établissements de l'Etat, aux lycées Michelet,
comme interne, de I880 à i8t)<). el Condorcet, comme externe, de i89o
à i893. L'internat est un régime allreux, dont j'ai gardé un si mauvais
souvenir qu'il m'arrive encore de rêver que je suis interne et de me
réveiller en sursaut, de l'angoisse (juc j'éprouve. L'externat au contraire
mêle la liberté de la vie à la discipline scolaire, et me fut particulière-
ment agréable dans ce Condorcet si ouvert et comme traversé de porte
à porte sous ses A'oùtes sonores par un éternel courant d'idées. Je suis
donc pour la suppression de l'internat, qui semble d'ailleurs se faire peu
à peu d'elle-même, et pour l'extension la plus large possible à tous les
enfants du régime de l'externat. A défaut d'externat, qu'on crée beaucoup
de maisons semblables, par exemple, au. collège de l'Ile de France, à
Liancourt,où les enfants, malgré qu'ils soient loin de leur famille, vivent
dans une atmosphère familiale, et même s'ébaltent sous de grands arbres
qu'ils ne trouveraient pas à Paris.
2. L'influence que les lycées de l'Etat où j'ai été élevé ont exercée sur
moi ? Je la sens considérable et bienfaisante. Certes, elle [n'est pas
toujours la même. Au lycée Michelet (à Vanves;, nous étions un peu
lourds, un peu gauches, comme des runiux^ enfermés parmi leurs
bouquins loin de la ville, et loin de la vie ; — mais nous étions, si je ne
me trompe, francs et sains. Nous avions horreur du mensonge, de la
délation, de l'hypocrisie. Nos professeurs étaient d'honnêtes gens;
quelques-uns, Dumas, Bourgoin, étaient très distingués, et un, supérieur,
Gustave Lanson. A Condorcet, en pleine ville et au murmure tout proche
de la vie, les idées étaient plus alertes, plus vives, plus artistes; c'est à
Condorcet que A. Darlu a nourri dix générations de sa généreuse pensée.
l(A LA REVUE BLANCHE
— Mais ici et là. inal^K- les Jt'fauts des progranimes et les insufBsances
de Ujijte clio»'.' humaine, on nous «rlevait avec une patience et une conti-
nuité admirables dans l'amour de la vérité. L'enseignement de l'Ktat en
France, me parait, sous la réserve des réformes toujours nécessaires,
excellent en principe.
i et i. « Ce n'est pas la liberté d'enseigner que vous réclamez,
disait Hugo en iH'io aux partisans de la loi Falloux : c'est ia liberté de
ne pan enneigner. - Le mol est profond et toujours vrai. Cette liberlé-
ia, on peut la restreindre, et même la supprimer : je ne verserai pas de
pleurs sur sa tombe.
De M. Paul Hervieu :
J'ai fait mes études au lycée Bonaparte-Fontanes-Condorcet.
Le moins que je puissi* attribuer à ce mode d'éducation, c'est de
m'avoir conduit â passer mon baccalauréat.
Je pense que TUtat, — qui détermine notre filiation, qui impose le
service militaire, qui fixe les obligations du mariage, qui ne lient notre
mort pour valable que suivant ses règles, qui nous assujettit à toutes
ses lois civiles, fiscales, coinnierciales, etc., — je pense que cet htat
ne violerait pas davantage la liberté individuelle en nous enseignant à
vivre d accord avec lui et d accord entre nous.
De M. Francis Jammes :
J'ai reçu une éducation laïque, excepté durant quelques mois aussi
douloureux que ceux du lycée. Je ne pense point que cette éducation
m'ait beaucoup [nWnv-WQé,
Je voudrais que lr*s enfants fussent élevés par des poètes qui leur
enscign<*raient l'amour qui est au cœur de tout. Chez un garçon de six
ans, on exalterait son goût [)our son cheval de bois, et chez une fille du
mén»c rig(î son attachement à sa poupée. Puis, à leur adolescence, on
les enverrait se sourire diins les bois.
(^uant aux professeurs d<*meurés sans emploi, ils deviendraient méca-
niciens ou députés, de b'ile façon qu'on ne inanquàt ni de chemins de
fer ni d(î gouvernefnent.
De M. Gustave Kahn :
M. (lu?*tavr K.'ilin qui s'ost pnrIiciilif'nMnorit ocnipr (!<» IViisoiijnement lillé-
ralro vX <loril La revue hlanchc pnhiin iTroinnicnl un nrlirlo sur les Manuels de
litl<^rntun*, nnuH dit :
« J'ai été élevé dans les lycées de Tintai. Au point do vue littéraire qui
4'St c« lui qui m'intéresse le plus, j'ai eu à me défendre de Tinduence de
mvs professeurs. Leurs manuels suftisannnent inspin'îs des Chartiers
pour le luoyen jlge, encore imbus à rexlrénie du respect traditionnel
pour le xvii« siècle, pas assez au courant du xviii*, presque ignorants
du MX*", siuif pour le romantisme qu'ils viennent seulement d'admeltre,
font foi de l'insufllsance de leur enseiy:nement.
ENQUÊTE Sl'U L'ÉDUCATION 169
« Certes, il y a dans la jeune Université un incontestable progrès et une
meilleure orientation vers la vie, mais il ne faudrait pas qu'elle continue
à lutter systématiquement contre les écrivains nouveaux, n'admettant un
mouvement littéraire que lorsqu'il est remplacé par un autre plus récent.
« Au point de vue de l'éducation, de mon temps l'action universitaire
se bornait à inculquer le respect des choses établies, de l'autorité
actuelle et on sentait trop qu'il en eût été de même sous n'importe quel
gouvernement.
« Quant à la liberté de l'enseignement, désirable en principe, elle est
inapplicable, l'homme de la petite bourgeoisie, dont toute l'ambition est
de diriger ses enfants vers les carrières libérales, n'étant pas capable de
discerner l'éducation qu'il convient de leur donner. La liberté demandée
par les cléricaux est mauvaise en ce qu'elle leur permet d'instaurer un
enseignement dont est absolument bainii l'esprit d'examen. Le parti
républicain est, somme toute et malgré ses défauts, guidé vers les routes
de l'avenir, ne saurait, sans se désarmer et sans un grand dommage
pour les intérêts de l'évolution, abandonner actuellement son mono-
pole. »
Nous deniondons /rM. (lnsl,Tvo Kalin, (jui fut dos ami;* de Verlaine, si le reli"
giosismc de l'auleur de Sayesse était attribiiable à son éducalion.
« Non, le sentiment religieux, chez Verlaine, était dû à certains côtés
puérils de son caractère et aussi à la dyspepsie qui est un gros agent de
mysticisme. Voyez Iluysmans qui a passé de si belles éludes sur les
estomacs de Paris à une histoire de Saintt; Lydwine de Sehiedam. Le
catholicisme de Verlaine était d'essence très particulière, c'était celui de
Gestas, le mauvais larron; il procédait beaucoup aussi d'une vive admi-
ration pour des poésies simples comme les Fiorctti\ En somme,
Verlaine, qui aimait beaucoup les images populaires et dont le sens
artistique, mal<rré de beaux éclairs, n'était pr,s très développé, n'a pas
toujours fait une différence suffisante entre TKpinal et le Saint-Sulpice.
De M. Léopold Lacour :
i*^ Mon premier lycée fut une boîte religieuse, ma première boîte
laïque fut un lycée de l'Ktat. Puis, j'ai connu comme interne ou externe,
d'autres établissements de TLtat, jusqu'au jour où j'entrai à Normale,
également à l'Etat, et qui ne fut pas mon internat le plus gai : j'avais
passé l'âge où les divers jeux de Tenfance peuvent être une distraction
suffisante.
2" Dans la boîte religieuse, — j'y fis, je crois bien, ma première
communion, — on n'apprenait avec le catéchisme que la gymnastique
et le piston, à moins que l'élève ne préférât la llùle ou l'ophicléide. Mon
€ développement intellectuel et moral » ne saurait donc se reconnaître
aucune dette envers cette maison. Non plus, d'ailleurs, qu'envers le pre-
mier lycée laïque^, où j'eus même le chagrin de me sentir un flûtiste en
«7^ LA REVUE BLANCHE
exil et un trapéziste en sommeil, vu le manque des instruments néces-
saires. Avant peu, je raconterai ces deux prisons de mon enfance dans
un roman.
30 La liberté de l'enseignement n'existe pas. Il y a seulement face à
face deux privilèges : celui de l'État, celui de l'Kglise. Le premier veut
supprimer le second, voilà tout. Je voudrais, moi, la liberté réelle de
l'enseignement ; ce qui ne m'empêche pas, si je considère la lutte pré-
sente, d'opter pour le monopole de TKtat, contre la Congrégation.
/i° Ma troisième réponse me pourrait dispenser de cette quatrième.
Les défenseurs de la prétendue liberté de l'enseignement ne luttent, en
effet, que pour le maintien de la part de privilège arrachée à l'Ktat,
voilà cinquante ans. La h)i Falloux ne fut pas une loi de liberté, mais
une revanche de l'Eglise. Il faut que IKglise perde la belle-, il faudrait
même qu'elle disparût : alor, on se tournerait contre l'Etat, on lui enlè-
verait l'enseignement. On parlerait de liberté sans jouer sur le mol ; on
la réaliserait...
J'ajoute, dès maintenant, je voudrais la coèducation. Je fus, dans la
presse parisienne, un des rares avocats de Cempuis. (Voir mon bou-
quit : Humanisme intégral.) Enlin, Monsieur, il me semble que les
vrais hommes — comme les vraies femmes — doivent leur person-
nalité surtout à elle-même. Le meilleur des enseignements est celui de
l'individu par soi, par ses lectures, ses réflexions, sa volonté.
De MM. Marius-Ary Leblond :
I. Nous avons été élevés d'abord dans une pension privée d'enseigne-
ment religieux, puis à partir de t)nze ans au lycée de l'Etat, où conti-
nuait de se donner obligatoirement un enseignement religieux..
II. Le premier enseignement religieux, très intense, a assez profon-
dément troublé notre imagination qui est restée assez longtemps
emprise de disions d'enfer et de martyres, bien après que l'esprit se fût,
vers la treizième année, complètement dégagé de toute idée religieuse.
Encore maintenant, aux heures de subconscience (sommeil, etc.), les
hantises catholiques de mort, de fin du monde, occupent notre cerveau.
Nous devons dire que notre pays de lumière et de beauté réaliste \île de
la Réunion) contribua beaucoup à limiter l'acticm lente et ombreuse
d'une telle éducation.
Le lycée eut sur nous une inlluence intellectuelle qu'il est bien diffi-
cile de mesurer quantitativement ; et il nous semble que tout ce qu'il
peut y avoir de bon en nous a été acquis complètement en dehors de
l'enseignement universitaire dont, en tous cas, l'action morale fut
absolument nulle. Quoique ayant toujours eu les premiers succès,
notre développement a toujours été en sens contraire à ce que deman-
daient nos professeurs. Mais nous avons eu quelquefois parmi eux des
amis nous considérant comme des égaux, ce qui entretenait plus que
tout notre ferveur studieuse. Le régime était généralement, tel que nous
avons pu nous élargir assez aisément dans le sens de nos facultés. Nous
étions relativement très libres, puisque nous réussissions à discuter
ENQUÊTE SUR L KDICATION «71
dans nos classes et nos devoirs sur des auteurs contemporains tel* que
Taine, Renan, ïolstoy, Maupassant, Zola, Loti et d'Annunzio. Nos pro-
fesseurs de philosophie seuls furent, dans leur suffisance et dans leur
ignorance, de déprimants autocrates. Nos professeurs do sciences ne
pensèrent jamais à nous faire goûter la l)eauté de {>ic de l'histoire natu-
relle et de la chimie.
III. L'Ktat doit avoir le monopole. Évidemment, les lycées sont trop
imparfaits, mais c'est la nécessité des périodes de transition, et ils res-
tent intlniment supérieurs aux maisons religieuses. Kt ce qu'il y a d'im-
parfait en eux, c'est ce (jui y suhsiste d'ancien régime : personnel auto-
ritaire, professeurs en majorité cléricaux, enseignement classiciste
funeste et illogique, en ce qu'on ne doit pas écraser de l'étude absor-
bante du passé un âge d(uit toutes les forces naturelles tendent instinc-
tivement vers Tavenir.
IV. L'usage qu'on fait du mot « liberté » dans cette question est
celui du mot « républicain », voire « socialiste » dans les élections. 11
devrait y av(»ir des poursuites contre les faux politiques conwne contre
les autres. D'autre part, Tenfant n'a pas de libre arbitre : parler de
« liberté », c'est seulement accorder aux parents, c'est-à-dire à des
générations passées, le droit de limiter à leur idéal périmé les con-
sciences des génération^ nouvelles. La plus ferme de nos convictions
est qu'il faut actuellemeni supprimer la liberté de l'enseignement telle
que l'entendent les. nationalistes. Le péril clérical, immense, reste le
plus grand ; et la première chose (ju'on doive préserver, c'est l'avenir :
l'enfance. Ce n'est même pas une question de liberté, mais de licence,
puisque l'ecseigneuient dit libre est nul, négatif. (^)uehiues mesures de
salubrité publique s'imposent dans le plus bref délai, notamment la fer-
meture de toutes les maisons religieuses d'enseignement aussi bien
pour filles que pour gar(;ons. Mais en certains endroits, l'on continue à
ralentir la laïcisation par de véritables violations de décrets.
C'est, en somme, accorder grande inlluence à l'éducation, ce qui
semble contredire nos deux premières réponses. Voilà : peut-être, n'est-
ce pas, en un certain sens, les hommes de lettres qu'il eut fallu inter-
roger. Toujours, de leur nature, ils ont porté en eux une vertu de
rébellion qui les sauva de toute éducation restrictive et les aide à llairer
la voie de leur individualité. 11 semble que vous eussiez du interroger
des humains de caractère et de métier moins personnels^ des êtres qui
n'eurent pas assez de tempérament natif pour échapper aux iniluences
imposées par les parents, ceux qu'un rien eût déterminés dans un
sens contraire. C'est la majorité ; c'est à propos d'eux qu'il faut méditer
l'importance de l'éducation.
De M. Maurice Le Blond :
Je fus d'abord mis interne au lycée de Versailles. C'est un régime
quelque peu abrutissant. Je subis avec douleur une discipline trop
dure pour ma sensibilité enfantine. Mes professeurs me crurent idiot
par ce que je me renfermais en moi-même, et que mon besoin d'expan-
l'j^ LA REVUE BLANCHE
sions délicates me faisait éviter les camaraderies vulgaires. Ce fut
Tépoque la plus terrible mon existence. Mais de ce recueillement
taciturne, de cette enfance fermée et triste, j'ai tiré les plus grands
bénéfices. C'est alors que j'ai senti s'exalter ma sensibilité, je me
suis nourri de rêveries amères, je n'avais pas dix ans, que naissait en
moi la vague notion de la justice. Le Palais de Versailles dédié aux
exploits historiques, avec sa cour d'honneur toute peuplée des statues de
nos grands hommes, avec ses jardins magnifiques et pompeux, suc-
cita en moi le culte de la gloire et le goût dangereux et charmant
des grandes cheses. Ce goût était si fort que je suis surpris d'en avoir
si peu accomplies !
Tous ces sentiments intimes, sur lesquels, aujourd'hui, je ne veux
pas m'étendre car je n'ai guère l'âge des confidences, eurent sur moi
plus d'influence que tous les programmes scolaires. Quant au personnel
enseignant je n'eus guère non plus à m'en louer. Tous les professeurs à
qui j'eus afl'aire me parurent aussi barbares, et des pédagogues aussi
empiriques que ceux du temps du bon Lhomond.
Ce ne fut que plus tard — au lycée Condorcet — où M. Jean Izoulet
fut mon professeur de philosophie — que j'eus la sensation de ce qu'était
un maître républicain. Sa dialectique éloquente et claire éveilla notre
adolescence pétulante aux hautes luttes de notre époque, il nous initia à
la vie des idées comme on mène les enfants à la féerie. Les leçons de
cet éminent carlyliste décidèrent de ma vocation en .quelque sorte reli-
gieuse, et fixèrent les rêveries de 1 enfant qui passait ardent et mélan-
colique au milieu des fresques glorieuses et des picturales épopées du
Palais de Versailles.
Quoi qu'il en soit, je suis plutôt reconnaissant à l'enseignement laï-
que. Mais, comme il est timide encore, et comme il est insuffisant! Pour
lui donner toute sa force et son efficacité, il serait bon. je crois, de sup-
primer complètement renseignement libre et les établissements congré-
ganistes. Ces maisons entrant en concurrence active avec les lycées de
l'Etat, nos proviseurs et nos éducateurs sont obligés à toutes les con-
cessions, sont réduits à toutes les craintes. La. concurrence étant sup-
primée, ce serait fini de toutes ces timidités. Les maîtres deviendraient
directeurs de conscience, au lieu d'être des fonctionnaires craintifs et
indifférents. Au lieu de professer un éclectisme timoré, ils nous initie-
raient à la morale du progrès, aux bienfaits de l'Esprit Nouveau, et au
lieu de nous donner — à peine — une vague teinture libérale, ils nous
construisaient une foi robuste conforme aux lois de la Nature et aux
destinées de l'Humanité.
L'enseignement laïque n'existe pas, il est donc à créer. Telle est ma
pensée.
De M. Camille Lemonuier :
J'ai suivi aux écoles un enseignement laïque : le prêtre n'apparais-
sait qu'à l'époque de la première communion. Ensuite, on se poussait
comme on pouvait à travers des « humanités » qui ne procuraient
l
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION i;:^
qu'une connaissance vague de l'univers, mais inclinaient au goût de la
littérature.
Je considère que c'est à peu près tout ce que je dois à mes profes-
seurs. Mon éducation se fit à côté, dans la maison de mou père et daus
la vie tôt affranchie vers laquelle m'attira la passion presque sauvage
de la nature. Je fus très vite le jeune homme un peu fou qui se cherchait
à travers les arbres, les ruisseaux, le soleil, le vent et emportait avec
lui un tome de Hugo ou de Michelet.
Je me sens porté vers la liberté de renseignement : je n'ai pas plus
peur de celle-là que des autres. Je ne crains que ce qui opprime en
nous le riche instinct individuel et l'asservit à la conformité intellectuelle
et morale. Mais le sens même du mot « liberté » implique l'idée d'un
enseignement vraiment libre, soustrait au principe confessionnel et à la
prédominance d'aucune secte religieuse et philosophique.
De M. Félix Le Dantec :
1° J'ai fait mes études littéraires au collège de Laimion (établissement
municipal laïque), puis mes classes de sciences au lycée de Brest et au
lycée Janson de Sailly, d'où je suis entré à l'Kcole normale. J'étais ex-
terne au collège de Lannion et, pendant cette première partie de ma
jeunesse, mon i'*ducation a été dirigée surtout par mon père. Mes pro-
fesseurs ne m'ont guère appris que des faits; c'est mon père qui m'a
appris à penser. 11 était médecin et voltairien.
'20 Tous les caractères des êtres vivants sont le résultat de l'hérédité
et de l'éducation ; je crois avoir remarqué autour de moi que, suivant
les natures, l'éducation a une importance plus ou moins considérable. Il
y a des individus moins souples que d'autres ; j'étais, je pense, parmi
les plus éducables. Ce qui me paraît avoir été essentiel dans mon édu-
cation, ce ne sont pas les choses qu'on m'a enseignées (j'ai appris l'his-
toire sainte), mais la discipline intellectuelle à laquelle on m'a soumis.
Je suis, en particulier, très reconnaissant à l'un de mes professeurs de
mathématiques (jui avait, au plus haut point, l'esprit scienlitique et qui
savait le conimunicjuer à ses élèves. Il m'a appris à ne jamais emphner,
dans les raisonnements un seul mot dont j ignorasse le sens précis et
je crois (jue cette discipline a dominé toute ma vie cérébrale. J'ai eu
aussi le grand bonheur de no pas suivre de classe de philosophie ; j'y
aurais appris, probablement, exactement le coiitrair»^ de ce (pie m'a
enseigné mon ju'ofesseur (1<* nuithémalitpies.
V' (^uant à la liberté de renseigiuîment.le seul point qui me paraisse
indiscutable, cest que l'on doit interdire d'ensei«;iier aux enfants des
choses reconnues fausses. Je sais l)ienque si, d'autre part, on développe
chez eux l'esprit de précision, ils s'apercevront par eux-mêmes, quand
ils seront grands, qu'on les a trompés quand ils étaient petits. Mais il
serait plus simple de leur éviter dès le début c(;tte rectification ulté-
rieure ; d'autant plus qu'à forc(* de leur l'aire prendre, de bonne heure,
des vessies pour des lanternes, on peut arriver à détruire délinilivemeut
chez eux toute trace de sens critique. Cela doit arriver surtout, me
174 LA REVUE BLANCHE
semble-t-il, si, dès leur plus tendre enfance, on leur apprend que les
vérités les plus importantes s'expriment par des phrases dépourvues de
signification palpable, si on les dresse à considérer comme essentielles
les formules qu'ils ne comprennent pas. On en fait des perroquets pré-
tentieux.
Il est néanmoins indispersable que Ton fournisse aux enfants, puis-
qu'ils ont besoin de comprendre les choses extérieures, une explication
provisoire en rapport avec le développement de leur jeune intelligence.
Mais il ne faut pas imiter les parents qui, pour se débarrasser des
« pourquoi » souvent très gênants de leurs gamins, leur farcissent la
cervelle d'absurdités. C'est là, d'ailleurs, la chose la plus difficile à réa-
liser. Je ne connais pas de manuels d'enseignement primaire qui soient
suffisants. Il faudrait en faire de bons et les imposer,
40 Ceux qui réclament la liberté de l'enseignement peuvent se pla-
cer à deux points de vue. Ou bien ils demandent qu'on donne à choisir
aux enfants entre les divers systèmes admis par les adultes ; mais il n'y
a là qu'une liberté illusoire, car il sera toujours possible au maître de
rendre sympathique à Tenfant la théorie qui lui est chère à lui-même et,
d'autre part, les explications les plus simplistes, celles qui exigent le
moindre effort (un effort de mémoire et non d'intelligence), les explica-
tions qui dissimulent leur nullité sous un attirail de mots pompeux,
seront les plus facilement adoptées.
Ou bien ils demandent qu'on autorise les parents, s'ils ont l'esprit
faussé et se plaisent dans leur ignorance, à fausser l'esprit de leurs
enfants et à les condamner aux ténèbres perpétuelles. Mais les enfants
ne sont pas la propriété des parents; ce ne sont pas des jouets dont on
ait le droit de s'amuser ; ils sont destinés à devenir des hommes plus
tard et l'État a le devoir de veiller à ce qu'ils deviennent, au besoin
malgré leurs parents, des hommes à l'esprit droit.
On discute sur beaucoup de points, mais l'humanité n'a pas travaillé
en vain ; il y a des vérités acquises ; il y a des choses dont l'erreur est
reconnue. Il faut interdire l'enseignement de l'erreur et rendre obliga-
toire celui de la vérité.
De M. Maurice Maeterlinck :
1° J'ai été élevé dans un établissement religieux. De l'espèce la plus
dangereusement religieuse, puisqu'il était dirigé par les jésuites;
2*> Cette éducation ou plutôt cette intoxication accomplie, il m'a fallu
près de dix ans pour rétablir ma santé intellectuelle et morale ;
3®, 4° Il n'y a qu'un enseignement qui mérite d'être appelé libre; c'est
celui qui ne reconnaît aucune religion positive. C'est aussi le seul que
Ton devrait répandre.
De M. Constantin Meunier :
!• J'ai été à l'école laïque où je n'ai reçu qu'une instruction rudimen-
taire, — plus tard je me suis meublé le cerveau par des lectures et un
ENQUETE SUR L'ÉDUCATION 175-
esprit d'observation — animé très jeune du désir de faire de l'art par la
fréquentation des musées de la ville où je suis né ;
a<» A mon humble avis, je pense que l'enseignement devrait être avant
tout dirigé dans le sens pratique, il n'y a que trop de forts en tlième
qui sont la plaie de notre génération — Comme ce métier dP artiste est^e
un métier P
Est-il possible de le devenir sans l'instinct que rien ne découragea
Partisan de l'entière liberté individuelle, je suis ennemi de ce niveau
si cher aux professeurs.
De M. Octave Mirbeau :
J'ai été élevé dans un établissement religieux, chez les jésuites de
Vannes.
De cette éducation qui ne repose que sur le mensonge et sur la peur^ -
j'ai conservé très longtemps toutes les terreurs de la morale catholique.
Et c'est après beaucoup de luttes, au prix d'efforts douloureux, que je
suis parvenu à me libérer de ces superstitions abominables, par quoi,
on enchaîne l'esprit de l'enfant, pour mieux dominer l'homme, plus tard.
Je n'ai qu'une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine
de l'éducation religieuse.
Il existe, dans certains pays, des fabriques de monstres. On prend,,
à la naissance, un enfant normalement conformé, et on le soumet à des
régimes variés et savants de torture et de déformation, pour atrophier
ses membres, et, en quelque sorte, déshumaniser son corps. On peut
voir de ces spécimens, hideusement réussis, dans les exhibitions améri-
caines, et dans les pèlerinages de Lourdes et de Sainte-Anne d'Auray.
Les jésuites et, en général, tous les prêtres, font pour l'esprit de
l'enfant, ce que ces impresarii de cirques laïques et de pèlerinages
religieux font pour leur corps. Les maisons d'éducation religieuse, ce
sont des maisons où se pratiquent ces crimes de lèse-humanité. Elles
sont une honte, et un danger permanent.
C'est pourquoi, étant partisan de toutes les libertés, je m'élève avec
indignation contre la liberté d'enseignement, qui est la négation même
de la liberté tout court... Est-ce que, sous prétexte de liberté, on permet
aux gens de jeter du poison dans les sources?...
De M. Robert de Montesquieu :
J'ai passé de maussades, en même temps que cruelles années dans
une maison de Jésuites, à Vaugirard ; je ne pense pas que cette agglo-
mération d'enfants et d'adolescents sous la direction de pasteurs en
robe noire et courte ait offert rien de plus inutile, de plus immoral et
de plus cafard que ce qu'on voit rassemblé par toute sorte de collège.
Cette forme d'éducation m'a toujours paru monstrueuse. Les pension-
nats sont des pénitenciers. C'est une abomination de les infliger à ceux
qui ne les méritent par aucune sorte d'indiscipline marquée. Les parents
qui font choix pour leurs enfants de tels lieux de réclusion, de séques-
17^ LA REVUK BLANCHE
traiion, de déformation, méritent à leur tour Tépithète de dénaturés. —
J'aime à croire que les longues semaines sans sortie, les dortoirs incon-
fortables, les nourritures sans sucs, les couchers sans tendresse, les
levers sans soin et sans hygiène, ont fait place à de moins barbares
traitements. Néanmoins, les dépaysements douloureux, les contacts
hostiles, les incompréhensions, les persécutions et tant d'autres hor-
reurs subsistent sans modification sensible, sans amélioration possible.
II y a donc de l'ironie à interroger un homme sur la sorte de dé{>eloppe-
ment qu'a pu lui valoir ce système de comprachicos. Notez que je parle
sans distinction d'établissements.
Ce qu'on peut répondre, c'est que seul l'esprit de contradiction ou de
réaction peut, à l'occasion, amener certains résultats; et que ces diffi-
cultés et ces tortures précoces peuvent produire des caractères ; mais
au prix de quelles souffrances et de quelè irréductibles faux plis con-
tractés à l'origine du sentiment, au début de la pensée !
Le développement des facultés de chacun, le libre essor des natures,
l'éclosion spontanée des dons devraient être la norme des éducations, la
véritable formule de l'enseignement libre. L'apôtre en a légué la recette :
a chacun a son don particulier, selon qu'il le reçoit de Dieu, l'un d'une
manière, et l'autre d'une autre. »
Les nécessités de carrières subies, l'obligation du service militaire,
restreignent et contraignent cette liberté et la réduisent à des spéci-
mens émondés d'humanité, qui font des hommes comme des ifs et des
buis taillés en forme de prêtres ou de soldats, de diplomates ou de
juges.
De M. Henri de Régnier :
J'ai été élevé au Collège Stanislas et Téducation que j'y ai reçue n'a été
vraiment pour rien dans le développement de ma personne intellectuelle
et morale. Quant à la liberté de l'enseignement, il me semble que c'est
tout de même le parti le plus sage.
De MM. J.-H. Rosny :
i'5 Nous avons été élevés dans un établissement laïque.
•2" Nous attribuons au genre d'éducation que nous avons reçu notre
goût décidé pour notre époque et aussi ce que nous avons d'indépen-
dant dans le caractère.
Quant à la liberté d'enseignement, permeltoz-nous de ne pas nous
prononcer mainlenanl : cette question ne peut ctre traitée en peu de
lignes: un long article y suffirait à peine.
De Mme Andrée Téry :
i" J'ai été élev('*e dans ma familh^ où Ton a essayé de me donner,
cahin-caha, à peu pW'S la môme instruction (}nr recevait mon frère au
lycée. Plus lard, j'ai suivi les cours de la Sorbonne, })uis j'ai |)ass<'Mleux
ans à rUiiivursité d'Oxford. C'est mon mari qui m'a préparée à la licence
es lettres.
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION 177
a** L'influence que j'attribue à mon éducation sur mon développement
spirituel et moral ? C'est plus qu'une « influence « ; mon éducation m'a
faite ce que je suis, toute, et je ne serais rien sans elle. C'est pourquoi
j'estime que l'éducation est le facteur essentiel de la personnalité. Tous
les autres (l'hérédité, la famille, et même les aptitudes naturelles) sont
secondaires, et n'agissent que dans la mesure où la discipline intellec-
tuelle utilise leur concours. C'est pourquoi je n'ai jamais compris l'ar-
gument tiré du cas de Voltaire, élève des jésuites, et des exemples ana-
logues. Ce sont des exceptions qui conflrment la règle. Sinon, l'on en
viendrait à soutenir cette thèse absurde qu'il vaut mieux conGer nos
enfants aux bons Pères pour être plus sûrs d'en faire des esprits libres.
3** Je pense que l'expression « liberté de l'enseignement ? n'a pas plus
de sens que celles-ci : « liberté de la médecine, liberté de la justice,
liberté du vol... » Si la <( liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne
nuit pas à autrui », c'est dire qu'elle a l'individu pour mesure. La liberté
ne vaut que par et pour l'individu ; au point de vue social, la liberté n^est
que l'ensemble des conditions qui permettent à l'individu de développer
toutes ses puissances. Seule, la liberté individuelle est réelle et respec-
table. Or, il tombe sous le sens qu'en matière d'enseignement, il ne
s'agit pas d'un individu qui se suffirait à lui-même, mais de plusieurs
individus dont Tun (le maître) exerce sur les autres (les élèves) plus
qu'une influence, — un empire. 11 convient donc de régler les rapports
entre ces difl'érents termes, de manière à sauvegarder la liberté spiri-
tuelle des élèves. C'est là ce qui justifle l'intervention de l'État, s'il est
vrai que a le but de toute association politique est la conservation des
droits naturels et imprescriptibles de l'homme ».
Donc :
A. La prétendue « liberté d'enseigner » n'est pas une forme de la
liberté individuelle. Je ne connais que le droit d'enseigner et ce droit
n'est pas naturel^ primitif, immédiat. Il tient étroitement à l'économie
du système social. Par suite, c'est l'Etat qui doit l'exercer ou en régler
l'exercice.
B. Quand on parle de liberté d'enseignement, on semble d'ordinaire
ne songer qu'à la liberté de Venseît^nant, Ce qui doit au contraire nous
intéresser exclusivemjent, c'est la liberté de V enseigné. L'objet de toute
législation scolaire ne saurait être que d'assurer le respect du droit de
l'enfant. Or, le premier tuteur de l'enfant, c'est l'Ltat. Par suite, le
droit de l'enfant se confond avec le droit de l'Etat.
C. 11 ne faut pas dire liberté d'enseignement, mais enseignement de
liberté. La liberté n'est pas le principe, mais la fin de l'éducation. Il est
d'autant plus malaisé de l'atteindre que l'enseignement est une forme
de Yaulorité. Le professeur est un maître. Comment avec de l'autorité
faire de la liberté? Voilà tout le problème. Tous nos efforts doivent
tendre à réduire au minimum cetlc autorité redoutable du pédagogue
en même temps que le dogmatisme scolaire. C'est pour cette raison,
ajoutée aux précédentes, que je rapporte à l'État le droit d'enseigner.
Car l'autorité de l'État (je ne parle, bien entendu, que de l'État républi-
12
inB LA REVUE BLANCHE
cain), autorité collective, diffuse, impersonnelle, est encore la moins
tyrannique.
D. Alors, l'État enseignant? Oui, ou tout au moins ne déléguant son
droit d'enseigner qu'après avoir exigé du maître les plus sérieuses
garanties, non pas seulement au point de vue du savoir, mais de la
liberté spirituelle. Je n'ai pas besoin d'insister là-dessus pour affirmer
avec la société Condorcet qu'il y a « incompatibilité essentielle et abso-
lue entre le caractère ecclésiastique et la fonction pédagogique ». Je
pense comme Mme Clémence Rover, qui m'écrivait quelques semaines
avant sa mort : « Je trouverais parfaitement légitime d'interdire l'ensei-
gnement de l'enfance à tous les membres d'un clergé quelconque, régu-
lier ou séculier, faisant profession de religions, qui se targuent d'être
éclairées par les lumières surnaturelles ou extra-rationnelles d'une révé-
lation, et cela par le fait qu'une pareille prétention suffit à constituer un
état évident d'aliénation mentale et un, cas particulier, quoique fréquent
de nos jours, de la folie des grandeurs. »
De Mme Marcelle Tinayre:
1** Je n'ai été élevée, ni dans un couvent, ni dans un pensionnat
laïque, ni dans un lycée de l'Etat. A l'âge de cinq ans, je fis mes débuts
dans la vie scolaire dansunetrès petite école que de vagues religieuses
tenaient dans un faubourg de Bordeaux. Cette école était délicieuse...
Les maîtresses — étaient-ce bien des religieuses — s'appelaient «Madame
Saint-Joseph » et « Madame Saint-Louis ». Il y avait un jardin plein de
magnolias dont les grandes Heurs nous servaient à écrire, avec une
épingle... Le soir, on allumait des bougies devant une vierge de plâtre
et l'on a faisait le mois de Marie ». Je n'ai pas appris grand' chose dans
cette école, mais j'en ai gardé un souvenir très frais, très blanc, comme
l'image même de ma première enfance.
Je quittai cet antre clérical pour des a boîtes » variées tenues par de
vieilles demoiselles. Je me trouvai très bien partout, parce que j'avais
beaucoup d'imagination. A huit ans, je fus élève d'une école primaire
supérieure ; à neuf ans, d'une école primaire annexe d'une école nor-
male; puis je retombai dans les « boîtes » pour peu de temps. Ma mère
fonda un cours privé où je travaillai sérieusement ; mais de quatorze à
dix-sept ans, je ne reçus que des leçons particulières pour me préparer
au baccalauréat. Mes maîtres m'enseignaient surtout l'art de travailler
seule, et c'est un art que j'ai perfectionné depuis.
2" Je ne crois pas que cette éducation, relativement libérale mais pleine
de contradictions amusantes, ait eu sur la formation de ma personne
morale une influence appréciable. Il n'y avait pas d'élève plus facile
que moi, et plus décevante, car mon indicipline douce et respectueuse
pouvait donner le change à mes parents et à mes maîtres sur l'effet
de leurs leçons. En réalité, je me moquais bien des professeurs et des
examens, n'ayant pas de plus cher souci que de composer des drames en
trois mille vers et des romans historiques, avec un aplomb à faire fré-
mir.., Vous pensez bien que ces chefs-d'œuvre étaient faits de rémi-
ENQUETE SUR L EDUCATION lyj
Biscences et de pastiches. Mais je n'ennuyais pas encore les gens avec
ma littérature.
En réalité, je n'ai jamais subi que les influences successives et contra.»
dictoires de mes lectures, car je lisais tous les livres qui me tombaient
sous la main. Jetais très romanesque, et, naturellement, très hypo-
crite, puisque les filles de quinze ans sont obligées de Tètre, quand elles
sont « bien élevées ». Et j'aurai beau faire, moi qui suis une mère libé-
rale et sans préjugés» quand ma fille aura quinze ans, elle sera aussi un
peu hypocrite, et ne me dira pas toutes ses pensées. Et les pédagogues
auront beau se mettre en quatre, ils n'arriveront jamais, jamais, à com-
prendre ce qui se passe dans la cervelle d'une gamine... Ah !.oui, que: je
suis sceptique sur les fameux résultats de l'éducation !...
3** et 4* Pour ce qui est de vos dernières questions, j'aime bien mieux
n'y pas répondre. Je dirais probablement des bêtises, car je n'ai pas
assez réfléchi sur ce sujet, et d'ici le premier juin, j'ai à faire des tas de
choses plus intéressantes que de penser à la loi Falloux. Mais tout de
même, puisque la liberté de l'enseignement paraît dangereuse à des gens
mieux informés que moi, est-ce qu'il n'y a pas d'autres libertés non moiçs
dangereuses, celle dé la presse, par exemple... Et celle de l'ivrognerie!...
Et celle de la prostitution?... Si l'on supprime toutes les libertés
« dangereuses i>. que restera-t-il de la liberté?... Non, c'est un problème
trop compliqué pour que j'aie la prétention de le résoudre en quelques
lignes...
De M. Félix Vallotton:
J'ai fréquenté jusqu'à dix-sept ans un collège suisse, établissement
tout ce qu'il y a déplus laïque. — Des années passées là, je n'ai gardé qu'un
vilain souvenir, j'y pense rarement et toujours avec ennui: donc j'aime
à croire que ce stage a eu sur le reste de ma vie une action plutôt mé-
diocre. — Personnellement, je me sens dépourvu de toute reconnaiSs*
sance envers l'Etat protecteur, comme envers le pion son disciple.
A dire vrai, rien ne m'a intéressé qu'à partir de ma libération ; j'ai
spontanément compris que sept ou huit années d'assiduité somnolente,
de pensums et de cris professoriaux avaient peu de nécessité; ce fut un
beau jour.
Le fin mot, je crois, c'est que pour un garç(»n, dix-huit ans sont longs
à atteindre ; les parents sont nerveux, la jeunesse bruyante. On a pris
le parti de renfermer. Pour retirer à cette peine tout caractère infamant,
la société, sous forme d'un i)ersonnel spécial, y expose et professe la
somme de son savoir et de ses erreurs. Tout cela militairement!... Après
tout, j'étais peut-être un cancre.
Maintenant, que cet enseignement soit libre, ou j>as libre; qu'il puisse
l'être plus ou l'être moins, je ne sais plus trop, puisque pour moi la
liberté ne commence qu'après. — La question se présente plutôt ainsi :
L'enseignement dit : libre, c'est-à-dire relio;ieux, a sur celui de l'Jbtat
dit: officiel, une avance considérable ; il est parti plus tôt, aussi les résul-
tats sont-ils un peu connus d'avance... Ce n'est pas juste, clame l'État
l8o LA REVUE BLANCHB
qui proleste et fait bien ; qu'on recommence ou qu'on me rende quelques
longueurs!... L'autre ne veut rien savoir, il crie au scandale, à la persé-
cution!... il invoque la liberté!... Liberté de continuer, bien entendu,
et un peu, liberté d'empêcher Tautre de partir.
Au fond le mieux serait que chacun puisse élever ses enfants à sa
guise; s'il n'existait rien , que tout soit à créer, on pourrait arranger
les choses ; mais il y a tout un vieux passé et tant d habitudes, d'usages,
de droits prétendus!... Et puis nous sommes en temps de guerre; il faut
d'abord triompher, ensuite... ensuite on verra.
Je suis hostile à l'enseignement religieux, violemment... Mais l'autre
est encore si médiocre !
De M. Emile Zola :
M. Zola parle d'abondance, avec parfois des arrêts où scrupuleusement il cherche le mot
qui traduira le phis fidèlement et le plus fortement sa pensée.
« J'ai été élevé au collège municipal d'Aix en Provence, puis au
lycée Saint-Louis, à Paris,
« J'ai perdu mon père, alors que j'étais encore un tout jeune enfant et
comme ma mère était, vis-à-vis de moi, très faible et très bonne, je me
suis développé librement. A sept ou huit ans, je ne savais pas encore
lire. Je puis dire que je me suis formé seul et je pense que c'est là le
meilleur système ; je ne crois pas à l'éducation.
a Quant à la liberté de l'enseignement, c'est une très grosse question
et j'hésite à vous donner verbalement mon opinion, car il y faudrait un
volume. Je suis d'ailleurs en train d'exprimer là-dessus toute ma pen-
sée, dans le troisième livre de mes « Quatre Evangiles », qui s'appel-
pellera: Vérité,
« En principe, et c'est le philosophe qui parle, je suis pour l'absolue
liberté et je suis si respectueux de cette liberté que je serais à ce point
de vue-là un peu anarchiste, mais cette question est si vaste, si com-
plexe, qu'il est aisé de se contredire. Ainsi, comme homme social, je
dois bien reconnaître qu'il y a un devoir pressant d'instruire, d'élever
les masses et c'est ce que je dis dans mon livre.
<i Je prends un exemple dans l'affaire Dreyfus. Au début, j'avais la plus
grande confiance en cette France si noble, si généreuse et j'avais la cer-
titude qu'elle serait avec nous. Je me suis trompé. Pourquoi ? Parce que
la France ne sas^ait /jus. Et j'arrive à cette conclusion que les meilleures
impulsions ne suffisent pas à un peuple et que, pour qu'il soit suscep-
tible de justice, de vérité, il faut qu'il ne soit pas ignorant, il faut qu'il
sache. Et c'est là en effet l'œuvre de toute une éducation.
« Comme homme social aussi, j'estime qu'il faut supprimer absolu-
ment l'enseignement religieux. Que les parents élèvent, s'ils le veulent,
leurs enfants chez eux, qu'ils leur donnent des précepteurs, qu'ils leur
impriment la direction intellectuelle qu'ils voudront, soit, et je suis
d'ailleurs, à ce sujet, bien tranquille, — la vie se chargera bien, par elle-
même, de redresser les erreurs d'éducation, de direction ; mais il est
ENQUÊTE SUR L'ÉDUCATION iSl'
insensé que Ton reconnaisse pour ainsi dire officiellement la légitimité
d'un enseignement monstrueux, en tolérant Texistence des collèges
congréganistes. Car le christianisme est une doctrine antisociale, anti-
humaine, une doctrine de mort qui supprime la vie, la terre, au profit
d'une existence supraterrestre, appât fallacieux à Taide duquej se
poursuit un but de domination trop réelle et trop tangible. Socialement,
on n'a pas le droit de mal faire : il faut donc à tout prix enlever à cette
secte malfaisante sa puissance nocive. »
Nous demftndonB & M. Zola quelles étaient, & cet égard, les idées de Flaabert.
« J'ai beaucoup aimé Flaubert et j'ai gardé pour sa mémoire un
véritable culte. C'est le meilleur, le plus brave homme que j'^aie connu
et le plus magnifique écrivain aussi, mais enfin votre question me
force à reconnaître quo s'il était, artistiquement, très affranchi, — comme
philosophe, il était l'homme de son temps et de son milieu, foncière-
ment conservateur, antirévolutionnaire. Je me rappelle que lorsque je le
connus, je collaborais à la Tribune^ feuille où Pelletan, Ferry et d'autres
combattaient pour les idées libérales. Flaubert me regardait un peu
comme une curiosité et il me dit, un jour : « Enfin que veulent-ils donc,
tous ces républicains ? » Flaubert n^a jamais été préoccupé de ques-
tions sociales ; c'était, au fond, un bourgeois enragé.
« Littérairement, c'était et ce n'était qu'un lyrique venu au confluent de
Balzac et de Hugo ; il n'était pas du tout l'homme de Madame Boçarr/.
Il arriva qu'il fut agacé par les prétentions naturalistes de Champ-
fleury et il écrivit ce roman « pour, ainsi qu'il le disait, montrer à ces
gens-là ce que c'était qu'un livre réaliste «. Et tenez, on y découvre
bien les vraies tendances de Flaubert au point de vue social, dans la
complaisance avec laquelle il a accablé Ho mais de tous les ridicules.
Longtemps, moi aussi, j'ai considéré ce pharmacien comme le type du
sot prétentieux qui se pare d'intellectualilé à l'aide de tous les lieux
communs. Depuis, mon opinion a changé et j'ai reconnu que la victime
des sarcasmes de Flaubert avait raison et que, seul en somme, il repré-
sentait bien authenti([uemcnt, dane Toeuvro du maître, le progrès. J'ai
du reste plusieurs fois été tenté d'écrire un panégyrique de Homais.
C'était chose presque trop facile. »
— Mais disons-nous, cet exemple ne montre-t-il pas que raffrancliisscment de la pensée
est peut-être plutôt affaire de nature, de teinpôrament, que d'intelligence et de savoir,
car, semble- t-il, h'H eu était autrement, à égal degré de culture, les hommes devraient sur
toutes les grandes «luestion?, penser de même.
u Votre observation doit Hro juste. Sinon, comment expliquer que
sur cette AfTaire Dreyfus, à laquelle je reviens parce qu'elle a réelle-
ment départagé les écrivains et los penseurs en deux camps bien tran-
chés, nous avcms trouvé contre nous certains hommes que tout appelait
dans nos rangs? Ce fut mC-me, pour nous, quelque temps, un jeu de
nous demander de quel bord auraient été quelques-uns des grands dis-
parus. Hugo et Renan par exemple, celui-ci avec douceur mais de fa-
çon bien déterminée cependant, auraient été des nôtres ; à n'en pas
ï82
LA REVUE BLANCHE
douter, Flaubert, Goncourt, Taine auraient pris rang parmi nos adver-
saires ; Goncourt avait, pour les juifs, une haine exaspérée ; Flaubert,
lui, se moquait de cela, mais il -était pour les choses établies, pour Tau-
•torité. Quant à Taine, révolution de la fin de sa vie, assez déconcer-
tante, enlève toute illusion.
« Et si, parmi les vivants, Tattitude de Coppée me laisse sans surprise,
comment comprendre la conduite de Lemaître, d'esprit si avisé, si fin,
si libéré ? Comment expliquer, chez un tel homme, semblable erreur?
Et Soury et tant d'autres !
« Oui, il y a des différences profondes d'ordre physiologique, déstruc-
ture de cerveau, il y a l'atavisme, l'hérédité, tout cela concourt à la for-
hiation des caractères. Certains naissent hommes libres, d'autres res-
tent esclaves, bien peu même ont vraiment le courage de la liberté. »
— Là, insinuons-nous, pourrait peut-être intervenir eflFicacement l'éducation.
« Oui, oui, c'est peut-être possible, mais, le problème est très com-
plexe, obscur de tant d'inconnu... »
Pour texte ou paroles conformes :
Jkan Rodes
2^. (1)
Le Père Perdrix
PREMIERE PARTIE
CHAPITRE IV
Voici : la chose avait été prévue. Les trois enfants, Jac-
ques, François et Marie s'étaient dit : « Un beau matin nous
irons tous ensemble voirie Vieux. >/ Ils s'étaient entendus,|ils
lui avaient écrit. Marie devait arriver par le courrier avec
Jules Passât, son homme, et ne pas emmener ses deux filles
parce que le Vieux les connaissait déjà et que le voyage eût
fait trop de dépense. François devait venir avec sa femme,
Jacques avec la sienne et, comme il était mécanicien, le
voyage en chemin de fer ne lui coûterait rien, et il aurait
avec lui ses deux enfants.
Le Vieux se préparait à ce jour : « C'est ces deux pauvres
petits, surtout, que je voudrais voir. Savoir bien à qui ils
ressemblent ! » La Vieille, en ramassant son cresson, ramas-
sait des idées : « Mon Dieu! je voudrais qu'ils soient arrivés
déjà. »
Cette nuit-là, vers les quatre heures, il y eut un orage, et
le tonnerre et la pluie se mêlaient et résonnaient l'un et
l'autre. Ils avaient sans doute pris une voiture couverte»
mais comme les enfants devaient avoir peur! Bientôt tout se
calma et, vers six heures, ce. fut un matin de septembre
mouillé ; la rue était lavée, le ciel un peu voilé, et la fraîcheur
voyageait si délicatement dans Tair qu'on eût dit que les
cœurs aussi étaient mouillés.
Jacques et François arrivèrent à sept heures. La voiture
était pleine : une pleine voiture de Perdrix ! Elle vint comme
cela : on n'ose pas croire que la chose est vraie. François
sauta à terre et tint le cheval par la bride pour que les
femmes pussent descendre. Les deux enfants se penchaient.
1) Voir La revue blanche des 1" et 15 mai 1902.
i84 LA REVUE BLANCHE
Le Vieux en prit un dans chaque bras. Le petit était un petit
chat grillé comme son père, mais la petite était blonde et
d'une autre espèce. Tout de suite ils l'appelaient grand-père,
lui tiraient la barbe et aimaient ses lunettes noires. Avant
que tout le monde fût entré, il s'asseyait et les avait déjà sur
ses genoux.
— Dame ! mon père, si tu veux les croire, ils t'auront bien
vite fatigué.
Il les posa. On s'embrassait. Les garçons l'embrassaient
comme on s'embrasse entre hommes, avec une sorte d'élan.
Il saisissait les brus, d'une main, sous le menton, en
appuyant les doigts sur les joues et les baisait bruyamment.
Et quand il eut fini, il dit:
— Ah ! mes deux pauvres petites femmes, venez donc, que
je vous embrasse encore un coup !
Tout le monde s'assit et le Vieux disait, comme autrefois,
du temps où il gagnait sa vie :
— Dame î on n'est pas ici pour s'amuser. Si nous trinquions
en attendant les autres.
La Vieille apporta des verres et une bouteille, et le Vieux :
— Tune vois pas, mon Jacques, Dér}^ le cordonnier qui
dit : « Ce n'est pas vrai qu'il est mécanicien au chemin de
fer. Les mécaniciens, c'est des gars qui sortent des écoles
d'Arts et Métiers. »
Et Jacques répondait :
— Laisse-les donc, mon père. Tu sais bien qu'il y a partout
des jaloux.
Pierre et Marie arrivèrent à huit heures. Tout d'un coup
ils ouvrirent la porte, et ils étaient au milieu de la bande.
— Pourquoi donc que vous n'avez pas emmené les deux
enfants ? Ce n'est pas si souvent qu'on se réunit.
Il y eut une tournée d'embrassades, et les petits avaient
un peu peur. La Vieille apporta deux verres :
— Ce n'est pas tout. A présent il faut trinquer.
La veille au soir, le Vieux avait tué un lapin. Il les soi-
gnait, les comptait, les sentait croître et pensait : ^< J'ai une
mère lapine qui doit peser dans les six livres. Comme elle va
faire notre affaire !>/ La Vieille avait acheté un rôti de cochon
et, s'il n'y avait pas assez, on pourrait toujours faire une
omelette. Il y avait dans le placard trois bouteilles de vin.
LE PÈRE PERDRIX i85
d'ailleurs l'auberge était porte à porte. L'odeur du fricot
montait, et les cri-cris delà graisse semblaient les premiers
bouillonnements d'une promesse. Le Vieux dit :
— Dis donc, ma Vieille, puisqu'il y a bien de quoi, ils
vont tous aller dire bonjour à leur cousin Bousset et ils
ramèneront le petit Jean pourmanger avec nous.
Le petit Jean Bousset avait vingt et un ans et était sorti de
l'École Centrale avec le n** 8. Il travailla comme une bonne
petite fille à qui Ton dit : « Maintenant que tu es une grande
fille, il faut t'occuper. Tu vas faire de la dentelle. » Ses yeux
bleus avaient un joli regard qu'autrefois l'on eût dit timide
et caché derrière un buisson, mais qui rayonnait avec plus
de force depuis qu'il était soutenu par un diplôme. Et sa
mèche blonde semblait un accent.
Il revint avec eux tous.
— Ah ! mon petit Jean, je suis content que tu sois venu.
Et puis je vous réponds qu'il ne vaut pas cher. Arrive là,
mauvais gars !
Et le Vieux l'embrassait avec ses vieilles lèvres molles et
déshabituées.
Quand tout le monde fut à table, il y eut un rayonnement.
Le Vieux avait faim à cause de la misère, ses enfants avaient
faim à cause du voyage et la Vieille, comme une ancienne
cuisinière, aimait à sentir l'abondance. Le lapin dans les
assiettes, le vin dans les verres, le pain sur la table, for-
maient un appétit derrière lequel on sentait encore d'autres
choses à manger et d^autres choses à boire. Les idées s'arrê-
taient sur le rôti, se complétaient avec du fromage et du
pain, après quoi elles partaient du côté du café, du côté de
l'eau de vie et se reposaient sur l'après-midi tout entière où
Ton aurait de la goutte dans les verres. Comme un jour de
voyage, le Vieux se voyait emporté, se poussait lui-même,
et toutes les forces de sa vie surgissaient et semblaient élever
son cœur au-dessus de la table.
Les heures de Taprès-midi étaient encore à venir, le temps
était encore à naître, la joie ne se balançait pas môme et
restait au-dessus de la chambre comme une nuée calme et
profonde. Chacun mangeait avec sentiment. Quelques mots
parfois :
l86 LA REVUE BLANCHE
— Je me dis : C'est drôle ! Ils sont tous sortis de cette
chambre et à présent les voilà aux quatre coins du monde.
Ou bien encore :
— Je suis une vieille bête. Quand j'y pense, ça me prend,
ça m'arrête. Les enfants s'en vont, et puis c'est comme s'ils
étaient perdus.
— Voyons, père, répondaient les brus, vous savez bien
qu'il faut qu'on se quitte, qu'on a chacun ses affaires.
La viande blanche des lapins ne ressemble pas à grand*
chose et Ton n'en garde guère que le poids du pain et la
chaleur du vin qui l'accompagne. Mais, avec le rôti de
cochon. Ton vit arriver véritablement de la viande. Le gras
est aussi bon que le maigre; dans chaque bouchée il faut
les mêler l'un à l'autre, et l'ensemble acquiert un goût de
noisette. C'est une viande substantielle qui se colle au corps,
dont on garde un souvenir dans la poitrine et qui vous reste
à la sortie de table comme une force absorbée, comme de
la viande qui s'ajoute à la vôtre.
Par la fenêtre, le banc, que Ton apercevait au pied du mur
d'en face, se reposait à l'ombre, tendait sa planche, écartait
ses pieds grossiers et demeurait là pour d'autres jours, avec
un silence rassuré d'objet quotidien.
Le Vieux dit :
— Tenez, voilà mon compagnon. Ce n'est plus un banc^
c'est un frère. Vous voyez d'ici ma position. Ça taie un peu
les fesses. Quand je marche, je le sens encore, et des fois
il me semble que je l'emporte à mon fond de pantalon.
Depuis longtemps les trois bouteilles devin étaient bues*
Il y avait trois autres bouteilles et Ton procédait par bandes
de trois parce que Ton appréciait la soif en gros. C'était un
de ces vins clairets que l'on n'aime pas dans les maisons
ouvrières, et dont la chaleur est lente. La troisième bouteille
elle-même semblait une moquerie, une de ces boissons
aigres que l'on fait avec de l'eau et du raisin confit. Mais
voici qu'à la quatrième bouteille l'on sentit cela dans les
pommettes, dans les mains, dans les yeux, et que deux ou
trois choses commençaient à s'allumer. Et à la cinquième,
l'auberge du « Petit Salé », <^. douze sous la bouteille >, la
« chaleur des vignes», formaient des idées généreuses. Le
Vieux déraisonnait avec grandeur et s'accroissait à chaque
LE PÈRE PERDRIX 187
verre de vin, comme un propriétaire s'accroît d'une vigne,
s'accroît d'un champ, et il' voulut que la Vieille fît l'ome-
lette.
— Mais non, père, mais non, ça suffit.
— Ah ! nom de Dieu, vous m'embêtez ! Vous êtes ici
pour manger.
Ce fut beau, ce fut un jour de la vie des riches. Les ven-
tres pleins s'étendent et rayonnent parmi les idées coipme
un coeur chargé. Il y avait des illuminations soudaines qui
parfois éclairaient telle habitude de la vie présente, tel sou-
venir de la vie passée et montraient l'avenir semblable à
une grande clairière. Ce fut un beau repas. L'omelette se
mange sans faim et garnit les derniers coins où l'on pou-
vait encore caser un plaisir. Le vin l'arrosait, s'étendait sur
elle, comme un bonheur au-dessus d'un front, comme un
lac au milieu des verdures. La vie est bonne et les hommes
sont bons. On s'entendrait avec n'importe qui et l'on sau-
rait lui parler. On possède chez soi la grandeur et la force.
C'est la famille humaine avec ses moutonnements, ses
regards croisés et ses communions multipliées. Il n'est pas
vrai que l'on soit pauvre.
— Dis donc, mon Jean, raconte-leur donc comme tu as
trouve une bonne place!
Oui, le petit Bousset avait trouvé une bonne place, et
dans son pays. Avec deux heures de voiture et une heure de
chemin de fer, on arrivait. C'était dans une fabrique de pro-
duits chimiques où, tout de suite, malgré son jeune âge,
il remplirait les fonctions d'ingénieur. D'ailleurs, ce
que l'on fait importe peu; mais, l'essentiel, c'est qu'il
gagnerait quatre mille francs par an. Le directeur lui-
même l'avait demandé, parce qu'il voulait s'entourer de
tout jeunes gens, disciplinés et curieux de leur métier.
— Hein! mes gars, qu'est-ce que vous en pensez?... disait
le Vieux.
Et le petit Jean Bousset n'était pas fier. Naturellement,
il se rendait compte de sa valeur et parlait comme quel-
qu'un qui sait.
— Et surtout, mon Jean, disait François, être bon pour
l'ouvrier. Se rendre compte qu'ils ont besoin de gagner leur
vie et qu'il faut bien de temps à autre boire un coup.
l88 LA RSVUB BLANCHI
Jean répondait :
— Oh ! ma foi, je ne serai pas mauvais garçon, pourvu
qu'on soit poli... et qu'on travaille.
A la sixième bouteille il n'y eut pas assez de vin. Les
cœurs se tendaient, les gosiers acceptaient, les mains étaient
chaudes. De la table partaient des ondes qui s'élargissaient,
venaient aux convives, bourdonnaient à leurs oreilles et
les unissaient l'un à l'autre comme un lien d'alcool, comme
un lien d'amour. Il fallut deux autres bouteilles, et l'on ne
savait pas ce qu'il ne fallait pas. La Vieille apportait le fro-
mage.
— Enlève-nous ça de là ! disait le Vieux. J'en vois assez
pendant toute l'année. Nom de Dieu ! c'est bien la moin-
dre des choses que je mange aujourd'hui ce qui me plaît.
Et puis, va nous chercher un paquet de biscuits.
Tout le monde trouva que c'était de la bêtise.
— Allez, allez ! Puisque je vous le dis...
Ils les trempaient dans le vin, en bavardant, les agitaient
un peu, et, lorsqu'ils allaient pour les porter à leur bouche,
le biscuit, d'un seul bloc, s'effondrait dans le verre. Ils en
restaient le bec ouvert, comme des moineaux dans Tattente.
— Ce n'est pas de la bonne marchandise, disait le Vieux.
Ensuite ils buvaient le vin pâteux qui restait au fond,
s'en fatiguaient et le lançaient dans la cendre du foyer pour
le remplacer par du vin qui coule et rince la dalle.
Mais le moment du café est si bon ! Le café est du café,
mais il y a surtout la fin du repas, alors que ça y est et que
tout ce qui s'ajoute est un plaisir en plus. Le café chaud,
une bonne gorgée, un parfum, une satisfaction dernière
qui se prolonge et réveille tous les échos du bien-être... Et
Ton sent le bonheur et l'on ne se donne plus la peine de
vivre parce que quelque chose vit en nous et parle. Le
Vieux dit :
— Ah ! vous ne connaissez pas ma pipe ! J*ai une pipe et
vous allez voir si ce n'est pas vrai qu'elle commence à
êtreculottée. La voilà. Hein!...
C'était une pipe en terre de deux sous, à long tuyau, et
dont Tintérieur du fourneau était un peu noirci. Elle passa
à la ronde et les hommes la sentaient. On a sans doute
LE PÉHE PERDRIX 189
le vin couleur de pipe culottée. Et, désignant Jean
Bousset, le Vieux s'écriait :
— Ah dame! c'est celui-là qui me Ta donnée. Quand je
vous dis qu'il n'y en a pas un autre comme lui ! Il vient, il
s'assoit sur le banc : « Vieux, donne-moi une prise ! 2^ Moi :
< Et toi, bourre ma pipe. )^ Et voilà, on reste à côté l'un de
l'autre. Et puis je vous réponds qu'il sait causer! Moi, je ne
suis qu'une vieille bête, mais tout de même ça me
va. Comme il dit : « Tu comprends, mes parents se sont
imposé des sacrifices. A présent, je vais gagner quatre
mille francs, c'est vrai, mais auparavant combien je leur ai
coûté 1 ïr Pauvre enfant, va !
L'eau de vie venait de chez le père Rondet. On la payait
trente-huit sous la bouteille et elle avait un bouquet. Tout
le monde, dans la ville, savait que le père Rondet l'épicier
avait du bon café et de la bonne eau de vie : il se servait
depuis plus de trente ans dans la même maison, et on lui
fournissait de la marchandise pas comme aux autres. On la
sentait dans l'arrière-gorge, qui vous remontait encore au
palais. Les grosses bouffées de la pipe sortaient: pouf ! pouf!
irritaient la poitrine et faisaient cracher, si bien que Teau
de vie semblait un cordial qui va droit au cœur.
— Mes enfants disait le Vieux, nous avons un bon moment
à passer ensemble. Vous dites que vous partirez vers les
sept heures. Il faudra encore manger un morceau.
Il disait :
— Vois-tu, mon Jacques, moi quand j'y pense que tu es
mécanicien et que tu gagnes bien ta vie, je me dis : « Tout
de même c'était un bon garçon. ^ Tu avais bien tes défauts
comme tout le monde, mais tu ne buvais pas. Quand mon-
sieur Edmond Lartigaud t'a donné un coup de main pour
entrer au chemin de fer, je ne pensais pas à ce métier-là.
Mais surtout, mon gars, moi j'ai peur. Des fois, dans tout ce
monde, il paraît qu'il y a des grèves. Ne les écoute pas. Il y
en a des tas qui attendent les places, et ce sont ceux-là qui
font mettre les autres en grève pour leur marcher sur le
pied. Et toi, mon François, tu n'es pas un mauvais garçon.
Seulement tu aimais à boire. Je ne dis pas que ce soit un
défaut, ça dépend des moyens qu'on a. Que veux-tu? Tu
aurais pu te faire une position comme ton frère, au lieu de
190 LA REVUE BLANCHE
travailler chez les autres. Mon pauvre gars, je me rappelle
que je t'avais mis à la porte de la maison. Il y a bien un
peu de ta faute, tu n'avais pas dessoûlé pendant huit jours.
Mais quand môme je n'aurais pas dû le faire. Je t'ai crié :
^. Fous le camp ! Tu me fais honte. > Tu n'as rien répondu, tu
n'as pas le vin mauvais. Tu es parti, tu es resté un an sans
m'écrire. Je pensais : «Mon Dieu! Savoir s'il ne lui est pas
arrivé quelque chose ! » J'en ai parié à la gendarmerie.
Quand tu m'as écrit, tu ne sais pas? Eh bien ! c'est le petit
Jean Bousset qui m'a lu ta lettre; j'en pleurais. Ta pauvre
mère disait : '{ Tant mieux donc, mon Dieu! » Ah ! mon
François, tu serais bien n'importe quoi, que je t'aimerais
autant que les autres.
Et il disait à Marie :
— Toi, ma grande, je suis content que tu aies trouvé un
homme pareil à celui-là. Je l'aime comme mes garçons. Oui,
il y a des moments où je pense à lui tout seul. Dernièrement,
quand il a eu le bras cassé, je me disais : k 11 aurait bien
mieux valu que ce soit à toi que la chose soit arrivée. Tu es
là, le cul sur ton banc, et que tu aies un bras de plus ou de
moins, tu n'es tout de même qu'un bon à rien. »
Et la bonne eau de vie, et la bonne eau de vie ! Elle avajt
une couleur jaune dans le gros verre, une chaleur qui n'ap-
partient qu'à l'eau de vie et qui semble un bouillonnement.
Elle vous passait dans la bouche, descendait et apportait son
cœur. Les premières gouttes sont beaucoup moins bonnes;
mais ensuite elle se transfuse et pénètre jusque dans les
bras. La conquête du monde est facile : on le prend sur sa
poitrine, on l'embrasse, il vous aime. Puis ce bien-être des
grandes digestions, cette llambée, ce feu sur du fer ! Allons
jusqu'au pôle, allons jusqu'aux cieux, passons et traversons
les choses.
— Ah! mes enfants, vous devez me croire plus malheu
reux que je ne suis. Les premiers temps, j'ai cru à la misère.
11 est vrai que c'est dur en commençant. Mais je vous vois
tous et ça y est. Vous êtes là, vous allez dire que je suis un
imbécile ou que je suis soûl, mais il me semble que je vous
porte encore dans mon pantalon, que je vous sens sur moi
comme si vous n'étiez pas encore au monde.
LE PÈRE PERDRIX 191
— Ah ! père, vous nous faites de jolis compliments ! ...
disaient les brus.
La soirée continua, de la bouteille aux verres. L'air obs-
cur de la chambre entourait la table, mais Tair, mais la cham-
bre n'existaient pas, parce que les poitrines étaient garnies
d'eau-de-vie. Plus forte que l'amour, ô mon beau souffle, elle
s'exhalait encore et, par dessus les paroles et par dessus les
pensées, montait et dominait le monde comme un ange aux
ailes étendues. Des profondeurs de la conscience on la sen-
tait venir : elle était Jacques, François et Marie, puis les
enfants, puis Jules Passât, puis Jean Bousset, puis tout le
bonheur, un long repas qui dure autant que la vie et la
nourrit à jamais. Parfois elle éclatait ainsi qu'une fusée,
vous projetait en avant et vous mettait en danse. Si le monde
est beau, si les cœurs tremblent, s'il existe des chansons,
eau de vie d'un soir, sois bénie !
Et les heures venaient, se fixaient un instant, le coude sur
la table, puis se rassasiaient et roulaient comme un sang
chargé. Les heures vinrent jusqu'à sept heures; mais quand ce
fut la dernière, il y eut un frisson, car elle se dressait et vous
menaçait de ses yeux. Ah ! l'alcool n'était rien ; le monde
s'agitait et se chargeait d'une heure nerveuse. On n'osait
faire un geste, de peur de la troubler; il semblait qu'elle eût
suivi le bout de vos doigts !
— Vous en allez pas, vous en allez pas... disait le Vieux.
Et quand il se leva, il ne put y tenir, s'écroula sur sa
chaise, et il sentait ses sentiments tourner comme une
machine à repétition :
— Vous en allez pas, vous en allez pas...
Ils se levaient tous :
— Oh! Marie reste au moins! Ma grande, c'est toi que
j'aime le mieux situ pouvais rester.
Sept heures sonnaient. Les mains s'agrippaient comme des
crocs.
— Toi, ma grande, nous t'avons toujours gardée. Que
Jules s'en aille ! Reste ici pour huit jours. Prends-nous et
garde-nous. Tu sais bien que je ne t'ai jamais fait de peine.
Elle restait toute frémissante, comme un bloc qui va
tomber. Jules dit :
— Reste, nom de Dieu! Je m'arrangerai avec les petites.
192 LA REVUE BLANCHI
Cest ton père.
Sept heures s'exhalait comme un soupir qui soulage. Le
spasme était bon et jaillissait avec fécondité.
Ils partirent tous : le cheval attelé, les roues de la voiture,
et Tair qui s'ébranle et s'écoule. Les brus disaient :
— On vient ici pour le voir, et puis il ne sait pas ce qu'il
dit et cause du désagrément.
CHAPITRE V
Les pauvres sont une chose publique.
La grande Marie resta huit jours et elle faisait ses manières
avec ses grands bras : « Ne crains rien, mon père. Pas plus
Jules que moi, si tu as besoin de quelque chose... » On
l'entendait jusque dans les maisons voisines; elle était heu-
reuse de parler comme sur la place et fortifiait sa voix afin
de lui donner au moins la vérité qui sort des grands bruits.
On la voyait encore, les manches troussées, le tablier levé
d'un coin, moitié dimanche, moitié travail, passer dans la
maison, secouer une marmite, glisser un coup de balai,
arrêter les passants : « Oh ! oui, pour sûr, Jules est un bon
ouvrier... », portera tout ses embarras, ses paroles, son
travail et remuer le monde autour d'elle comme un événe-
ment qu'on n attendait pas. La Vieille descendait, avec une
bouteille dans la poche de sa jupe, entrait parles derrières
parce que les marchands de vin n'ont pas le droit de
vendre au détail et remontait en pensant au Vieux qui
aimait boire. Elle tua des lapins, alla à la boucherie, achta
eta des fruits au marché et, pendant huit jours cuisina, les
brides derrière la tête, avec des voyages chez Tépicier, du
sel, du poivre, du café, du beurre.
Ils étaient tous là, gardant des pensées souterraines, des
ardeurs du fond des entrailles qui leur montaient comme à
des bêtes, et les femmes, surtout, qui cousent et lèvent les
yeux, se lançaient au bruit. Les petites villes sont des réser-
voirs de rage et portent la grande injustice des hommes
qui vivent au creux d'un sillon. On commençait par des
LE PÈRK PKRDUIX 19^
paroles x< Ah ! la mère Perdrix, elle en fait, des voyages! — Ils
lui useront bien les jambes à la faire marcher. — Cest qu'elle
a deux propres à rien à nourrir. — Et puis, dame! à cette
grande il ne lui faut pas de la soupe ! >/ Ils se dressaient, s'ap-
prochaient, se réunissaient, se complétaient l'un Tautre et
jetaient leurs mots au tas. Les ouvriers aisés dirent : '( Ils se
nourrissent mieux que nous // et leurs femmes ajoutaient :
*< Ils sont comme tous les gueux, ils n'ont rien à perdre, h
Chez Regrain le sabotier, chez Dérv le cordonnier, on man-
gea la soupe en se rappelant la viande et, comme quelqu'un
disait : ''< Ce n'est toujours pas votre argent ! // Déry le cor-
donnier sauta pour répondre : *r Commentée n'est pas notre
argent? Et le bureau.de bienfaisance, qui est-ce qui lui four-
nit les fonds? ;/ Les Messieurs du Sénat à qui Ton soumit la
question eurent un discours sage:
— Evidemment on ne peut pas les blâmer d'aimer leurs
enfants et j'admets la réunion du premier jour. Pourtant, si
la municipalité fournit des subsides aux indigents, on est
bien amené à croire qu'elle veut nourrir Perdrix et sa femme
qui sont de la commune, mais non leur fille, qui est je ne
sais d'où et pour laquelle le bois, le pain, la viande, sont le
résultat d'un vol pratiqué sur les nécessiteux du pays.
Marie-Louise, une fois, tomba dans la bande. A cause du
vin blanc les doigts de ses mains vivaient une drôle de vie
qui l'agitait jusque dans les avant-bras et, à cause de sa
richesse, elle avait pris certaines habitudes de bon ton
comme d'appeler tout le monde Madame :
— Voilà un gars qu'on lui a retiré la misère de sur le dos.
Oui, Madame, je parle de Jacques Perdrix. C'est Monsieur
Edmond qui l'a fait entrer au chemin de fer. Le Préfet
lui avait dit : ''< Vous entendez, faudra pas vous gêner quand
vous aurez quelqu'un à faire placer. » Monsieur Edmond a
écrit... je ne sais pas comment on les appelle... à l'Ingé-
nieur... Eh bien! Madame, ils sont tous venus chez le Vieux
et il n'a même pas daigné venir nous voir. J'ai dit à
Monsieur Edmond : '^ Tu entends bien, mon ami, si jamais
tu t'occupes de quelqu'un, c'est à moi que tu auras affaire! >/
On lui répondait :
— Oh dame! Vous avez bien fait, Madame!
— C'est comme cette grande : Monsieur Edmond donne
194 LA REVUE BLANCHE
cinquante francs par an au bureau de bienfaisance. Eh bien,
Madame, c'est cinquante francs qu'elle nous coûte.
Elle ajoutait :
— Et puis, son Jacques, il ne gagne peut-être pas tant
d'argent qu'ils le disent. Ça n est jamais qu'un ouvrier.
Et quand elle fut partie, l'on dit :
— Elle est soûle, mais elle a bien raison tout de même.
Il y eut beaucoup de paroles prononcées qui accompa-
gnaient la grande Marie dans ses voyages, et des rideaux
soulevés par derrière elle, afin que l'observation des maisons
n'eût pas un voile. On l'interpellait par quelque porte
ouverte :
— Eh bien, Madame Marie?
— Oui, Madame, je suis chez ces deux pauvres. vieux.
Vous comprenez qu'à leur âge j'ai raison de les aider.
— Oh, certainement! Il faut bien que les jeunes aident
les vieux.
Et trois mille hommes comptaient leurs charités sur leurs
doigts et jouissaient, à la voir, d'un plaisir curieux où se
combinaient la joie d'un événement et la pensée des feuilles
d'impôts où les centimes additionnels vont s'accroissant.
Mais ce fut Monsieur Edmond qui donna le grand mot,
car les bourgeois savent s'y prendre. Monsieur Edmond
Lartigaud avait encore été atteint par la goutte. Pendant
les derniers mois, il s'était pourtant soigné, absorbant
du salicylate et ne mangeant plus que des viandes
blanches; mais, bientôt, il y renonça, parce que se priver de
tout constituait une autre maladie. Il fut pris à la cheville
et au poignet et dut garder tout le jour la jambe gauche
étendue, le pied s'appuyant sur un tabouret, tandis que la
douleur régnait et dominait le monde. Mais cette fois-ci,
quand la goutte eut passé, il ne fut pas guéri. Il ne pouvait
pas marcher, son ventre s'était épaissi et il dut prendre une
canne, comme une marmite à trois pieds. Puis à rester assis
il s'épaissit encore et, tandis qu'il voyait ses cuisses s'ac-
croître et se capitonner, il les sentait lourdes, fixées, pareilles
aux colonnes d'un temple. Ses reins s'entourèrent aussi,
avec la forme des éléphants, et son dos bombé qui, pourtant
ne fléchissait pas, semblait un paquet qu'on lui eût appliqué
LE PÈBE PERDRIX 19^
tout au-dessus des fesses. Il vécut sur son fauteuil, dans la
salle à manger. Les fenêtres donnaient sur la rue et, la table
auprès de son ventre, il se sentait bien chez lui. On ne peut
pas dire que ce fut un grand changement car, à cinquante-
deux ans, Tâge est venu où Ton a marché, chassé, roulé
pour toute sa vie. D'ailleurs, s'il ne lui restait plus les
jtfabes, du moins lui restait-il Testomac, et sa fortune lui
permettait de garnir sa table et de penser pendant chaque
repas qu'il n*y avait au monde d'autres limites que celles de
son ventre.
Monsieur Edmond n^aimait pas lire, parce que dans les
livres on raconte ce que Tott veut et parce que la lecture
donne envie de dormir. Il avait lu des romans au temps de
sa jeunesse et en gardait un souvenir où se mêlaient les
bocks du Quartier Latin et les idées un peu folles des jeunes
gens. Il connut pourtant un ou deux romans d'Emile Zola et
lorsque le héros disait : « Merde! > Monsieur Edmond pen-
sait : Comme cela est vrai! Il eut toutes les idées que l'on
amasse dans la bourgeoisie des campagnes où le plein air
ou, comme on dit, la libre nature, emplit la tête, et où les
bons repas remontent du ventre au cerveau comme de la
matière dans les pensées.
Mais pourtant il n'était pas encore heureux. Un ventrei,
c'est bien, mais quand le ventre est plein, quand le ventre
est trop plein et que Ton reste avec sa tête vide dans un
fauteuil auprès d'une table, ne semble-t-il pas qu'il manque
quelque chose et ne se rappelle-t-on pas que le bonheur
est l'état de celui à qui rien ne peut manquer. Monsieur
Edmond regardait par la fenêtre l'air de la rue et se renfer-
mait comme lui entre des rangées de maisons. Il reflétait,
comme les vitres, les passants et les pierres et ac^oquinait ses
idées à n'importe quoi, pourvu qu'elles fussent remuées un
peu.
Un jour tombèrent du ciel cette histoire Perdrix et
Jacques le mécanicien. Il semblait à Monsieur Edmond
qu'une injustice avait été commise et que, parmi la filiation
des pouvoirs, quelqu'un, bravant le sien, avait blessé la loi.
Il en ressentit une douleur particulière de vanités et d'habi-
tudes atteintes comme si ses veines charriaient une esquille,
comme si une paille compromettait sa base d'or. Dans ces
lijCy LA REVUE BLAxNCHK
sensibilités grasses où une bulle de sang menace d'une
apoplexie tout remonte aVec épaisseur à la nuque. Jacques
Perdrix n'avait pas fait sa visite à Monsieur Edmond, et
Monsieur Edmond possédait jusqu'au cœur Tidée de
justice.
Le maire était un charpentier gai, rouge, rond, qui oc-
cupait trois ouvriers et regardait les choses comme un
patron qui les gouverne et les comprend. Sa barbe noire
ajoutait à son visage ce qu'ajoute une barbe à l'intérieur
de laquelle un homme semble se recueillir et savourer ^ses
pensées. Patron et fiJs de patron, il avait pris en face de la
yie l'assurance de ceux qui n'ont qu'à continuer une
marche en avant et qui la poursuivent avec tous les
avantages d'un bien-être facile. Un jour, quelqu'un lui
expliquait n'importe quoi et terminait en disant :
— Comprends-tu?
Le charpentier répondait :
— Oui, oui ! Moi, je comprends tout.
Voici pourquoi Lamoureux fut nommé maire, et sa situa-
tion, le portant au-dessus de sa classe par une série de rela-
tions qui mêlent la vie d'un maire à celle de ses principaux
' administrés, le grandissait dans ses actions et dans ses
paroles, comme un homme dont la science s'est étendue.
Une après-midi, il passait devant la fenêtre de Monsieur
Edmond, lorsque Marie-Louise annonça : ^r Tu voulais
parler à Lamoureux... » Elle ouvrit elle-même la fenêtre.
— Hé, Lamoureux! Ecoutez donc un peu.
Monsieur Edmond se leva, tandis qu'on approchait son
fauteuil de la fenêtre, se soutint avec sa canne, pesa pen-
dant trois pas cent cinquante kilos, s'assit et se trouva en
face de Lamoureux debout dans la rue. Il avait fait sa
rhétorique. La conversation fut brève ainsi que chez les
bourgeois où la fortune a tant d'importance qu'elle limite
les paroles :
— Enfin, Lamoureux, il faut donc que ce soit moi qui
vous le dise, moi, un impotent, qui surveille les affaires de
la commune ! Voilà un homme qui a trois enfants, qui
reçoit des visites et qui se procure à nos frais les avantages
de U compagnie de sa fille, si bien que huit jours passent
et qu'ion en est à se demander si des mois ne passeront
LE PÈRE PERDRIX 197
pas encore, pendant lesquels, non contents de nourrir nos
pauvres, il nous faudra nourrir les invités de la misère.
Ah ! la chose est facile ! Lamourcux, les indigents font
boule. Moi, j'envisage un autre côté de la question. Nos
moyens sont limités, souvenez-vous-en, et nous devons les
arrêter là où commence une autre assistance. Je le sais, ly
ayant fait entrer : 'Jacques Perdrix est au'chemin de fer; or
si François Perdrix garde un peu de Targent qu'il consacre
à boire et s'unit à son beau-frère, un père aura nourri
trois enfants, trois enfants nourriront un père ! Est-ce cela,
Lamoureux : S'ils viennent le voir, c'est qu'ils tiennent à
lui; si vous tenez à lui, faites-lui une pension !
Lamoureux dit :
— Et pourtant, Monsieur, s'il est malade...
Il levait sa main droite, la gardait ouverte et semblait
porter une réponse dans la paume.
— Je vous attends là, Lamoureux. Suis-je médecin?
— Ma foi oui. Monsieur!
— Bien! Suis-je médecin?... Alors, je vous le dis :
Autrefois, peut-être... et encore, le sais-je s'il eut rien à la
vue? Puis, vous vous occupez, moi je m'occupe. Il peut
marcher, donc il peut travailler.
C'était tout.
— Hum ! fit Lamoureux.
Bref, quinze jours plus tard, sur la proposition du maire,
le père Perdrix fut rayé du bureau de bienfaisance.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
De l'imagfination et de l'expression
chez M. Alfred Jarry
Dans le mémorable dialogue entre le Père Ubu et sa Cons-
cience que chacun peut lire en achetant VAlmanach illustré du
Père UbUy on n'a pas assez remarqué de très importantes
paroles :
CoN. — 11 faut laisser les femmes faire des enfants.
P. U. — Elles en feront toujours assez du moment que les hommes les
aideront quelquefois à les faire. Et moi, je veux bien leur donner l'exemple
et leur en fabriquer tant qu'on voudra.
CoN. — Ne vous vantez point» père Ubu ; rappelez-vous que quand vous
«n avez fait dix-huit dans votre journée, on se fiche do vous parce qu'après,
•t au moins jusqu'au lendemain à l'aube, vous ne pouvez plus.
C'est de ces quelques lignes que M. Alfred Jarry a sans doute
tiré ridée première du Surmàle (1) : un homme futur d'une telle
puissance sexuelle qu'il puisse indéfiniment répéter le même
acte, avec la précision d'une machine et sans qu'il y ait chez lui
usure des tissus ou apparente déperdition de force; car pour
survivre à r«1ge où le métal et la mécanique régnent sur le
monde, il faut que l'homme se soit adapté au milieu et soit de-
venu « plus fort que les machines comme il a été plus fort que
les fauves ».
Les inventions de M. Alfred Jarry, qui paraissent d'abord
déconcertantes, sont toujours déduites selon les règles de la
plus rigoureuse logique et soumises aux lois de la mathématique
universelle, et si l'ordre accoutumé des phénomènes physiques y
semble dérangé et interverti, c'est que, dans sa ))ensée, l'auteur
les considère à peu près en dehors du temps et de l'espace, dans
des cas-limite où le signe — et le signe -h s'équivalent.
Mais afin d'être compris tout de même par les gens d'intelli-
gence moyenne, il reprend, sous des formes diverses la démons-
tration du même théorème: et il leur communique ainsi, par une
fantasmagorie exacte et géométrique, la vision d'un monde ex-
traordinaire et la joie un peu terrible d'une hallucination très
lucide.
Ici la course de la quintuplette contre le train express sur la
piste des dix mille milles — si vertigineuse que, strictement
parlant, la quintuplette cesse d'adhérer au sol et s'enlève en un
vol de vautour — donne, au contraire de ce qu'on attendrait,
(1) Le Sunii'Ue, roman moderne, Étlitiona de La rtme blanche.
DE l'imagination ET DE l'eXPRESSION CHEZ M. ALFRED JARRY L99
l'impression, non de la vitesse, mais de l'immobilité absolue par
la rapidité même des mouvements parallèles, et Jewey Jacobs,
mort sur la machine où il est lié, genou à genou, avec ses cama-
rades par des tiges d'aluminium, pédale plus éperdument que le
plus vivant parmi les vivants de Têquipe : cependant le Surmâle,
en un jeu d'enfer, devance le train etlescyclistesextravagants, sous
une chaîne énorme de roses, dont il lui plaît de fleurir, par les
portières ouvertes du wagon et au poteau d'arrivée, le voyage
et Tavènement de sa partenaire prochaine, miss Ellen Elson.
Symétriquement, la course d'amour, dont le docteur Bathybius
enregistre les chifl'res ainsi que sur l'indicateur de la quintu<-
plelte s'inscrivait auparavant le nombre des kilomètres parcourus
en une heure, inspire beaucoup moins des imaginations erotiques
qu'une sorte d'horreur sacrée : il est fort naturel que des apho-
rismes métaphysiques et des figures légendaires s'interposent
entre les personnages et leurs gestes apparents, d'une humanité
alors toute schématique, au point qu'à propos d'eux il soit nor-
mal de concevoir l'existence de tous les êtres comme réduite à
la rencontre des deux demi-cellules, mâle et femelle, et de songer
en même temps à Priam, à Paris, à Hélène debout sur les rem-
parts de Troie et au
Trop cruel Destin, dur aïeul des dieux.
Les mots, chez M. Alfred Jarry, s'associent, selon les mêmes
lois de précision romantique qui président chez lui à la forma-
tion des idées. Ainsi que chez Edgar Poe et chez \'illiers de
l'Isle-Adam, ils s'assemblent en groupes nouveaux et étonnent
par des rapprochements inattendus : mais toujours chacun d'eux
est employé avec toute sa vertu et toute son énergie et à des
pages de distance ils imposent successivement un rappel d'idées
voulu et nécessaire.
Que si le ronflement de l'automobile monstrueux de miss
Ellen Elson suggère d'abord à André Marcueil le nom de sirène^
le masque de chauffeuse en peluche rose, « qui lui donne une cu-
rieuse tête d'oiseau», lui remémorera «que les vraies sirènes de
la fable n'étaient point des monstres marins, mais de surnaturels
oiseux de mer. » C'est maintenant l'idée de mer qui domine et
quand l'automobile, tout à l'heure, s'enfuira, la phrase rappe-
lant la sirène sera celle-ci :
Ellen, qui avait une robe vert-pâle, parut une petite algue accrochée en
travers d'un gigantesque tronc de corail emporté par un courant.
Comme M. Alfred Jarry est curieux à la fois de livres rares
et délaissés et des plus récentes opérettes, le Théophraste de
OlOO
LA REVUE BLANCHE
Y Histoire des plantes el les thèses de Thomas d'Aquin se ren-
contrent en sa cervelle avec les Trartinx d'Hercule de M. Claude
Terrasse: el de là encore un caractère de sa langue, singulière
et imprévue, mais dont il est aisé de surprendre, avec un peu de
patience et d'ohscrvation, la parfaite exactitude et de découvrir
aussi la secrète beauté.
Je ne sais si c'est, à proprement j)arler, la langue du roman
et si elle conviendrait au récit des adultères bourgeois; mais il
ne m'étonnerait point que ce fût plutôt une langue de poète,
toujours rythmiqbe, riche d'images latentes en ses formules les
plus abstraites et si souple, si plastique que M. Alfred Jarry
peut écrire demain, s'il lui plaît, quelque entier et absolu chef-
d'œuvre.
Pierre Quillard
Le Passant de Prague
En mars 1902, je fus à Prague. J'arrivais de Dresde. D^s
Bodenbach, où sont les douanes aulridiiennes, les allures
des employés de chemin de fer m'avaient montré que la
raideur allemande n'existe pas dans Tempire des Habsbourg.
Lorsqu'à la gare je m'enquis de la consigne afin d'y déposer
ma valise, l'employé me la prit. Puis, tirant de sa poche un bil-
let depuis longtemps utilisé et graisseux, il le déchira en deux
et m'en donna une moitié en m'invilant à la garder soigneuse-
ment. Il m'assura que de son côté il ferait de môme pour l'autre
moitié et que, les deux fragments de billet coïncidant, je prou-
verais ainsi être le propriétaire du bagage quand il me plairait
de rentrer en sa possession. Il me salua en retirant son disgra-
cieux képi autrichien. A la sortie de la gare l^Vançois-Joseph,
•près avoir congédié les faquins d'obséquiosité tout italienne
qui s'offraient en un allemand peu compréhensible, je m'enga-
geai dans les rues vieilles, afin de trouver un logis en raj)portavec
ma bourse de voyageur peu riche.
Selon une habitude assez inconvenante, mais très commode
quand on ne connaît rien d'une ville, je me renseignai auprès de
plusieurs passants. Pour mon étonnement, les cinq premiers ne
comprenaient pas un motd'allemand, mais seulement le tchèque.
Le sixième auquel je m'adressai m'écouta, sourit et me répon-
dit en français :
— Parlez français, monsieur, nous détestons les Allemands
bien plus que ne font les Français. Nous les haïssons, ces gens
qui veulent nous imposer leur langue, profitent de nos indus-
tries et de notre sol qui produit tout, le vin, le charbon, les
pierres et le» métaux précieux, tout, sauf le sel. A Prague, on ne
parle que le tchèque. Mais lorsque vous parlerez français, ceux
qui sauront vous répondre le feront toujours avec joie.
Il m'indiqua un hôtel situé dans une rue dont le nom est
orthographié de telle sorte qu'on le prononce Porjilz et prit
congé en ni'assurant de sa sympathie pour la France.
Peu de jours auparavant, Paris avait félo le centenaire de
Victor Ilugo. Je^^us me rendre compte (|ue les symjiathies bohé-
miennes manifestées à cette occasion n'étaient j>as vaines. Sur
les murs, de belles affiches annonçaient les traductions en Ichèiiue
202 LA BEVUE BLANCHE
des romans de Victor Hugo. Les devantures des librairies étaient
de véritables musées bibliographiques du poète. Sur les vitrines
étaient collés des extraits de journaux parisiens relatant la visite
du maire de Prague et des Sokols. Je me demande encore quel
était le rôle de la gymnastique en cette affaire.
Le rez-de-chaussée de Thôtel qui m'avait été indiqué était
occupé par un café chantant. Au premier étage, je trouvai une
vieille qui, après que j'eus débattu le prix, me mena dans une
chambre étroite où étaient deux lits. Je spécifiai que j'entendais
habiter seul. La femme sourit et me dit que je ferais comme bon
me semblerait ; qu'en tout cas je trouverais facilement une com-
pagne au café chantant du rez-de-chaussée.
Je sortis, dans Tintcntion de mepromer tant qu'il feraitjouret
de dîner ensuite dans une auberge bohémienne. Selon ma cou-
tume, je me renseignai auprès d'un passant. 11 se trouva que
celui-ci reconnut aussi mon accent et me répondit en français :
— Je suis étranger comme vous, mais je connais assez Prague
et ses beautés pour vous inviter à m'accompagner h travers la
•ville.
Je regardai Thomme. Il me parut sexagénaire, mais encore
vert. Son vêtement apparent se composait d'un long manteau
marron au col de loutre, d'un {)antalon de drap noir très étroit
qui pendant la marche moulait un mollet qu'on devinait très
musclé. Il était coiffé d'un large chapeau de feutre noir, comme
en portent souvent les professeurs allemands. Son front était
entoure d'une bandelette de soie noire. Ses chaussures de cuir
mou, sans talons, étouffaient le bruit de ses pas égaux et lents
comme ceux d'un qui, ayant un long chemin à parcourir, ne veut
pas être fatigué en arrivant au but. Nous allions sans parler. Je
détaillai le profil de mon compagnon. Le visage disparaissait
presque dans la masse de la barbe, des moustaches, des che-
veux démesurément longs mais soigneusement peignés el d'une
blancheur dMiermine. On voyait pourtant les lèvres épaisses et
violettes. Le nez proéminait, poilu et courbe. Près d'un urinoir,
il s'arrêta et me dit :
— Pardon monsieur.
Je le suivis. Je vis que son pantalon était à pont. Dès que nous
fûmes sortis :
— Regardez ces anciennes maisons, dit-il : elles conservent
les signes qui les distinguaient avant qu'on neleseûtnumérotées.
Voici la maison à la Vierge, celle-là est à l'aigle et voilà la
maison au chevalier.
Au-dessus du portail de cette dernière une date était gravée.
LE PASSANT DE PRAGUE 203
Le vieillard la lut à haute voix :
— 1721. Où étais-je donc ?... Le 21 juin 1721 j'arrivai aux por-
tes de Munich.
Je Técoutais, effrayé et pensant avoir affaire à un fou. 11 me
regaçda et sourit, découvrant des gencives édentées. Il conti-
nua :
— J'arrivai aux porles de Munich. Mais il paraît que ma figure
ne plut pas aux soldats du poste, car ils m'interrogèrent de façon
fort indiscrète. Mes réponses ne les satisfaisant pas, ils me garrot-
tèrent et me menèrent devant les inquisiteurs. Bien que ma cons-
cience fiVt nette je n étais pas fort rassuré. Va\ chemin, la vue du
saint Onuphre peint sur la maison qui porte actuellement le
numéro 17 de la Marienplatz m'assura que je vivrais au moins
jusqu'au lendemain. Car cette image* à la jn-opriété d'accorder un
jour de vie à qui la regarde. 11 est vrai ([ue pour moi, celle vue
n'avait que peu d'utilité; je possède rironicjue certitude de sur-
vivre. Les juges me remirent en liberté et, durant huit jours, je
me promenai dans Munich.
— Vous étiez bien jeune alors? articulai-je pour dire quelque
chose.
— Plus jeune de près de deux siècles. Mais, sauf le costume,
j'avais le m(}me aspect qu'aujourd'hui, (^e n'était d'ailleurs pas
ma première visite à Munich. J'y étais venu en 1334, et je me
souviens toujours de deux cortèges que j'y rencontrai. Le i)re-
mier était composé d'archers promenant une ribaude qui faisait
vaillamment tète aux huées populaires et portait royalement sa
couronne de paille, diadème infamant au sommet duquel tintin-
nabulait une clochette; deux longues tresses de paille descen-
daient jusqu'aux jarrets de la belle fille. Ses mains enchaînées
étaient croisées sur son ventre qui avançait vénérieusement, selon
la mode d'une époque où la beauté des femmes consistait à pa-
raître enceintes. C'est d'ailleurs leur seule beauté. Le second
cortège était celui d'un juif qu'on menait pendre. Avec la foule
hurlante et saoule de bière je marchai jusqu'aux ])olences. Le
juif avait la tête priée dans un masque de fer peint en rouge. Ce
masque simulait une figure diabolique dont les oreilles avaient à
vrai dire la forme des cornets qui sont les oreilles d'Ane dont on
coiffe les méchants enfants. Le nez s'allongeait en pointe et, pesant,
forçait le malheureux à marcher courbé. Ine langue immense,
plate, étroite et roulée complétait ce jouet incommode. Nulle femme
n'avait pitié du juif. Aucune n'eut l'idée d'essuyer sa face suante
sous le masque, comme cette inconnue qui essuya le visage de
Jésus avec le linge appelé Sainte-Véronique. Ayant remarqué
•20'| LA REVUE BLANCriE
qu'un valet du cortège menait deux <j:ros chiens en laisse, la plèbe
exigea qu'on les pendît aux cotés du juif. Je trouvai que c'était
un double sacrilège, au point de vue delà religion de ces gens-là
qui firent du juif une sorte de Christ navrant et au point de vue
de rhumanilé, car je déteste les animaux, monsieur, et ne sup-
porte pas qu'on les traite en hommes.
— Vous êtes israélite, n'est-ce pas? dis-je simplement.
11 répondit :
— Je suis le Juif Errant. Vous l'aviez sans doule déjà deviné.
Je suis rKlernel Juif — c'est ainsi que m'appellent les Allemands.
Je suis Isaac Laquedem.
Je lui donnai ma carte en lui disant :
— Vous étiez à Paris, Tan dernier, en avril, n'est-ce pas? Et
vous avez écrit à la craie votre nom sur un mur de la rue
de Bretagne. Je me souviens l'avoir lu, un jour, que, sur l'impé-
riale d'un omnibus, je me rendais à la Bastille.
Il dit que c'était vrai et je continuai :
— On vous attribue souvent le nom d'Ahasvérus ?
— Mon Dieu, ces noms m'appartiennent et bien d'autres
encore. La complainte que l'on chanta après ma visite à Bru-
xelles me nomme Isaac Laquedem d'après Philippe Mouskes
qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroni-
queur anglais Mathaeus Parisiensis, qui la tenait du patriarche
arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les chroni-
queurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahas-
ver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les
Italiens me nomment Buttadio — en latin Buttadeus ; — les
Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-l)ios. Je
préfère le nom d'Isaac Laquedem sous lequel on m'a vu souvent
en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais portier chez
Ponce-Pilate et que mon nom était Karthaphilos. D'autres ne
voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de
conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et
que j'y aurais laissées après mon |)assage. Maisjc ne dirai rien sur
mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son
rietour. Je n'ai {)as lu les œuvres que j'ai inspirées, mais je con-
nais les noms des auteurs. Ce sont: Gœthe, Schubarts, Schle-
gel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, \V. Millier, Lenau, Zedlitz,
Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, Schiiking, Andersen,
Heller, llerrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Ilel-
lig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgar Uuinel, Eugène Sue,
G. Paris, Jean Richepin, l'Anglais Conway, les Pragois Max
Hanshofer et Suchomel. Il est juste que j'ajoute que tous ces
LE PASSANT DE PRAGUK 'JtO;»
auteurs se sont aidés du petit livre de coIporlat::e qui parut h
Leydc en 1602, lut aussitôt traduit en latin, iramjais et hollan-
dais et fut rajeuni et augmenté par Simroek dans ses livres po-
pulaires allemands. Mais, regardez ! \'oici le Hing ou place de
grève. Celte église contient la tombe de Tastronome Tycho-Brahé,
Jean lluss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des
boulets des guerres de Trente ans et de Sept ans.
Nous nous tûmes, visilAmes Téglise, puis alhlmes entendre
tinter rheure à l'horloge de l'hôtel de ville. La mort, tirant la
la corde, sonnait en hochant la tête. D'autres statuettes re-
muaient, tandis que le coq battait des ailes et que, devant une
fenêtre ouverte, les douze apôtres passaient en jetant un coup
d'œil impassible sur la rue. Après avoir visité la désolante pri-
son appelée Schbinska, nous traversâmes le quartier juif aux
étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses sans
nom. Des bouchers dépeçaient des veaux. Des femmes bottées
se hâtaient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs
habits déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou peut-
être en jargon hébraïque. Nous visitâmes, tête couverte. Fan-
tique synagogue où les femmes n'entrent point pendant les céré-
monies mais regardent par une lucarne. Cette synagogue a l'air
d'une tombe où dort voilé le vieux rouleau de ])archemin qui
est une admirable thora. Ensuite, Laquedcm lut à l'hor-
loge de l'hôtel de ville juif qu'il était trois heures. Cette horloge
porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à^rcbours.
Nous passâmes la Moldau sur la Carlsbrùcke, pont d'où saint
Jean Népomucène, martyr du secret de la confession, fut jeté
dans la rivière. De ce pont orné de statues pieuses, on a le spec-
tacle magnifique de la Molday( et de toute la ville de Prague ^ /
avec ses églises et ses couvents.
En face de nous se dressait la colline du Hradschin sur
laquelle se dressent : le château, où est la salle de la défenestra-
tion, la cathédrale, le belvédère où, Schiller a situé son poème
le Gant. Pendant que nous montions entre les palais, nous
)|^arlâmes.
— Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende,
me semblait-il, symbolisait votre race, que j'aime de s'être con-
servée si pure à travers les temps, car j'aime les juifs. Je n'en
ai jamais rencontré de sots, beaucoup sont malheureux. Un
seul point me déplaît en eux : leur monothéisme et souvent leur
athéisme. Ainsi, c'est vrai,, Jésus vous chassa?
— C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé
à ma vie sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche
2o6 LA REVUE BLANCHE
sans cesse et marcherai encore pendant que &e manifesteront
les quinze signes du jugement dernier. Mais je ne parcours pas
un chemin de la croix, mes routes sont heureuses. Je ne demewe
nulle part et ainsi ne souffre pas d'être juif. Car tous les juifs
souffrent partout un mépris immérité. Voyez, de Daniel à Drey-
fus, — que n'ont-ils pas souffert dans les pays que leur sagesse
.honorait! Pour parler du dernier: eût-il espionné, — respionnage,
métier périlleux, est-il si vil? Les catholiques peuvent-ils oublier
que saint François d'Assise le pratiqua en son temps !
11 se tut. Nous visitâmes le château royal du Hradschin, aux
salles majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les
tombes royales et la châsse d'argent de saint Jean Népomucène.
Dans la chapelle où l'on couronnait les rois de Bohême et où
le saint roi Wenceslas subit le martyre, Laquedem me fit
remarquer que les murailles étaient de gemmes : agates et
améthystes. Il m'indiqua une améthyste :
— Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux
flamboyants et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon.
— C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux enfoncés,
sombres et jaloux !
Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près de la
porte de bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas
quand il fut massacré. Nous dûmes sortir. J'étais pâle et mal-
heureux de m'être vu fou, moi qui crains tant de le devenir.
Laquedem, pitoyable, me consola et me dit :
— Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les
rues. Regardez bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est
parmi les cinq villes les plus intéressantes d'Europe.
— Vous lisez donc ?
— Oh! parfois, de bons livres, en marchant. Allons, riez!
J'aime aussi parfois en marchant.
— Quoi ! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?
— Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle.
Mais, par bonheur, personne ne me suit et je n*ai pas le temps
de prendre cette habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons,
riez! ne craignez ni l'avenir, ni la mort. On n'est jamais sûr de
mourir. Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas mort?
Souvenez-vous d'Enoch, d'Élie, d'Empédocle, d'Apollonius de
Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde pour croire que
Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière,
Louis II ! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur
roi magnifique et fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez
peut-être pas. ^
LE PASSANT DE PRAGUE 107
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous
repassâmes la Moldau par un pont plus moderne :
— Il est l'heure, dit Laquedem, de dîner.
Nous entrâmes dans une auberge où Ton faisait de la musique.
Il y avait là : un violoniste, un homme qui tenait le tambour,
la grosse caisse et le triangle, un troisième, qui touchait
d une sorte d'harmonium à deux petits claviers juxtaposés et
placés sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un bruit du
diable et accompagnaient fort bien le goulasch au paprika, les
pommes de terre sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux
graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on nous servit.
Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle. Les
musiciens jouaient un morceau, puis quêtaient. Pendant ce
temps, la salle s'emplissait des voix gutturales de ses hôtes,
tous bohémiens à tête en boule, à face ronde, au nez en l'air.
Laquedem parla délibérément. Je vis qu'il m'indiquait. On me
regarda, vint me serrer la main en disant : « Vive la Frantzé! »
La musique joua la Marseillaise. Petit à petit Tauberge se rem-
plit. Il y avait là aussi des femmes. Alors on dansa. Laquedem
saisit la fort jolie fille de Thôte, et les voir me fut un ravis-
sement. Tous deux dansaient comme des anges, selon ce qu'en
dit le Talmud qui appelle les anges maîtres de danse. Soudain, il
empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi aux applaudis-
sements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur ses pieds,
elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un bai-
ser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le
montant était d'un florin. A cet effet il tira sa bourse, sœur
de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.
Nous sortîmes de Tauberge et traversâmes la grande place rec-
tangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou
Vàclavské Nâmésti. Il était dix heures. A la lueur des réver-
bères rôdaient des femmes qui au passage nous murmuraient
des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entraîna dans la ville
juive en disant :
— Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s est trans-
formée en lupanar.
C'était vrai. A chaque porte se tenait debout ou assise, tête
couverte d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour
nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit :
— Voulez-vous venir au quartier des vignobles royaux? On
y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans que des philo-
pèdes eux-mêmes trouveraient de leur goût.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous
108 LÀ REVUH BLANCHE
Lûmes du vin de Hongrie avec des femmes en i)eignoir, alle-
mandes, hongroises ou bohémiennes. La fêle devint crapuleuse.
J'appris que le sexe de la femme se nomme en tchèque lainia^
ce qui s'apparente au mot français. Laquedem méprisa ma ré-
serve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt,
déjà débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. Le
circoncis évoquait un tronc noueux ou ce poteau des couleurs
des Peaux-Rôuges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du
violet sombre des ciels d'orage. Au bout d*un quart d'heure, ils
revinrent. La fille lasse, satisfaite, mais effrayée, criait en
allemand :
— II a marché tout le temps, il a marché tout le temps!
Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. 11 me dit :
— J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satis-
fait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en
en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je
ne sais plus quelle année du xiv^ siècle, auprès d'une fornarine
mariée dont les cheveux avaient la couleur des pains dorés. En
1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai dans une église,
pieds nus, supplier Dieu vainement de me pardonner et de me
permettre de m'arrôter. Ce jour-là, pendant le sermon, je fus
reconnu et accosté par l'étudiant Paulus von Eilzen, qui devint
évoque de Schleswig. Il raconta son aventure à son compagnon
Chrysostôme Dœdalus, qui l'imprima en 1564.
— Vous vivez! dis-je.
— Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan,
jamais triste. Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez
de Prague! Vous* tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!
Je pris sa longue main sèche :
— Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre
optimisme n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous
représentent comme un aventurier hûve et hanté de remords.
— Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez
méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ ! je l'ai
bafoué. 11 m'a fait surhumain. Adieu !
Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide,
les jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs
des réverbères. Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamen-
table de b(Me blessée et s'abatlil sur le sol. J(* me précipitai en
criant. Je m'agenouillai et déboulonnai sa clieinise. 11 tourna
vers moi des yeux égarés et parla conrusémcnt : u Merci. L^*
temps est venu. Tous les (juatre-vingl-dix ou cent ans un mal
terrible me frappe. Mais comiu'^ le phénix n'naît do ses cendres.
LE PASSANT DE PRAGUE
209
je guéris et possède alors les forces nécessaires pour un nou-
veau siècle de vie.» Et il se lamenta, disant : « Oï ! oï ! », ce qui
signifie « hélas! » en hébreu. Durant ce temps toute la puterie
du quartier juif, attirée par les cris, était descendue dans la rue.
La police accourut. Il y eut aussi des hommes à peine vêtus qui
s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux
fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège des agents
de police emportant Laquedem, suivis de la foule des hommes
sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.
Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de
prophète. Il me regarda avec défiance et marmonna en allemand:
« C'est un juif. Il va mourir! » Et je vis qu'avant d'entrer dans
sa maison, il ouvrit son manteau et déchira sa chemise, diago-
nalement.
Guillaume Apollinaire
H
La Quinzaine
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
Le Ministère de demain. — Puisque le cabinet Waldeck-Rous-
seau a annoncé sa retraite sans attendre le satisfecit que la nouvelle
majorité lui eût donné de grand cœur ; puisqu'il n'a pas voulu créer le
précédent (qui pourtant ne risquait pas d'ôtre trop suivi) d'un ministère
démissionnant sur un vote de confiance, la question ministérielle est
ouverte avant même que la Chambre se soit constituée, avant (ju'elle ait
eu une occasion de dégager et de dire, pour elle-même et pour le
public, ses tendances majeures. Il n'est pas sans raison de craindre
que quelque confusion initiale n'en résulte et ne vienne rendre stériles
les premiers temps de cette législature.
Le parti radical sera surtout et même sera seul responsable du bien
ou du mal qui peut résulter de celte situation. Rarement, je crois, parti
a été plus favorablement porté au pouvoir par les circonstances, par
Tétai de l'opinion, par la position des autres partis, par Tattentc géné-
rale. Il serait peu digne de ses cliefs véritables — et il serait imprudent
même pour leur avenir politique personnel — de continuer à se réser-
ver. Et c'est une tactique mauvaise que d'envoyer d'abord au gouverne-
ment des a doublures ». Le temps perdu ainsi en tâtonnements incer-
tains est du temps bien perdu, et l'occasion d'une activité ordonnée et
féconde peut, au terme de cette vaine agitation, ne plus se retrouver.
Et quant aux combinaisons bâtardes, dont on nous parle et dont on
menace l'avenir démocratique de la législature, juxtapositions, sur un
type trop connu, d'opportunistes repentis et de radicaux tout prêts à
être « prudents », qu'en dire, sinon qu'elles seraient l'aveu d'impuis-
sance du parti appelé aujourd'hui à gouverner et qu'elles en prépa-
reraient, dans un avenir, non pas imminent, mais pourtant sur, une
déchéance profonde y
Cependant, M. Loubet revient, heureux et pacificateur, de ses visites
aux empereurs et aux rois. Nous réserve-t-il la révélation du grand
homme, inconnu ou méconnu, qui saura prendre la lourde succession
d'une présidence du Conseil redevenue, avec celui qui la quitte, eifec-
tive et maîtresse ? Aura-t-il une suffisante pénétration des hommes et
une suffisante conscience des forces virtuelles de la démocratie ? Ou,
seulement, aura-t-il le choix heureux par aventure ?
Fr. Daveillans
Deux Couronnements. — Alplionse Xlll d'Espagne a saisi sa cou-
ronne ; Edouard VU d'Angleterre se coilTera prochainement de la
sienne. Grave sujet de méditation, dans l'Europe contemporaine où le
principe monarchique ne vit plus que de la tolérance démocratique, où
NOTES POLITIQUES ET SOCIALES ai i
le droit divin des rois voisine et partage avec la souveraineté nationale.
Lorsqu'après les épreuves de la Révolution, il prit fantaisie à un Bour-
bon de France de se faire sacrer à Reims, la solennité stupéfia comme
un défi et un anachronisme. Aujourd'hui, quand un souverain inaugure
en grande pompe son règne, on se demande combien de temps il jouira
de ses prérogatives. Et s'il fait appel aux traditions du passé pour
rehausser la dignité de son installation, on conclut tout l)a6 que cette
résurrection des formes archaïques est un symb(»le et un aveu dim-
puissance. Les énergies vivantes ne se raccrochent pas ainsi aux sou-
venirs lointains.
Même dans la Russie, si longtemps immobilisée en l'admiration
idolâtre de ses monarques papes, 1" intronisation ne soulève plus l'émo-
tion quasi mystique de jadis. Le vent d'Occident a apporté les semences
de révolte ; la fabrique a engendré des mentalités d'insurgés ; l'organi-
sation des sociétés secrètes a riposté à l'obscurantisme du Saint Synode
protégé par une formidable administration policière.
L'Kspagne n*a plus le fétichisme de ses rois. Alphonse Xlll, pro-
clamé au milieu du haut clergé, dos chefs d'armée, des Cortès, qui ne
représentent rien (jue la volonté îles ministres, ignore ce que seront
les lendemains, comment il vivra, comment il régnera. C'est un mi-
racle, pour user de ce terme, que la reine (Ihristine ait j»u. presque
sans trouble, exercer seize ans la Régence. Kt, à (M)up sur, quand
mourut Ali>honse Xll, nul ne se doutait que son fils hériterait jamais
i-lTectivenient de son pouvoir. Les foules de la Péninsule ont beau livr».*r
leur éducation aux moines, payer de lourdes cuiitiibutions à l'épiscu-
pal, conserver une déférence ostensible aux militaires de toute arme,
les révolutions du passé, les guerres civiles, les conllits dynastiques
les pronunciamientos ont trop profondément labouré le sol pour qu'il
garde au régime une assise solide.
Une caniarilla de courtisans exploite ce pays, le pressure, l'appauvrit
en s'enrichissant; une sainte inquisition modei'uisée maintient une cami-
sole de force à la raison humaint» ; une nombreuse armée sans objectif,
puis(jue nul ne menace les Pyrénées, sans destination lointaine mt-me,
puiscpu les colonies ont péri, forme la ceinture })rétorienne de ce gou-
vernement ([ui n'a point changé de[>uis deux cents ans.
De mémoire d'homme, les C'orlès n'ont pa^> «Hé élues. Rlles sont
choisies d'avinice parle cabinet en exercice. Le pays n'a qu'à s'incliner,
pourvu tout au i)lus diuie asseniblé(^ de notables. Seulement, l'émeute se
substitue au vote elVectif. La grève et l'insurrertion de Barcelone, il y a
(juelques semaines, parurent une préface tra^i«jne î"i la cons»'*cratinn du
jeune roi.
Son serment l'obligeait à gouverner par le peuple et pour le peuple,
mais il lui faudrait alors provotpier de vraies élections qui donneraient
une vraie représentation nationale, ou à peu i»rès : il lui faudrait licen-
cier les courtisans qui dévorent le budget; il lui huidrait fermer les :nv)-
nastères où s'entassent les milliards et réduire à la portitm congrue les
évéques, les archevêques qui se dotent d'énormes listes civiles : il 'uî
î r
212 LA REVUE BLANCHE
faudrait remettre à leur place les maréchaux, les Weyler et les autres,
aussi opulents et plus arrogants que des chefs de la garde prétorienne
de l'Empire Romain. Comment un enfant de seize ans assumerait-il
pareille tAche, (piand derrière le clergé et les grands dépossédés
apparaîtrait le carlisme ranimé, et quand les dignitaires de Tarmée
sont d'un royalisme douteux? Et s'il n'entreprend pas cette œuvre
d'Opuraion, c'est la révolution d'en bas, plus anarchiste que socialiste,
sédition de malheureux plutôt qu'action de républicains qui montera
des bagnes de la Biscaye et de la Catalogne jusqu'aux palais de la
Guadarrama pour briser le régime vieilli,
jt Edouard VII d'Angleterre n'a pas les mêmes appréhensions — pour
j • son pr(^i)re avenir. 11 n'ignore pas les sentiments que ses sujets portent
I '" à la monarchie; il présente cette particularité d'ùtre, sans doute, dans
le fond de son cœur, le plus sceptique de tous les anglo-saxons. S'il
s'en va le mois prochain, à Westminster, en grand cortège, avec des
paires et des pairesses, des héraulls d'armes et des chapelains, des
fonctionnaires et des soldats, il n'attache pas une énorme importance à
I j la solennité. Il aura peine à contenir sa gravité devant certaines forma-
j ; lités qui jurent trop ouvertement avec le modernisme très avancé de son
\ j esprit et les pratiques familières qu'il goûtait autrefois. 11 a pris soin de
I ] supprimer tous les détails qui pourraient, en ce jour mémorable, retar-
^ i der son souper, mais comme il est poli, qu'il aime les beaux spectacles,
I : il a tenu à examiner en personne l'ordonnance de la fête. 11 entend trai-
j ; ter l'étranger et le public en parfait maître de maison.
; * . Ses prérogatives ne sont pas menacées ; l'Angleterre a décapité un
souverain dans le passé, il y a deux siècles et demi, et peu après, elle
î7 en a chassé un autre, mais elle a estimé la K\on suffisante, et pourvu
que st's rois se compoi-tenl en [>résidents de la République, avec quel-
ques immixtions en moins dans les allaires. ell<? leur laisse la libre
jouissanee des palais de Londres et d'ailleurs. La Grande-Bretagne, le
premier pays (|iii ait fait réj>reiive de la liberté, est vraisemblablement
celui (pu salVranehira le denii».M' delà royauté. Elle est coûteuse, mais
si peu gènanle !
Edouard VII, dans (|uelques semaines, appréeiera donc la solidité de
sa couronne, n^aisen fera-l-ildes réllexions plus sereines? Et, songeant
aux maux (pie linipérialisnie a causi's à ses Etats, à la prodigieuse et
ruintîuse expansion industrielle de lAniériquc, à la eoneurrence de
l'Allemagne, à la ])ousséu asiatirpiede la Itussie, il se demandera si son
règne s'écoulera dans la paix ri si la déeadenee du lioyaume-Uui n'est
pas prête à s'acc'user davantage.
Dans la Rome antique, lorscpi'un cimsul rentrait triomphant, un es-
clave attaché à son char lui redisait des propos graves et modérait son
orgueil. Aujourd'hui, ce sont les soullranees et les soul)r<»sauts de ré-
volte des nations (jui avertissent les rois, aux jours criticpies des cou-
ronnements.
Paul Louis
;l
GAZETTE d'art 2l3
GAZETTE D'ART
Exposition d'Œuvres de Paul Signac, du 2 juin au 21 juin
(L'Art Nouveau, Bing, rue de Provence). — Paul Signac a expliqué aux
lecteurs de cette revue (i) avec vigueur, lucidité et foi, la technique du
néo-impressionnisme. Qu'il suffise donc, morne à propos d'une exposi-
tion de ses œuvres, de rappeler tout uniment ces pages. Nombre
d'amateurs qui, par ailleurs, font preuve de goût, sachant quelle série
d'obligations et quelle volonté réfléchie s'impose le peintre des fêtes
rivales du ciel et de l'eau, ne sont que trop enclins à le juger comme
une sorte de mécanicien patient et soigneux, tout à la docilité de l'outil
entre ses doigts, peu féru d'émotion esthétique. Signac s'est attiré cette
critique, par le fait que, préoccupé avant tout d'aflirmer et d'assurer
l'existence du néo-impressionnisme, il se plut, très vaillamment et au
détriment du succès, à l'enseigner, pour ainsi dire, dans ses œuvres,
d'où, chez quelques-unes, une apparence un peu schématique de
démonstration. Ce furent, comme on sait, des harmonies cherchées
dans la couleur, auxquelles s'adjoignirent postérieurement des harmo-
nies de lignes.
Or les œuvres récentes du peintre prouvent éloquemment que, béné-
ficiant de tantôt vingt années d'expérience par une manière plus alerte
et plus large, par des touches dégradées, d'où, plus brillantes, par une
science plus maîtresse de l'ordonnance générale, il est parvenu à nous
dire, non plus ses eiïorts. mais sa propre joie. La sécheresse est toute
absente des toiles exposées chez Bing; toutes elles témoignent d'un
concours heureux d'éléments divers (|ui s'orchestrent, se portent, s'uni-
fient en solides et décisives pages. La plupart sont d'harmonie douce :
mauve et bleu, rose et vert pale — Malin à Samois, Mont Saint-Michel,
Moulin d'Edam, Viaduc du Point du Jour — et le rôle pourtant capital
du blanc dans ces peintures, les laisse chantantes et colorées dans leur
douceur, nullement crayeuses.
Dix notations d'après nature, brillantes et souples — bords de Seine à
Samois — constituent une manière de transition entre les tableaux
composés et cent aquarelles faites en Belgique, en Hollande, en Italie,
en Bretagne, en Normandie, dans l'Ile de France, partout où l'artiste
en promenade, d'un geste qui suit une exclamation, vite tire son maté-
riel de poche, et, dans le jeu simultané de la couleur, de l'eau, du blanc
du papier, se hâte (h-vant la fugacité du ciel, devant les adieux d'un
soleil sur des toits, devant l'eir»! que dure, sur Teau, une risée de vent.
Ainsi ces aquarelles qui rapjxfllent si peu les arjuarelles d'aciuarellistes,
nées d'un instant d'émotion, la traduisent et résument la nature dans sa
variété, ses proportions, ses «légradés, sus contrastes, contiennent en
puissance tous les termes (pii, dans une (euvre définitive, se déroule-
ront en périodes. Quelques-unes, plus insistantes, jdus descri[)tivrs,
;l)_ Articles réunis sons k- rirru J/E'.'ff'iiv Iklnrroi.r un Xio-Iynijiniifionuisitie, un voliimo
des Editions de Ln niuc bfauchi.
'21 4 LA REVUE BLANCHE
iiol animent celles de Hollande, traliissent la curiosité du peintre en
présence de formes nouvelles pour lui : moulins, clochers, bateaux de
l)êche, maisons à pignons flamands. Celles-ci, d'autres encore, sont
reliaussées de traits de plume qui, sans rompre l'harmonie des teintes,
s'allongent en arabesques, accusant les formes au passage. Les plus
sommaires ont l'attrait dune promesse écrite, les plus complètes,
une sereine opulence; toutes sont une fête pour les yeux.
Edmond CoisTURiEn
Exposition pétpospective de la Gravure sur boi8(i). — Au
lieu de pleurer sur le malheur des temps, les graveurs sur bois,
menacés par renyahissement des procédés mécaniques, montrent leurs
titres de noblesse : ils organisent présentement une exposition rétros-
pective de Fart qu'ils pratiquent.
En fait, cette exposition, est aussi celle du livre, Thistoire de la gra-
vure sur bois s'alliant intimement aux origines de rimprimerie.
M. Maurice Baud, a excellemment écrit : « La gravure sur bois est la
raison dùtre du livre illustré. Seule elle garde l'unité décorative, typo-
graphique de la page ; \vs procédés à base photographique, les autres
genres de gravure même, rompent l'harmonie du livre, y sont étran-
gers. »
Que l'on considère les primitives productions, celles du xv* siècle.
L'art occidental est alors dans Tenfance ; du moins il n'a pas cette
ampleur, ce souci d'ordonnance qui fera son éclat à l'époque dite de la
Renaissance, et sa perte ensuite. Particulièrement les tailleurs d'images
ont la timidité des débutants, ils esquivent parfois les difticultés. Et
pourtant leurs œuvres sont charmantes, elles se lient fortement au texte
qu'il s'agit de décorer. Cela est vrai à Florence où paraissent coup sur
coup des publications de poètes ou de moralistes, de Plularque ou de
Savonar<»le : cela est vrai à Ferrare où s'imprime «De Clari Mulieribus»,
à Venise où naît la Ilypnerotomachia. » Et de môme à Paris : que Ton
ouvre un livre sorti des mains de Verard, de Simon de Colines ou de
rartiste ]>arfait que fulGeoiiroy Tory. Exemple non moins probant avec
les éditions allemandes les plus primitives. Que l'on compare la
« Chronique de Cologne » ou la « Nef des Fous » de Sébastien Brandt à
n'importe ((uel volume sur papier couché de Tépoque actuelle, la diffé-
rence sautera aux yeux. Les illustrations des vieux livres apparaîtront
caractéristiques, colorées et vivantes, tandis que les similis qui em-
bellissent les romans de tels et tels sires « de papier couché >> semble-
ront aussi pâles et impersonnelles que la littérature qu'elles com-
mentent.
Cela, les bons graveurs sur bois de l'époque actuelle, les Lepère, les
Beltrand, les Paillard, ne l'ignorent pas. Et c'est pour cette raison que,
(1) Ecole de» Ct-uiix-Arts. Du .') au 31 mai.
GAZETTE d'art 2x5
parallèlement aux chefs-d'œuvre du temps passé, ils montrent! à
l'exposition des Beaux-Arts de vigoureuses estampes aux blancs et
aux noirs puissants. Il faut voir la curieuse édition du livre de liuys-
mans, « La Bièvre et Saint-Séverin » (récemment publiée aux dépens
de la Société de propagation des Livres d'Art), que le bon graveur a
ornée de curieux bois.
Pour d'autres livres — « La Cathédrale » — Lepère entend faire
mieux et pour cela il veut rester maître absolu, c'est-à-dire ôlre à la
fois dessinateur, graveur, imprimeur et éditeur. C'est aussi l'avis de
Tony Beltrand qui prépare un Constantin Guys et de Lucien Pissarro
dont les éditions si parfaites sont une des curiosités de cette exposition
— où Ton voit aussi des estampes et des livres japonais sortis des
cabinets de MM. Ilayashi, Gillot, Bing et Vever.
Charles Sauxibr
Bonnard, Maurice Denis, Maillol, Roussel, Vallotton, Vuil-
lard (i). — De Baudelaire un art complet sortit, sorti de la façon
nouvelle qu'il inaugura de frissonner devant la nature et la vie. Il est*
des peintres baudelairiens de très différentes sortes. La même fièvre
d'une beauté aiguô jusqu'à la souffrance fit, après le poète de la Charogne
et A' Une Martyre^ se plaire le peintre Toulouse-Lautrec à remuer
comme au scalpel, à vivisecter les magnificences morbides des huma-
nités en décomposition. Mais Baudelaire créa aussi la poésie intime, la
musique des choses intimes. Tel Vuillard. L'étonnante symphonie des
couleurs juxtaposées, et qui si exactement s'apparente aux irisations
harmoniques du compositeur Debussy, est en même temps et surtout la
symphonie des matières : et voilà qui lïmmédiatement différencie des
impressionnistes. Les matières, ce n'est point assez dire pour caracté-
riser : Cézanne par exemple est le maître de la matière, et plusieurs
autres ; chez Vuillard, c'est l'àme de la matière, l'âme des choses, enfin
les mystérieuses peuplades d'esprits qui frissonnent dans le clair-
obscur, et dans une pleine lumière ; le tablier du petit enfant, ses car-
reaux blancs et bleus, ont leur histoire, et nous la chuchotlent. Bonnard,
c'est autre chose ; « observez, écrit Henry Bidou dans la revue l'Occi-
dent, comme c'est composé tout près de la vie. Tel est le tableau à deux
personnages, où le style ne lige point, mais reste jeune et vivant comme
cette figure de femme qui est exprimée d'une telle grâce. Qualités de
peintre, essentiellement. M. Bonnard est un de ceux qui ont davantage,
et de nature, des dons de leur métier. Enfin c'est un peintre. » Tout
près de la vie : il garde un écart; en effet, voyez sa Place Clichy^ c'est
cela et c'est plus que cela ; devant la vie il interpose sa sensibilité pro-
pre, ainsi qu'une buée, qu'un halo.
« Bien plus près de la vie... » il faut s'entendre. Vuillard révèle la vie
d'ôtres que nous pensions inertes; vie si émouvante que les hôtes
humains qu'il leur donne vivent autant, pas davantage : et c'est tout
(1) Galerie Beniheim jeune, 8, rue Laffitte.
ai 6 LA REVUE BLANCHE
simple, ils deviennent ici des hôtes réciproques, et lui-même s'eiTace
pour en eux tous s'incarner. Bonnard, lui, ramasse en lui tout le spec-
tacle, s'en compose un spectacle intérieur ; tel Baudelaire, Tableaux pari-
siens : le Crépuscule du Soir, ou bien les Petites Vieilles.
11 est vraiment des genres; et péril à les mêler; Bonnard et Vuillard
le sentent. Hugo n'aurait pu écrire ces Petites Vieilles qmVéiounaiieiii^
comme Baudelaire jamais n'eût trouvé « l'ombre était nuptiale, auguste
et solennelle », ou « et je marche vivant dans mon rêve étoile » ; et ne
le chercha point. L' « intimité, cette musique de chambre, la poésie où
elle atteint sous l'effort des peintres que voici, se peut faire subtile,
sous-entendue, pénétrante (un parfum) ; elle ne doit, ne peut se vouloir
lyrique, héroïque, architecturale, planer dans l'aisance hautaine et la
sérénité ; Gauguin, Carrière, Cézanne, Lautrec, bâtarde admirable de la
fresque ou la tapisserie (i) ; si elle y tente c'est l'emphase ; elle a ses
douleurs aiguës et sourdes, et point de désespoirs. I^a femme nue de
Bonnard n'est point « l'argile idéale >> ; elle est autre chose : l'animal
féminin, charmant comme un oiseau. Et c'est très bien.
Roussel, lui, a l'architecture; c'est depuis Corot et Chavannesle bu-
colique lyrique et le décorateur ; admirable payen î et ce n'est pas une
apothéose d'opéra, c'est la nature elle-même, la nature dans sa divi-
nité ; ses églogues sont des odes ; ses femmes nues que dans les cam-
pagnes il mène ébattre avec leurs mâles, sont des nymphes et ne s'en
aperçoivent pas ; et tout est pénétré de l'immense rut religieux d'Kve
au jardin d'Kden, qui
... tremblante sentit que son flanc remuait,
vers de Hugo : Roussel n'ariendebaudelairien, c'est Virgile, ou mieux,
Lucrèce.
L'énigmatique Vallotton est baudelairion d'autre fa(;on ; sa vision est
toute interne et cérébrale ; sa peinture a la hantise de l'expression
exacte, précise et déhnitive : du mot juste. Les chatoiements, les fré-
missements de la lumière diffuse ne le dupent point ; il décortique ;
d'un paysage il tire le plan perspectif, délimite par l'essentiel de ses
plans, et lignes, et couleur locale, et Tenclave à sa place dans l'en-
semble ; il ne s'abandonne point au sujet, il le domine; ^ni à lui-même :
il se domine ; il n'est point froid, il est de sang froid :
Je hais le mouvement (jui déplare les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Cela est manifeste surtout par ses portraits dont le critique déjà cité
dit qu'ils « marquent T'extrême limite de la synthèse que peut réaliser
la peinture. L(^ portrait d'Alfred de Vigny est la forme algébrique la
plus succincte et la plus précise de ce grand homme. Les caractéristi-
ques de la tête y paraissent seules, mais écrites phitùt que peintes... »
Cet imj)lacable analyste des moi entend ([ue le modèle lui avoue non
ses secrets mais son secret ; c'est son individu moral qu'il extrait de
son physi([ue, et, simplificateur audacieux et sur, accuse tout ce qui le
(i; Baudelaire- <iui c-t multiple a cela, aussi ; mais alors il n'est plus intime : c'est la
Charoi/nCf ou la Mort des Amant t.
GAZETTE DART 217
signifie, sous-enlend le reste : il est topique qu'il a de préférence
imagé des gens morts, mais que leurs œuvres lui révélèrent en physiono-
mie plus nettement que s'ils les avait vus ; comme son Vigny, son Bau-
delaire au strabisme inquiétant (il de^'ait peindre Baudelaire) est d'une
ressemblance suraiguc. Non qu'il défaille aux vivants; son Mirbeau
l'atteste, et son portrait du marchand de tableaux Vollard.
Maurice Denis apporte Tantitlièse ; il n'est rien qu'émotion ; il n'en-
ferme point le spectacle en lui ; il s'ouvre comme une ileur, comme un
cœur devant du spectacle et s'en laisse imbiber ; il n'en délimite, n'en
isole pas chaque élément ; ciel, himière et paysage, et êtres humains,
s'enlacent, s'entre pénètrent comme dans une fleur les couleurs ; pan-
théisme ou mieux, communion universelle qui n'a plus rien à voir à
Baudelaire ; Verlaine et Rimbaud au contraire d'eux-mêmes s'évoquent
Je ne veux plus aimer que madame Marie
ou bien le « grasseyement des divins babillapfes » du poème des Com-
munions,
— Parmi toutes ces peintures une remarquable statuette, Léda^ par
Maillol, de qui naguère les grès attirèrent ratlentiim.
Exposition Toulouse-Lautrec (i). — Pour prendre idée de la
force de Toulouse-Lautrec et le situer dans Tépoque et au delà de
l'époque, il faut procéder comme dans les musées. Voici des Puvis
de Chavannes dans la salle attenante, et des Renoir : devant Puvis,
Lautrec demeure à distance mais il ne llécliit pas; Renoir est un
grand peintre ; pourtant, en présence de Lautrec, il se boursoufle, il
se montre tout en surface, sa couleur chavire, se vide ici. Là s'amasse,
avec une instantanéité qui touche Tillusion d'optique ; nous observâmes
phénomène pareil quand un hasard nous affnmta Renoir à Carrière,
et au sublime Van Gogh. I*^t cependant Renoir est un grand peintre.
Toulouse-Lautrec comme Forain, mais avec combien plus de puis-
sance, vient de Degas et de Daumier ; dessinateur et statuaire, tout au
contraire des impressionnistes, Timpression subjective, immédiate, il
passe à travers, et fouille le sujet. Son séjour à l'atelier Cornion
ne lui fut en cela pas inutile : le désastreux de l'Ecole des Beaux-
Arts ne réside point dans son enseignement ;la gram moire est
irremplaçable et il faut devant les résultats convenir (pTelle ne
s'enseigne guère que lài, mais dans le fait de n'enseigner (ju'elle, y cla-
quemurer tout l'art, et proscrire la vie : dans l'asphyxiant esprit de cet
enseignement: l'Ecole. Le dessin qui ne se meut j)as, n'existe pas
avec toute son exactitude de calque inerte, puisque tout vit, c'est-à-
dire se meut ; ce n'est donc point la cruauté, une j>erversilé qui s'en-
canaille, etc., tel qu'on Ta répété tant, ([ui lit à Touh)use-Lautrec si
férocement disséquer, dépiauter la soutirante guenille humaine ; point
davantage au fond qu'il ne poursuivit la bête morale à travers la car-
(Ij Galerie Durand-.Ruel, nie Laffitte, 16.
2l8 LA REVUE BLANCHE
casse physique: elles sont un. Sou dessin pourchassait simplement l'es-
sence du dessin, c'est-à-dire Tessencc de la vie. Une jambe, un torse,
lui représentent non point seulement comme aux impressionnistes purs
(Renoir par exemple), des taches colorées en mouvement, ou comme
aux peintres d'École (j'entends les probes), une anatomie,une plastique :
mais avant tout une cinématique dans une physionomie. Donc cruel, si
Ton veut, oui : à la façon du vivisecteur qui autopsie tout vif son sujet.
]n anima vili. On palpe la face de singe, et, quoi, de toutes les bûtes,
et la tôte de mort, à travers les portraits de femmes et d'hommes qu'il
présente : c'est qu'il trouva cela sous l'épiderme élastique et la chair
vivace, et que cela y est si palj)able qu'il faut toute notre accoutu-
mance et notre inattention peureusement voulue pour ne le point
remarquer ; il est peut-être un individu sur cent de qui le néz soit réel-
lement droit : nous en apercevons-nous, nous en voulons-nous aper-
cevoir? Du mensonge de notre vie, de notre vie civilisée, avec délice ïï
fouille le plus mensonger recoin, le plus factice : les gens de théâtre
et les filles d'amour; en elîot, plus Teffort est tendu vers l'artifice, jus-
qu'à s'en refaronner une nature, plus vigoureusement dans l'analyse de
cet effort se manifeste la nature réelle et vraie. Nous qui, sans inter-
mittence posons, sans pouvoir nous en empêcher, sans le savoir, nous
faisons de pénibles modèles : les plus propices sont ceux que force leur
fonction d'exaspérer ce roidissement; au sommet du plus fatigant elTort
nécessairement succède une détente, mais complète, où s'abat notre
humanité sous l'animalité vraie. Tout cela est si logique! c'est notre
facticité encore qui nous fait si loin chercher la raison des choses quand
elle s'attarde sous nos yeux !
Toulouse-Lautrec, sa névrose, sa psychologie exaspérée, son sens
suraigu de la vie, son flair amoureux des dégénérescences, etc.. Oui,
si l'on veut ; au fond, c'est bien plus simple que cela : Toulouse-Lau-
trec est un tempérament merveilleusement sain et lucide, et pour quoi
pétri (le sincérité ardente ; il veut pousser jusqu'au cœur des choses
afin d'exprimer la réalité : ce peintre est un dessinateur. Dessinateur et
statuaire, c'est-à-dire musicien : cette réalité qui l'obsède ne s'arrête
point à l'exactitude, physi([ue ou morale, elle pénètre plus profond ;
c'est l'harmonie que ce dessin pourchasse, riiarmonie, réalité interne et
suprême, noyau de tout ce qui est. Le Renoir dont nous parlions, qui
faiblit devant un Lantrec, un van Gogh, un Carrière, est pourtant un des
bons Renoir, le portrait de Mme Samary. liautrec précisément en
disait : Comme c'est bien peint ! mais comme c'est mal fichu ! De la
peinture une arabesque doit s'exhaler; voilà j)ourquoi le magique
Renoir défaille devant Toulouse-Lautrec.
Fagus
Exposition des Beaux-Arts et Carlsruhe. — En 1848, le jeune
prince Frédéric de Bade ne dut son salut qu'à la fuite, par une fenêtre
du palais où le cherchait le peuple en révolution. En 1902, le grand-
duc fête le cinquantenaire de son règne, et voilà l'occasion d'une exposi-
GAZETTE DART îiI9'
tion des Beaux-Arts. C'est, à vrai dire, une imposante manifestation où
participent Berlin, Munich, Stuttgardt, Leipzig, Dresde, tous les grands
centres artistiques d'Allemagne, et aussi les nations, toutes conviées.
Mais de l'ensemble se dégage, avec une remarquable netteté, la valeur
de Carlsruhe en tant que colonie de peintres, sinon de sculpteurs,
appliqués à exprimer, dans Tœuvre, les caractéristiques essentielles du
terroir badois. C'est là un art qui n'a rien ou presque plus rien de la
sévérité dogmatique, académique de Berlin, qui, d'autre part, se tient
en garde contre les influences bœckliniennes si chères encore à l'Athènes
bavaroise. On se montre, ici, personnel et d'un indigénat très franc, très
avoué. Ce sont les décors de la nature d'alentour qui fournissent le plus
fréquent thème aux efforts des paysagiste. Le répertoire des motifs
du plein air est filialement enrichi, par les artistes badois, d'aspects
recueillis dans leur province môme. Hors cela, un art plus extériorisé
paraît dans l'œuvre de Ludwig Dill, poète des grisailles et des
robustes constructions de nature où la fermeté du granit se corrige si
harmonieusement par les masses grasses des verdures, par le luisant
atténué des eaux fuyantes ; dans l'œuvre aussi de Hans Thoma, tempé-
rament si pleinement allemand, tout en robustesse et pourtant suscep-
tible de gràco, varié et toujours semblable à lui-même. Et ce sont encore
Weishaupt, aux touches larges et volontaires, maître d'une palette
d'où la santé déborde, Schœnleber, expert aux jeux de la lumière et de
l'ombre sur les roches et les tours de vieux bur<»s, aux diffusions de
lumières tendres et comme mouillées, sur les toits des petits villages
assoupis, aux rives des cours d'eaux frangés de peupliers, Keller,
Ilitter, Hans von Volkmann; Otto Propheter, portraitiste ofliciel, qui
réussit à rester original et imprévu, Hellmut Richroth, Adolf des Cou-
dres, Manuel Wielandt; Auguste llorter et ses paysages ; etc., etc.
Les perles choisies de la collection Knorr, de Munich ; des Bœcklin
enlin et des Lenbach, des bronzes de Franz Stuck. Nul impression-
niste, on ne les aime pas encore. Un détail à retenir, peu ou point de
nu.
Rodin n'expose pas : mais Bartholr)mé et Injalbert.
Peu d'art décoratif, sauf les meubles de l'architecte Billing. dont
l'art quasi funéraire et sommaire à l'excès, taille le bois comme le mar-
bre et ligotte les fauteuils en larges bandelettes de cuir blanc, d'un
effet désastreux. Mais il faut aimer sans réserve les poteries et les mobi-
liers de Max La^uger, artiste de sens délicat et d'invention variée, dont
le clair talent fut, de longtemps, apprécié chez nous.
Pour ce qui concerne la sculpture, il faut regretter que Dietsche, de
Carlsruhe, n'expose que des œuvres peu expressives de sa haute valeur.
Hermann Volz le supplée, mais sans l'égaler.
Pascal Forthuxy
GESTES
La vérité sur l'affaire Hnmbert-Grawford. — 11 est remar-
quable que les meilleurs esprits n'aient fait qu*entrevoîr, malgré l'iden-
tité de date, la connexité de l'affaire Humbert-Crawford et de la catas-
220 LA REVUE BLANCHE
trophe de la Martinique : la catastrophe de Saint-Pierre est du 8,
annoncée, les jours précédents, par de peu moindres désastres ; c'est
aussi le 7, au soir, que M. Romain Daurignac brûle des papiers.
On a eu de nombreux exemples de ce cas d'aliénation mentale, qu'un
homme, possesseur d'une considérable fortune, obsédé par le choix
entre les divers usages qu'il en pourra faire, l'anéantisse. Il est évident
que ce qu'incendiait M. Romain Daurignac, dans une folie subite
déclanchée par l'hallucination du volcan, ce qu'il incendiait désireux de
faire sa petite montagne Pelée, telle que la décrivaient les journaux,
— c'étaient les cent millions, en papier. Et ce qui le prouve, c'est qu'il
s'est déclaré incontinent un feu de cheminée.
L'incendie des millions dans un accès de démence explique la faillite
et la fuite Ilumbert ; le volcan de la Martinique explique l'absence des
Crawford. Il serait absurde en effet que ces gens, que les dossiers
de l'affaire attestent avoir beaucoup voyagé, n'aient point passé par la
Martinique ; et s'ils y ont passé, il serait contradictoire avec le génie
même] de celte affaire qu'ils n'aient point séjourné — à l'hôtel Pelée —
précisément à la date de la destruction de tous les habitants.
11 serait toutefois plus glorieux pour la magistrature française qu'il
n'y ait jamais eu de Crawford : leur non existence affirme l'omnipo-
tence de la /br/we, et démontre — ce dont on aurait pu douter — qu'un
procès peut se suffire à lui-môme et marcher d'autant mieux que son
mécanisme fonctionne à vide. Néanmoins, et encore qu'il nous soit péni-
ble de le révéler, la vérité est autre : ce sont les Hunihert et même toute
V affaire Humbert qui n'ont jamais c.rislé : le tout est une habile
réclame organisée à son propre profit par un bien vivant Crawford.
Un Crawford est à Paris; cyniquement, il a substitué à son prénom
celui, masculinisé, de Maria « réternelle fiancée » ; non moins cynique-
ment, à la place, chaude encore si l'on peut dire bien qu'elle soit en
plein vent, de Harnum il s'étale sur les murs; ses affiches crèvent les
yeux : M.vniox Chawford, l'auteur de Francesca di Rimini au théâtre
Sarah-Bernhardt.
Communication d'un militaire. — Un de nos amis, militaire
comme il convient — sinon il ne serait pas notre ami ! — nous commu-
nique le fruit d'observations qu'il fit en Chine au sujet du curieux ani-
mal aquatique par nous déjà décrit (i) : le .Vo//r?. Ce vertébré à sang
froid prouva, au moins en Chine, au contact de nos braves troupiers,
qu'il n'était pas réfractaire à toute espèce d'éducation ou, si l'on veut,
de pisciculture. Notre ami fut témoin de ce fait (jue — contrairement à
notre allégation comme quoi les noyés ne voyagent point par bancs —
l'on en rencontra fréquemment des troupes, dans les lleuves du Céleste-
Empire, lescjuelles descendaient, selon leurs mœurs connues, le fil de
l'eau. A n'en pas douter, il y avait tentative intelligente de la part de
ces créatures à imiter, un peu simiesquement peut-être, le bel ordre et
la cohésion qui régnent dans les armées. Ce qui laisse à penser qu'il
0) La revue blanche du 15 mai.
•^Li
GESTES 221
y eut bien imitation, c'est que ce rassemblement par bancs dans les
fleuves avait lieu, immanquablement, à proximité des « bancs » mili-
taires. Les noyés chinois, pour plus de solidarité, voyageaient, au nom-
bre de plusieurs milliers, à la remorque les uns des autres par leurs
queues. Nos soldats, touchés de cet hommage rendu à la discipline,
méritèrent bien de la Société protectrice des Animaux en ne les inquié-
tant point dans leur élément et même en favorisant l'accroissement de
leur nombre. ~
Ajoutons à l'information de notre ami quelques nouveaux détails, qui
compléteront « l'histoire naturelle artificielle » de l'animal.
Il est probable — rassurons les zoologistes — que l'espèce s 'en con
pervera longtemps pure de tout croisement avec les poissons. Les bar-
rages et écluses des rivières ont en eiîet une autre utilité que celle, dis-
cutable, d'empêcher leau de couler à sa fantaisie : les noyés et les pois-
sons se plaisant comme nous l'avons dit, ceux-là à descendre le courant
et ceux-ci à le remonter, ceux-ci se heurtent d'en dessous et ceux-là
d'en dessus à la cloison du barrage et restent séparés. Un bief est une
caste.
Il est peu honorifique pour l'espèce humaine que, la pêche du noyé
rapportant (sauf en Seine-et-Oise et en Seine-et-Marne) vingt-cinq francs
par individu entier et en bon état — car on les vend à la pièce et non à
la livre — il est peu honorifique que la pêche de l'être humain vivant
ne soil rémunérée que par quinze francs. Il y a là une bien compréhen-
sible tentation pour le plus honnête homme de s'inspirer de la fable :
« Petit poisson deviendra grand... » et de rejeter, comme fretin, à
l'eau l'être humain vivant jusqu'à ce que sa valeur ait grossi. Le temps
est finance, et en ce cas particulier, de fort exactement dix francs.
Le noyé expérimenté, entendons : avancé en Age, élude cependant la
patience et la ruse du sauveteur. La loi autorise comme engin de pêche
une corde passée sous les membres antérieurs de Tanimal. Or le noyé
adulte se défend, selon le lermu technique, par aw^o/o/;//c : il coupe lui-
même sur le lil le membre saisi, à Texemple de l^i patte du crabe et de
la queue du lézard.
Enlin, et ceci suffirait à prouver, s'il était encore nécessaire, ([u'il
s'agit bien d'un animal aquati(|ue et non point d'un homme décédé par
immersion : t*n aucun cas le noyé ne reçoit la sépulture, r^'-sorvée au
seul être humain sec. Tout l'appareil d'inhumaticui est le même, mais
le plus naïl' observateurs ne aurait s'y méprendre : les noyés, comme les
poissons, sont riches en phosphore, constituent donc un excellent
engrais; il n'y a pas d'autre justification à chercher de ce fait, qu'on ne
manque pas une occasion, leur capture menée à bien, de les mettre
en terre.
Alfred Jarry
222 LA REVUE BLANCHE
LES THÉÂTRES
Gymnase : Lncette, de M. R. Coolus. — Œuçre : Monna Vanna,
de M. Maurice Maeterlinck. — Renaissance : La Marchande de
pommes, de M. H. Delorme ; Le Cœur a des raisons, de MM. R.
DE Flkrs et G. -A. DE Cailla VET ; Daisy, de M. T. Bernard. — Nou-
créantes : Loute, de M. P. Veber. — Ambigu : Sans mère, de MM.
G. MiTciiELL et M. Carré. — Mathurins : Les Petites causes, de
M. A. RlVOlRE.
Voici en Lncette^ l'œuvre récemment représentée au Gymnase, la
plus exquise, laplusjolimentet mélancoliquement tendre, la plus humaine
et la plus sympathique sinon la plus originale, de toutes les pièces
que, depuis quelques années, M. Romain Coolus, dramaturge d'un ta-
lent souple, divers et charmant — les lecteurs de cette Revue aimèrent
en lui un critique d'une sûre impartialité, d'une judicieuse et subtile
pénétration, un poète d'une verve gamine, gouailleuse et attendrie —
ait fait représenter jusqu'à ce jour.
La nouvelle comédie de M. Coolus ne prête à nul débat, à nulle objec-
tion. Elle ne nous oiïre point de tlièse à discuter, elle ne se propose
point d'élucider quelque obscure et spécieuse controverse psychologi-
que ou sentimentale. Il faut se confier, écouter, s'intéresser, rire ici et
là s'abandonner à une émotion loyalement suggérée, puis s'en aller avec
le contentement du spectateur qui ne fut, à aucun moment, — quel re-
pos ! — pris à partie et que le conte ravit d'une délicate, doutbureuse et
humaine histoire d'amour. Celle-ci a le charme de la plus rare, de la
plus savoureuse et émouvante simplicité.
Elle appartient à ce genre où toujours, sans que cela nuisît — bien
au contraire — à l'intérêt, les complications d'intrigue nous furent heu-
reusement épargnées. Quoi de plus simple, que le sujet de ce grand et
inconlesla])le chef-d'œuvre du tliéàtre contemporain : Amoureuse'^ Quoi
de plus simple, de plus éloquemment simple qu'Amanfs ? En ces œu-
vres du tliéàlre sentimental, Tanecdole particulière — petit sujet —
s'omet d elle-mrme, devant le plus grand, réternel sujet qu'elles com-
portent et qu'elles évoquent ; négligeant les circonstances où il plut à
l'auteur de placer ses héros, lout de suite nous les reconnaissons, nous
attendons (pi'ils se continuent devant nous, nous écoutons parler « les
amants ». Parfois, ils se répètent. Qu'importe! ils le peuvent. Nous de-
mandons à l'auteur, moins de ncmveauté que de vérité. Et toujours
quand même nous retrouvons un coin de nouveauté — nouveauté parti-
culière do l'heure, du moment, pour l'un, pour l'autre, selon ses disposi-
tions, son humeur, une récente expérience — caron s'adresse non pas à
notre intelligence, qui discute et retient, mais à notre sensibilité qui
accepte, oublie et sans cesse se renouvelle.
Et je ne vous conterai pas la variation harmonieuse et heureuse de
M. R. Coolus. Tenez pour assuré ([ue la nouveauté n'est point dans le
cadre de l'intrigue. Et nous avons vu aussi, ces deux amants, nos ten-
LES THÉÂTRES 223
dres et tristes amis, la loyale et amoureuse Lucette, l'infidèle Raymond.
Nous savons pourquoi Raymond quitte Lucette, pourquoi il lui revient
et cette fidélité que g^ardent les infidèles à une habitude amoureuse.
Rien ne nous surprit de leurs actes. Mais qu'ils nous émurent, d'une
émotion encore et toujours neuve, puisqu'authentique et indiscutable,
par les mots profonds, tantôt si cruellement inexorables, tantôt si dou-
loureusement passionnés qu'ils échangèrent! Et tout, en dehors du sen-
timent fragile et pourtant durable qu'ils se vouèrent, nous fut indilTé-
rent. Il faut donc louer l'auteur de s'être attaché, d'une volonté cons-
ciente, à garder aux amants leur caractère synthétique, de s'être désin-
téressé de toutes les circonstances étrangères à leur amour. Rien ne
nous est dit sur les origines, le passé de la charmante Lucette, sinon
qu'elle aima Raymond pendant huit ans ; peu, sur l'indifîérente Betty
qui incarna dans leur vie le rôle d'une passagère et médiocre fatalité ;
et nous pourrions garder des curiosités sur maintes circonstances incer-
taines : comment, par exemple, Lucette, après la rupture, fut au mil-
lionnaire d'IIermilly. Mais nous ne sommes point du tout curieux de ces
détails.
Nous avons vu, au premier acte, Lucette éprise, inquiète, le soupçon
naissant ; nous l'avons vue ensuite douloureuse et Gère, après la pau-
vre trahison de son faible amant; et tous deux, après une scène entre
Raymond et Retty, qui parut î\pre et dure, mais dont on ne saurait mé-
connaître le beau caractère de franchise et d'inédite sincérité, nous les
entendons encore, dans la scène la plus poignante, la plus simple et la
plus éloquente de l'œuvre, balbutier, pleurer, unis de sentiments et
pourtant séparés, se promettre un meilleur et vague avenir, parmi la
mélancolie désolée du présent. Et ils no se sont pas tout dit — parce
que jamais on ne se dit, on ne peut se dire tout, — ils emportent avec
eux une part d'inconnu, des secrets, conscients et inconscients, que
nous fûmes presque, avec une émotion délicieuse, et autant qu'on le
peut, sur le point de deviner... Cela nous suffit. Nous les quittons, nous
les avons aimés ; ils sont nos amis.
Simple, vif, sobre, avec d'exquises trouvailles, très spirituel par en-
droits — j'avoue cependant l'avoir mieux goûté dans ses parties de
grâce émue ou de sincérité forte, — le dialogue est tout le temps excel-
lent. Sans excès d'optimisme, mais avec quand même un raisonnable
optimisme, une vue confiante et bonne de la vie, les caractères sont
heureusement tracés : celui de Lucette est charmant ; c'est une amou-
reuse et l'amour lui donna ses qualités exquises. Auprès de Raymond,
dont s'excuse la veulerie sentimentale, voici le cordial Jacquemin —
M. Coolus excelle à peindre des êtres de droiture, de renoncementet de
délicatesse, sans ridicules — , l'excellent et pittoresque d'IIermilly.
J'omets, à dessein, le couple moins sympathique, sans originalité, des
deux petits amants, lui fatigué, elle grognon, qui passent, sans utilité,
pour meubler des coins d'acte.
Mlle Rolly, avec beaucoup de grâce, de sincérité et d'émotion — elle
fut remarquable dans la scène linale du premier acte — , M. Huguenet
2a4 LA REVUE BLANCHE
avec son exquis enjouement, M. Calmettes, d'un art très sûr, adroit et
simple, M. Arquillière, tout à la fois, fruste et délicat, Mlles Ryter et
Dorziat, en grand progrès, M. Riche, eurent le plaisir de jouer cette
comédie qui compte parmi les deux ou trois meilleures de la saison et
dont le succès fut très vif.
MoJina Vanna, la pièce nouvelle de M. Maurice Maeterlinck, fut
chaudement accueillie par le public intelligent et un peu restreint, de
TŒuvre. 11 me semble qu'elle eût été accueillie de même et fêtée par
un public plus large et moins prévenu. C'est une œuvre de clarté, de
bonté, d'amour et de sagesse.
Et nous savions déjà tout ce qu'a de précieux la bonne et belle,
pensée de Maurice Maeterlinck, si calme et si sereinement émue à la
fois, enveloppée dans le plus éblouissant réseau de paroles merveil-
leuses. Mais peut-être que le théâtre, cette fois, la doua de plus de vie
encore, profonde et frémissante.
Voici un sage chaleureux et une sagesse jeune, toute chaude d'amour
et de vie. On dirait que, peu à peu, un soleil plus vif a pénétré la brume
où se complut jadis, parmi le chuchotement des demi-mots inquiets et
les angoisses de fièvre, le jeune génie ardent et languide de Maurice
Maeterlinck; on n'entend plus de paroles blessées; voilà que l'atmos-
phère est toute dorée.
Et l'œuvre débute, dans la forme souvent rencontrée de maints dra-
mes romantiques, en cette Italie guerroyante où se promena la rêverie
dramatique de MM. François Coppée, Richepin etleursémules. Ceci fait
que, dans les murailles connues de ce palais de Pise, nous sommes plus
surpris d'entendre l'écho de paroles nouvelles, si inattendues. Car ce
serait tout à fait la même chose, si ce n'était exactement le contraire.
Livrera-t-on. nue sous un manteau, Monna Vanna, la femme de
Colonna pour éviter le massacre des habitants et la perte de Pise, au
désir impérieux de Prinzivalle, général mercenaire de Florence. Contre
la fureur, la jalousie effrénée du mari Guido Colonna, s'évertue, douce-
ment, la haute sagesse recueillie de Marco Colonna, son vieux père. Et
sans parti pris de paradoxe, il se dit dans ce débat, où la convention de
noblesse est sans cesse retournée, des choses d'une étonnante et sim-
ple vérité : rien n'est irréparable ; le sacrifice nécessaire de Monna
Vanna, le malheur îiuquel elltt se voue, n'est point comparable à celui
des Pisans, qu'elle peut sauver de la faim et du massacre ; rien, au reste,
n'approche en horreur la mort même; et le a déshonneur » vaut mieux
que la mort. Tout cela est dit — M. Lugné-Poe le psalmodia un
peu trop, mais d'une diction intelligente — par le vieillard, à la sagesse
fatiguée et résignée de qui, s'ojîpose en un contraste naturel et d'un
grand effet dramatique, la jeune ardeur égoïste et passionnée de Guido.
Toutes ces paroles sont mémorables, et aussi le mouvement si humain
de la scène. Cependant Guido se confie à la décision de Monna; or celle-
ci, très simplement, accepte, sans hésitation, sans débat, d'une volonté
inexorable et triste.
LES THÉÂTRES aa5
El rimprévu se continue au second acte, où, dans la tente du vain-
queur, Monna Vanna, nue sous un manteau, vient s'offrir. Mais Prinzi-
valle ne prendra pas celle qui se livre, parce qu'il Taime. La scène est
d'un bout à l'autre admirable démotion sourde qui tressaille sous les
phrases, d'ivresse sensuelle qui gémit d'être contrainte, de sensibilité
exaltée.
J'ai moins aimé le troisième acte qui poursuit, seulement d'une logi-
que plus sèche, quoique animée en apparence et manifestée par des inci-
dents « de théâtre », le tlième de l'œuvre. Monna Vanna se heurte à Tin-
crédulité furieuse et sanglotante de Guido, qui ne l'aime pas assez pour
c croire », et, de toute sa franchise facile, elle fera une dissimulation
facile ; sans changer d àme elle ira de la loyauté à la déloyauté, car le
mensonge n'est pas dans les mots^ ni dans les faits, mais dans le senti-
ment qui les dicte; et celui-ci ne peutùtrc contraint en sa vérité pro-
fonde. Il n'est ni mal, ni bien, ni sacrifice, ni trahison, « en soi ». Monna
Vanna sera à qui la mérite : non à celui qui ne Taima pas assez pour la
croire, mais à celui qui l'aima assez pour l'épargner. Il est son amant
« véritable ». Et[puis(ju'on prend la vérité pour un mensonge, le men-
songe deviendra la vérité.
Certes curieuse, cette fin qui signifie tout à la fois une philosophie et
une discutable psychologie de femme, déçoit en ce qu'elle n'éveille en
nous qu'un intérêt cérébral. Elle termine pourtant, sans indignité, une
pièce qui me parut d'un effort et d'une conception admirables.
Le théâtre de la Renaissance nous offrit un spectacle coupé, composé
avec bonheur.
En une ou quelques après-midi de belle humour, le « bon poète »
Hugues Delorme dut écrire gaiement sa farce narquoise et de joviale
sensualité : la Marchande de Pommes, — Mais voici un acte de qualité
supérieure, infiniment spirituel et presque trop spirituel — on voudrait
plus de « jour » entre des mots heureux qui jaillissent, presque à chaque
réplique, avec trop d'abondance, mais si fins, — ingénieusement cons-
truit, vif et « malin », tout en nuances psychologiques dont une phrase
savante et adroite rend claire la subtilité. C'est très exquis, amusant tout
le temps et souvent profond, le Cœur a des raisons, de MM. R. de Hcrs
et de Caillavet. Reconnaissons le type accompli du « petit chef-
d'œuvre w.Gcniier. trçs plaisant, s'y fait ai)plaudir, et l'aimable Frédal,
élégant, et Mlle Mégard, en sa coquette et sure maîtrise.
Puis c'est, de Tristan Bernard, Daisy, un acte que vous mettrez, lors-
qu'il aura paru, à coté du Fardeau de la Liberté, C'est de la même veine,
de la meilleure. Kt je donnerais, pour ce petit acte, bien des pièces en
trois actes de certains auteurs, voire du même. Défiez-vous de cet homme
circonspect et qui côtoie la vie avec des regards prudents et hagards.
Il ne me parait pas du t«ut impossible qu'attardé la nuit, en quelque
louche taverne, à la fois suant d'angoisse et d'héroïsme, se donnant Témoi
imaginaire d'être tantôt «le pègre » et tantôt « le pante », il n'offre des
boissons diverses à d'honnêtes escarpes, dont il se rassure d'être l'ami.
15
aa6 LA REVUE BLANCHE
11 les « suppose», trop bien. Sa fantaisie placide vous apporte un sourd
frisson de trop de vraisemblance, sinon de trop de vérité. On rit, avec un
petit battement de coHir. Et aussi on s émeut, hors des usages. Cela
finit par n'avoir plus l'air d'être original, à force d'être simple, tran-
quille et probable. Ah î la bonne idée de nous avoir montré l'industrie
des pick-pockets telle qu'un métier, avec ses règles, ses préjugés, ses
risques, son point d'iionneur [)rofessionnel ; et leur monde pareil à tant
d'autres mondes, où on est tantôt « poire » et tant45l « dégourdi », senti-
inental, passionné, pitoyable, pas toujours brave, consciencieux, tra-
vailleur. L'acte de Tristan Bernard, remarquablement mis en scène et
joué par MM. Gémier, Capellani, Mallet, Valenlin et Mlle Heller, à la
fois narquois et attendri, plaisant et mélancolique, d'une si pittoresque
nouveauté, mérite la rare fortune qu'il obtint.
, Le théâtre des Nouveautés a retrouvé sa veine.
C'est M. Pierre Véber qui la ramène avec un des vaudevilles les plus
gais, les plus endiablés de mouvements, les plus adroits et aussi — ce
qui n'est pas à dédaigner — les plus clairs qu'on ait représentés depuis
longtemps. Sans doute, toutes les situations de Loute, ne sont point en-
tièrement inédites ; mais qui donc aurait le génie d'inventer encore une
situation vaudevillesque? M. Vebera fait mieux : partant d'une idée qui,
elle, estprescjue nouvelle et qui peut-être même valait mieux que le dé-
veloppement du vaudeville, il a glissé, chemin faisant, parmi d'autres,
des types heureusement tracés « de comédie)-; et d'une gaieté jeune,
d'un esprit léger, il a écrit brillamment son «improvisation réfléchie »
qui ne sent ni la peine ni le travail. Des mots point recherchés,
mais trouvés sans cesse au bonheur de l'écriture parsèment son vif dia-
logue.
Voici enfin un vaudeville réussi.
A r Ambigu, c'est un bon mélo, pareil à beaucoup d'autres, sans
grande originalité foncière, mais point « bêta.» et composé avec une
adresse soigneuse : Sans Mère de MM. Mitchell et Carré.
Aux Mathurins, ou applaudit une comédie de M. André Rivoire : les
Petites causes. Sujet leste, mais traité avec une grande distinction, un
délicat souci de pNVchologie déliée et ténue, beaucoup d'esprit et du
meilleur. C'est à voir.
André Picard
LES LIVRES
Ai.i nED Capus : La Veine, sous couverture en couleurs de Cappiello
(Editions de La revue blanche, in-i8 de 284 pp., 3 fr. ^)0j. — C'est
avec Ifi Veine qu'a commencé pour Capus la série des grands succès,
(-e brusque passage de la notoriété à la vogue, et presque à la gloire,
est un cas fait comme à souhait pour confirmer l'idée centrale de la
pièce : L'auteur avait, semble-t-il, pressenti cet heureux nu^ment « oii
Jes fruits viennent se mettre à portée de sa main pour qu'il les cueille ».
LES LIVRES 227
N'en croyons rien : il n'y a là nulle chance, mais juste effet de causes
nécessaires. Capus depuis longtemps faisait preuve du même esprit
solide et fin, sans en recevoir la récompense : c'est qu'il n'était pas en-
core assez conscient, assez sûr de ses dons, pour en jouer librement, et
laisser perdre toute trace de son effort dans l'apparence d'une sponta-
néité parfaite. Cette apparence fait son charme, comme elle fait celui de
Granier. Bile s'imposait au théâtre ; la lecture la renforcera. Comme
spectateur, j'avoue avoir gâté mon plaisir en attendant, en réclamant
une justification du titre, une preuve de la thèse énoncée; la lecture m'a
tiré d'erreur : Il n'y a pas de thèse. Il n'importe pas que la Veine existe.
Ce qui importe, c'est que Julien y croit, c'est que celte croyance s'in-
sinue dans son ambition et dans son amour, et c'est qu'elle reflète à
merveille sa nature insouciante et volontaire, trompeuse sans perfidie,
égoïste sans cruauté. Charlotte, avec la môme foi, révèle une àme dif-
férente; elle accueille la Veine avec joie, sans prétendre la retenir ; et,
sachant que le bonheur ne se donne que pour un temps, elle se donne
pourtant à lui tout entière. Tous deux sont à la fois clairvoyants et
naïfs. Pour les distinguer des autres personnages du théîUre contem-
porain, osons dire, en méprisant les métaphores qui se suivent, qu'ils
ont le cœur plus loin de la tête, plus près des lèvres, et sur la main....
Maubice Donnât : La Bascule, sous couverture en couleurs de Sem
(Éditions de La revue blanche, in- 18 de 3o'i pp., 3 fr. 5o). — Qu'un
mari infidèle puisse être à sa manière aussi ridicule qu'un mari trompé,
c'était un thème de vaudeville. Maurice Donnay en a fait un thème de
comédie qu'il n'exploite pas à fond, qu'il effleure plutôt d'une touche
preste et légère. On sait que l'auteur & Amants s'entend fort bien à
presser un sujet, pour en extraire tout ce qu'il contient d'émotion iro-
nique et tendre. On sait aussi que son heureux esprit de mots, sa
recherche du détail amusant, son enjouement, sa verve et son art du
dialogue, qui souvent servent à son desein, parfois risquent de l'en dis-
traire ; mais qu'alors même ses qualités, devenues défauts, restent
capables de séduire et font oublier ce qu'elles remplacent. Dans la
Bascule^ toutes les situations ne sont peut-être pas nécessaires ; mais
toutes sont naturelles et plaisantes. Je crois bien que les experts en art
dramatique ont regretté que le dernier acte n'apportât qu'une solu-
tion trop prévue. C'est pourtant à mon gré le meilleur, le plus franc ;
on goûtera fort, à la lecture, les jolies variations sur la sage maxime :
N'aYOuez jamais.
André Lebey : L'Age où Ton s'ennuie (Félix Juven, in-i8 de
353 pp., 3 fr. 5o). — M. André Lebey dédie son livre « à Lucien Leuwen
et à Paul Valéry ». Déjà ce double choix me dispose en sa faveur. Et
sa chronique de VAge oit Von s'ennuie n'est pas du tout ennuyeuse :
Le récit souple et nonchalant, les silhouettes de mondaines, les conver-
sations de snobs ou d'artistes, les scènes de demi-passion et de demi-
volupté par où s'aggrave une satiété non satisfaite, tout cela, décor,
action et sentiment, prouve une jolie qualité d'esprit, surtout une vision
228 LA REVUE BLANCHE
. ; nette et claire que les poèmes de M. Lebey ne pouvaient nous faire
' attendre. Le sujet, c'est la dispersion d'une âme que ne discipline ni la
' » dure nécessité, ni le désir ferme et puissant. La moralité tient dans la
, i sentence de Léonard : ** La force naît par contrainte et meurt par
: , liberté » et dans les vers de Rimbaud : t Par délicatesse, — j'ai man-
.' I que ma vie. » Le petit Paul Vincent fait montre parfois d'une suffisance
un peu puérile, soit qu'il tranche l'Affaire en quelques boutades, soit
qu*il s'écrie : » Et pour moi, qu'est-ce qu'il fait, le peuple ? Est-ce
que je ne souffre pas, moi aussi ?... >, soit qu'il cherche dans un vague
nationalisme sa consolation et son salut final. Ou plutôt, on s'irrite que
les tendances contraires ne soient réprésentées que par un imbécile.
Sinon, Ton avouerait plus volontiers que de tels traits étaient néces-
j , saires à la peinture d'une « oisive jeunesse >.
i ' Serck Basset: Comme Jadis Molière (G.-Y.Stock,in-i8 dea86pp.,
;l 3 fr. Si},. — Los sujets les plus scabreux sont les plus beaux, quand
I j on les presse résolument, pour en extraire tout ce qu'ils recèlent
j I de scandale et de terreur. Puisque M. Basset choisissait l'histoire
I ♦ d'un père épousant sa fille, il devait l'aborder franchement sans
\ ) précautions, sans réticences, et la pousser à bout, afin que l'émotion
\ extrôme, — comme dans IVl/i/iaôe/Za de Ford et les Cenci de Shelley
i — justifiât ce que riiypotlièse a d'étrange et de monstrueux. M. Basset
se montre à la fois trop habile et trop timide : tout son effort
, s'épuise à machiner les artifices qui rendent un tel mariage possible
I et nécessaire. Si le docteur Hugonnet épouse sa fille, c'est pour
i prouver qu'elle n'est point sa fille et pour sauver ainsi la mère que
I menace un mari jaloux. Et s'il se tue ensuite, c'est parce qu'il craint
î de donner à sa fille, à sa femme, tout ce qu'elle attend à bon droit d'un
I i mari. Mais l'aimait-il? Fut-il tenté ? Et, même avant le mariage, n'était-
' • il pas attiré vers son crime par je ne sais quelle horrible douceur ? —
i ' Nous ignorons tout du vrai drame. Fallait-il pour si peu de chose faire
, / donner les grands moyens?
, Téodor de Wvzewa : Contes Chrétiens (Perrin, in-i8 de 279 pp.,
, 3 fr. r>o). — Orné de pholograpliies qui reproduisent des fresques
■ ' célèbres du Pinluriccliio, de rAngolico, de Bernardino Luini, ce
volume comprend quatre (!onles : le Baptême de Jésus ^ ou les Quatre
■ ' Degrés du Scepticisme ; les Disciples (VKinniaus^ ou les Etapes d'une
/ Conversion ; Barsabas^ ou le Don des I.angues ; le Fils de la çeuve
! ' de Naïni^ ou la Mort et l'Amour, La grâce en est délicieuse, bien
que l'apparente simplicité cache mal (juclque mollesse et quelque
afféterie. M. de Wyzewa ne ressemble hciin'usement point à ce Barsa-
bas, dont le cas a dû particulièicmenl le loucher : on ne dira point de lui
que, « pour avoir voulu penser dans toutes les langues, il est devenu
incapable de penser dans aucune d'elles. « Il pense naturellement en bon
français, peut-être avec plus de souplesse que de droite et ferme rai-
son. Son dessein est nettement religieux : Il alta(|ue les complications
delà culture, les ambitions de la science, les illusions du désir, l'or
LES LIVRES 2Î19
gueil de la chair et de l'esprit ; il prône la pauvreté de corps et d'esprit,
la sainte charité et la saine ignorance : « La doctrine de Jésus est le
•eul système qu'un sage puisse admettre. Seule, en effet, elle ne
s'adresse à la raison que dans les matières qui sont raisonnables, c'est-
à-dire dans celles qui touchent à la conduite pratique de la vie ; impo-
sant aux hommes, pour le reste, toute une série de mystères où ils
n^ont qu'à croire... En tous lieux, les hommes peuvent être heureux :
il leur suffit d'endormir leurs cerveaux, afin de tenir en éveil leurs
yeux et leur cœur. »
Ceux qui d'avance ont adopté cette sorte de tolstoïsme catholique
aimeront voir leur sagesse parée de fleurs nouvelles ; je doute fort que
les autres se laissent persuader. Ils reprocheront à M. de Wyzewa de
s'être fait la partie belle par un oubli de toute objection, par une partia-
lité sereine qui ressemble à de la légèreté. La parole virile d'un Bossuet
prête d'abord sa force aux idoles du monde, qu'elle s'acharne ensuite
à renverser. M. de Wyzewa se ménage une victoire plus facile : Pas un
instant il ne laisse douter que tout désir de gloire ou de plaisir n'échoue,
que toute science ne soit grotesque ou futile, que toute pensée libre
n'achemine au désespoir ; alors qu'il sulïirait de vouloir aimer, ou plu-
tôt de se livrer simplement à l'amour, pour asseoir sa vie dans une joie
tranquille, parmi les champs et les vergers. Est-il besoin d'une critique?
C'est assez de fermer le livre, de regarder autour de soi, de se sentir
vivre et penser.
Lb bienheureux Jacques de Vorac.ine : La Légende Dorée, tra«
duite du latin d'après les plus anciens manuscrits, par Teodor de
Wyzewa (Perrin, in-i6 de xxviii-748 pp., 5 fr.). — M. de Wyzewa met
à la portée de tous, croyants ou simples curieux, ce fameux recueil de
légendes, si souvent cité, si rarement lu. La découverte, pour maint
lecteur, n'ira pas sans déception. 11 faut se garder de croire que toutes
les Vies de Saints offrent le môme intérêt que celle de sainte Thaïs, et
que celle-ci même présente, chez Jacques de Voragine, les traits qui
séduisent dans le roman d'Anatole France, ou qui amusent dans le
drame de Ilrostwitha. Sans parler, après Muratori, de « bavardage
imbécile », on a le droit de contester que le bienheureux évéque de
Gênes ait été, comme l'assure son éditeur, un des plus savants hommes de
cette époqueoù fleurirent saint Bonaventure, Alexandre de Haies et saint
Thomas d'Aquin. Sa naïveté ne s'explique pas toute par la pureté de
son cœur et par sa condescendance envers les liumbles ; elle annonce
bien aussi quelque défaut d'intelligence. Le bienheureux Jacques com-
pose mal, et c'est une gageure que de louer en son livre « une unité, un
ensemble parfaits ». C'en est une aussi, que de le dire écrivain original,
parce qu'il n'a pas copié littéralement. 11 devient verbeux lorsqu'il dis-
serte ; dans son récit même il accumule, auprès des traditions les plus
touchantes, des miracles qui n'ont rien de gracieux ni d'édifiant. Il prête
aux saints les plus divers même figure de thaumaturges ; dominicain,
séparé de saint Dominique par une génération à peine, il n'a pas su
évoquer le grand fondateur de son ordre. Et qui devinerait, à travers sa
5i3o LA REVUE BLANCHE
vie de saint Pierre Martyr, ce farouche archange exterminateur dont
M. Lea, dans son Histoire de V Inquisition^ retraçait naguère les san-
glants exploits?... Mais il reste vrai que Jacques de Voragine, « père
des pauvres et pacificateur des guerres civiles », insiste sur le
exemples de douceur et d'humilité. 11 reste vrai que sa charité tout
franciscaine s'étend sur toute la nature, appelle les oiseaux du ciel,
caresse les fauves des bois. 11 reste vrai que son ouvrage est une clef
pour riconographie du moyen âge : non point que les œuvres d'art con-
formes à son texte en soient toutes inspirées ; mais du moins dérivent-
elles de récits parents et semblables, documents épars ou perdus dont la
Légende Dorée ^ seule héritière de leur gloire, représente fidèlement
l'esprit.
J'ai plaisir à citer la prose de M. de Wyzewa. Elle abonde en jolies
équivoques ; elle glisse, légère, autour du sens des mots ; chaque fois
qu'elle lance une grosse vérité de bon sens, c'est pour faire passer, par
le même sillage, quelque pieux paradoxe : « La science d'un temps ne
vaut que pour son temps » ; — et voilà les lois de la chute des corps
logées à la même enseigne que les étymologies du bienheureux évêque
de Gênes. « Certes, je ne prétends pas que, à la considérer au point de
vue liistorique, la Légende Dorée ne contienne pas d'affirmations
inexactes ou, tout au moins, d'une exactitude à jamais incertaine. Je
croirais volontiers, plutôt, qu'elle en est remplie, comme tous les
ouvrages historiques de son temps, comme ceux de tous les temps » ;
— et voilà le miracle des Onze Mille Vierges prouvé, tout juste au même
titre que la mort de César ou l'incendie de Rome. « Et de même que
maintes images de la Vierge, sans prétendre le moins du monde à être
des portraits, ont reçu de Dieu le pouvoir d'opérer des miracles, de
même rien ne nous empêche d'admettre que Dieu, s'il le juge bon,
puisse prêter aux légendes de ses saints une réalité supérieure ».
Cette phrase est une pure merveille d'ingéniosité candide, de retorse
ingénuité : une fine pointe d'esprit chrétien.
H.-B. BiiEwsTEn : L'Ame païenne. (Mercure de France, in-i8 de
194 pp., 3 fr. 5<)). — J'ignore oîi la pensée de M. Brewster a pris sa
source, et c'est un grand embarras. Dans son premier chapitre. De la
Destinée^ résonne sans nul doute un lointain écho d Emerson; je songe
à la conclusion de l'Essai sur la Fatalité: « Elevons des autels à la belle
nécessité. Si, dans la moindre des choses, Ihomme pouvait déranger
l'ordre delà nature, qui voudrait accepter le don de la vie?» Mais
M. Brewster n'ajoute pas, comme faisait plus haut Emerson : « Il y a
une solution au vieux nœud de la fatalité, delà liberté et de la prescience:
c'est une double conscience des choses. » Une seule conscience lui
sufïit; il attaque l'autre — celle de la liberté — comme factice et mal-
faisante. Et puis, je crois en lui discerner des influences plus modernes:
celles de Maeterlinck, de Nietzsche, de M. Jules de Gaultier, et peut-être,
de M. Remy de Gourmont. A moins encore qu'il ne leur soit uni par
une simple affinité de pensées...
LES LIVRES -x'ii
Voici le fonds de ce que M. Brewster appelle son paganisme : —
L'homme pense et s'agite, le Destin le mène: non pas seulement le
Destin extérieur, mais surtout le Destin inscrit au plus profond de son
()tre, dans ses tendances, ses facultés et ses talents. L'homme dit : 7^,
l'homme dit : Moi\ l'homme croit que sa volonté est une, ainsi que sa
conscience, et qu'il n'y a qu'un seul acteur, parce qu'il nV a qu'un seul
théâtre. L'homme croit agir^et vivre en vue d un but, et demande à la
morale de lui désigner le vrai but. En réalité, on vit, parce qu'on a lo
talent de vivre. Le travailleur a le sentiment du rabot et de la charrue.
Chacun agit selon ses tendances et ses talents : Trahît sua quemquc
facultas. « Il ne faut donc pas vouloir faire le bien ; il ne faut pas vouloir
faire le mal. Il faut faire le bien malgré soi. parce qu'on y est con^
traint (ces deux expressions ne me semblent pas heureuses), et en
admirant ceux qui font le mal. Alors on est pur. Il faut faire le mal
parce qu*on ne peut pas faire autrement et en admirant ceux rpii font le
bien. » Nos désirs sont les signes de forces permanentes — dieux,
facultés ou sentiments, suivant levucabulairedujour, — ctrien, si ce n'est
ces forces, ne légitime nos divers elïorts. L'emploi véritable de la pensée
est non de conduire la marche des événements, mais de l'accompagner
de i)aroles essentielles. La folie est d'espérer que notre Ame profonde
suivra les mouvements de notre àme factice, et de prétendre forcer à
l'unité l'irréductible pluralité de nos instincts : la sagesse est d'adorer
les dieux multiples qui se manifestent à travers nous.
Je crois qu'on peut, comme Stuart Mill, unir le même déterminisme
à l'idée d'une souplesse plus grande et d'une plus sure concentration du
vouloir. Nos vrais motifs sont nos tendances : mais elles se projettent
d'elles-mêmes, et s'ordonnent sur le plan de l avenir, sous l'orme de^
bonheur et de but préconçu. Elles ne convergent pas vers un même
point ; mais elles peuvent se tenir liées en un système aux articulations
mobiles. Et c'est, à travers le changement, notre véritable unité; c'est
toute la liberté compatible avec le Destin.
Cahiers de la Quinzaine (Abonnements de souscription à loofr.,
— ordinaires, à '20 fr., — de propagande, à 8 fr. . — N'ayant pas signalé
les Cahiers de Péguy à mesure qu'ils paraissaient, j'ai laissé
passer, dans la seconde série, le Bacchus de Lionel Landry, — un
drame plein d'idées, mais dont la valeur littéraire est quelque peu
gâtée par un symbolisme trop direct. J'ai laissé passer le Danton de
M. Romain Rolland, (jui me parait être jusqu'à présent le plus fort, le
plus serré, le plus émouvant de ses drames révolutionnaires. Et j'ai
laissé passer le Jean Costc de M. Antonin Lavergne, qui méritait
meilleur accueil. Par réaction contre des jugements contraires, l'édi-
teur sûrement s'exagère la valeur d'art de ce roman. Comme lui, j'en
aime l'àpreté, la rudesse, la simplicité toute populaire ; et j'approuve
cette patience à suivre en toutes ses étapes une monotone progression
de misère. Mais la fiction laisse voir de façon trop directe la part des
souvenirs personnels et du plaidoyer, si bien qu'on demande malgré soi
: 232 LA REVUE BLANCHE
*.;' des documents et des preuves. Du moins, Jean Ci^^te peint Mèlemeni,
sans exagération aucune, la détresse où se débattent nombre d'institu-
teurs. C'est un livre à faire lire à tous nos députés.
De la troisième série, je détache quelques Cahiers: Charles Guieysse
éclaire les rapports entre le Mouvement Ouvrier et les Universités Popu-
laires, dont un autre numéro expose en détail la situation présente.
Georges Sorel développe des réllexions un peu touffues, mais singuliè-
rement instructives, sur l'Église et l'Etat. Une très belle analyse
morale de Péguy, De la Raison, sert de préface aux Etudes Socialistes
de Jaurès, où nous retrouvons ces études sur la Propriété individuelle,
critiquées ici même par M. Maxime Leroy : Jaurès après tout n'erre
point en représentant l'impôt, certaines dispositions du droit succes-
soral, l'expropriation, les servitudes, etc., comme des restrictions
apportées à la propriété personnelle par le souci de l'intérêt collectif ;
où il se trompe, c'est quand il compte ces restrictions, de tout temps
nécessaires, parmi les signes de l'évolution économique. — La Grève,
par M. Jean Hugues, instituteur à Paris, rappelle les qualités et les
défauts de Jean Caste, — les qualités surtout, puisque, en dépit d'une
forme trop sommaire, on y constate un bel effort d'impartialité artisti-
que. Bernard Lazare inaugure une série de monographies sur l'oppres-
sion des Juifs dans l'Europe orientale par un tragique tableau de la con-
dition des Juifs en Roumanie. Une lettre de Tolstoy k M. Romain
Rolland montre avec fore(> ce que devrait être la vie d'un artiste
vraiment affranchi du monde aristocratique et bourgeois. Puis vient ce
Quatorze Juillet que joua Cléiuier : œuvre mouvementée, inégale,
trop facile par endroits, et dont l'intention reste méritoire, pourvu
qu'on n'y cherche point le type même de l'art social. Enfm Péguy
a publié les articles de G. Hervé pour lesquels le Pioupiou de
r Yonne i\il[yo\ïvsm\\\ il y joint, sur la même affaire, une polémique
où il serait vain de le suivre : Beaucoup pensent avec lui que les
droits des universitaires ont clé mis en jeu très inutilement, et qu il
est bon, pour l'avenir, de corriger une tactique maladroite ; — mais
faut-il pour cela, se faire le juge sévère des caractères et des intentions?
JÉRÔME ET Jean Tharaud : Dingley, TlUustre Écrivain. —
Encore un Cahier, l'avant-dornior paru : ju tiens à le mettre à part.
Dingley, c'est Kipling en personne, ni meilleur ni pire, tel exacte-
ment que nous le fout connaître ses nouvelles presque géniales, ses
arlioles, ses chansons : Un rmi-rh boy vigoureux, vaniteux, volontaire,
— a trop habile à vivre » ^ainsi parlait de lui Stevenson), qui sait
parer d'un air de décision virile sa présomption presque enfantine, et
déiJTuiser en cynisme sun vit'di'sir d'approbation. L'esprit le plus riche
en visions, le plus pauvre en i<l«^ùs, nécessairement adorateur du fait.
Un rtre •< i){)iir qui le monde extérieur existe », qui ne veut pas s'en
abstraire, afin de le mieux comprendre, mais se contente d'ouvrir tout
grands ses yeux, pour lire sur la terre et la mer les destinées de sa race
î; et du monde... Tel nous le voyons au début, gonllé de zèle impérialiste
LES LIVRES '-^33
Cl de sain orgueil littéraire, prendre à tâche de décrire la conquête sud-
africaine et le relèvement moral d'un voyou de Londres devenu soldat.
11 s'installe donc dans les tavernes, auprès des sergents recruteurs. Il se
mêle à la foule qui, devant le War Office, attend les nouvelles de mort.
Il s'embarque pour le Cap avec sa femme et son enfant; inspecte, à la
première escale, un transport où le bétail militaire est parqué; va visiter
à Sainte-Hélène le vieux Cronje qui lui tourne le dos. Selon ses vœux, il
suit la guerre. Ses yeux qui voient si bien, — qui ne peuvent pas ne
pas voir, — discernent les sottises, les misères, les horreurs: et ces
spectacles le pénètrent plus sûrement qu'aucune pensée. Les Boers, qui
Tout fait prisonnier, le relâchent avec une pitié dédaigneuse, pour qu il
puisse rejoindre son fils malade. Il arrive, trouve son fils mort; et,
chancelant, accablé de doutes, il fait bercer sa douleur par les chants
d'une femme hindoue...
Cette fin nous éloigne du réel : Eût-il vu, eût-il souffert ce que voit et
souffre Dingley, Kipling ne perdrait point la confiance qu'il a mise en
lui-même et dans son peuple. On sait quelle leçon il a retenue de son
voyage : condamnation des sports et de l'énergie purement physique,
éloge de la science et de la réflexion. Il disait : « Nous sommes dignes de
posséder le monde ; il faut donc le conquérir. « Il dit à présent : « Nous
devons conquérir le monde ; il faut donc en être capables et dignes. »
Et c'est un exemple instructif pour une logique des sentiments... Mais
si Dingley n'est pas le vrai Kipling, du moins vit-il d'une vie concrète
et vraisemblable. Son aventure est contée sobrement, sans insistance,
sans réflexions morales et sans psychologie. Et cette façon d'émouvoir
par les faits, de les laisser manifester leur àme, de battre l'empirique
par l'expérience même, me plaît tellement que je ne saurais dire si les
frères Tharaud ont écrit un beau livre, ou seulement le meilleur qui pût
être écrit sur un sujet si dangereux.
Joseph Sakraute : Socialisme d'opposition, socialisme de
gouvernement et lutte de classe. (Librairie G. Jacques, in-i8 de
143 pp., a fr.j. — M. Sarraute, qui a succédé à M. Lavy dans le cabinet
Millerand, n'avait pas attendu ce moment pour écrire une apologie du
ministérialisnie^ d'autant plus intéressante qu'elle ne s'inspire pas de
circonstances passagères, mais de motifs permanents ; elle sera bonne
à relire dans quelques aimées, si, par la force des choses, la question se
pose de nouveau. Quand il rattache le socialisme au principe démocra-
tique; quand il montre, ensepla<;ant au point de vue de la production, puis
au point de vue national, à quelles formules le socialisme doit renoncer
pour devenir doctrine de gouvernement, M. Sarraute en vient à des
concessions extrêmes que ni Jaurès, ni Millerand lui-même ne consen-
tiraient. Mais le plus souvent les difficultés qu'il signale sont réelles,
ne sauraient être éludées. Qui fait semblant de les ignorer les retrou-
vera quelque jour. Il est beau de vouloir être des purs. Mais toute
objection à laquelle nous n'avons pas pris garde se logera plus tard
dans notre pensée pour la détruire ; et toute intransigeance mal calculée
^34 LA REVUE BLANCHE
se traduira par des incohérences de tactique. De là Tétrange revire-
ment de quelques « révolutionnaires ».
N. C. Frederiksex : La Finlande, économie publique et privée, avec
deux cartes en couleur (Société Nouvelle de Librairie et d'Édition,
in-i8 de 4*^8 pp., avec 2 cartes, à 3 fr. 5()). — (3n sait que la
Finlande n'était unie à Tempire russe que sous réserve de ses vieux
privilèges ou, pour mieux dire, de ses droits séculaires; et que, par
un acte d'arbitraire brutal, le gouvernement du tsar prétend la
traiter comme une simple province, en lui ôtant l'autonomie de ses
finances et de son armée. La vaillante petite nation résiste, d'un effort
unanime ; elle refuse de voter sa propre déchéance, signe des pétitions
monstres, organise une propagande à l'étranger. La France, qui en
d'autres temps se serait émue, n'ose pas même émettre un blAme pla-
tonique : c'est l'effet de cette alliance franco-russe dont Tolstoy, ici
même, a si l)ien dénoncé le danger moral. Pourtant le journal hebdo-
madaire r Européen peu à peu convainc un petit public; et la Société
Nouvelle, après avoir publié la Dicte de Finlande en Î89V (c'est-à-dire Ja
réponse des Ktats), puis la Constitution du Grand'Duché de Finlande^
nous donne la traduction d'un excellent ouvrage de renseignements,
écrit par un ancien professeur de l'Université de Copenhague. Ce livre,
riche en chifires et en faits, examine successivement la civilisation fin-
landaise; les classes rurales; la propriété des terr-is; l'agriculture;
les forêts; les mines et industries; le commerce et la navigation: la
monnaie et les banques ; les moyens de communication ; les finances ;
le gouvernement. Bien que les lettres et les arts soient laissés de colé, il
apparaît ici que la Finlande est sur le même rang que les pays Scandi-
naves, non seulement par la prospérité matérielle, mais par l'activité
mentale et par l'extension de l'enseignement populaire. C'est un pays
de culture et d'énergie; un pays très moderne, en avance d'un siècle
sur la Russie, qui devrait lui demander des exemples, plutôt que de
l'argent et des soldats.
Édouahd Beutu : Dialogues Socialistes (Librairie G. Jacques
in- 18 de xi-'^if) p., 3 fr. 5o). — Fn ces dialogues éloquents, — qui trop
souvent tournent au monologue, — un < militant » s'emploie à rassurer
ses amis que les progrès du socialisme inquiètent pour la civilisation,
pour la religion, pour l'art, pour la femme. Les raisons ne lui manquent
point, ni l'enthousiasme à les dire, mais peut-être la méthode. En effet,
nous savons d'avance qu'il existe un socialisme intégral, à qui rien d'hu-
main ne paraît étranger ; et du même coup, nous sommes sûrs c\\xonpeut
concevoir un régime socialiste, imaginer un modèle de cité future, où
la justice économique, loin de rendre la vie plus médiocre, permettrait
la floraison de plus hauts sentiments, de plus larges pensées. Ce qu'il
importait donc de prouver, c'est que l'évolution socialiste en tous
pays s'oriente réellement vers un tel régime, ou, nécessairement^ doit y
aboutir : Et pour écarter toutes les objections, il fallait mettre en compte,
LES LIVRES '>'^^>
je pense, l'obsession du problème matériel, Tétroilesse de certaines
sectes, les habitudes d'esprit qu'entretient la lutte sociale, — et la
rupture possible des plus précieuses traditions. Ainsi seulement, les
lecteurs pourraient se convaincre que travailler au triomphe du socia-
lisme, n'est point remettre aux « barbares » le soin de la civili-
sation.
Anatole Leroy-Beaulieu : Les Doctrines de Haine : TAntisé-
mitisme, l' Antiprotestantisme, l'Anticléricalisme (Calmann
Lévy,in-8 de 309 pp., i fr. 5o). — M. Leroy lieaulieu met sou habituelle
prolixité au service d'une intention raisonnable et conciliante. Son
livre contient, en chacune des trois parties, des remarques bonnes à
retenir. Mais, bien qu'il croie être impartial et garder l'équilibre de la
droite raison, comment ne pas sentir qu'il penche d'un côté, quand il
reconnaît dans « les Trois Anti » une même sorte, un même degré, d'in-
tolérance? La raison d'être de l'Anticléricalisme est l'existence d'un
corps constitué : l'Eglise, soutenu par d'autres corps : les congrégations;
tous corps étrangers à l'État, et parasites du corps social. Cela est si
vrai, que les deux autres « Anti » (sans compter l'Antimaçonnisme) ne
se soutiennent qu'en prétendant combattre des organismes qu'ils ima-
ginent à l'image de ceux-là; et qu'ils auraient aussi leur raison d'être,
si cette prétention était justifiée. M. Leroy-Iieaulieu est-il sérieux,
quand, aux dangers de la mainmorte ecclésiastique, il oppose ceux de la
mainmorte laïque « représentée par les biens des communes, par les
biens des hospices et d'autres institutions analogues »? ou quand il
montre que le milliard des congrégations ne représente, pour chaque
religieux, qu'un revenu très modique? Le péril n'est point que les moines
vivent grassement; le péril est que toutes leurs personnes et tous
leurs biens, mobiliers et immobiliers, soient aux ordres d'une même
puissance spirituelle, ennemie de la pensée moderne, et fassent retomber
sur le présent le poids écrasant du passé. M. Leroy-Beaulieu ne sem-
barrasse guère du Syllabus. Si j'ai bien compris sa distinction de « la
thèse » et de « l'hypothèse », la condamnation du Libéralisme ne vau-
drait que pour les temps et les lieux où le Libéralisme n'existe pas. J'ai
peine à croire qu'un anathème si véhément vise un objet imaginaire;
les concessions dont on le tempère prouvent que l'Église romaine est
souple, — mais non pas qu'elle renonce à maîtriser les esprits.
Michel Ahnauld
Victor Baurucaxd:M. Drumont et T Algérie (Mustapha, Imprimerie
Algérienne, in-S'^deGo pages, ofr. Tjo). — Dans une langue vigoureuse
et sobre qui enferme et refrène, en la modération des termes, l'intensité
de la pensée, M. Victor Barrucand dénude la personnalité politique et
les formules du candidat malheureux d'Alger. En parcourant ces pages
essentielles d'une polémique de dix-sept mois, nous admirons le
stoïcisme d'un délicat ouvrier des lettres qui, sacrifiant à ses convictions
236 LA REVUE BLANCHE
la contemplation oisive et objective des choses, s'est condamné si
longtemps à la lecture quotidienne des insanités antisémites et natio-
nalistes.
Et le vomissement impur de la Bêtise
Me force à me boucher le nez devant l'azur !
Dans la polémique de M. Barrucand, on retrouve avec plaisir certains
passages qui nous rappellent que Tauteur est un connaisseur très averti
des choses de la Révolution et publia autrefois, dans cette Revue, les
mémoires de Rossignol et de Choudieu. Il ne perd pas un instant de
vue le développement historique, homogène et continu de la France
depuis 1789, et dans cette évolution la clique nationaliste lui apparaît
comme étant, sous le masque démocratique, la contre-révolution.
« Ainsi, dit-il, les chouans et les muscadins affectaient des allures
frondeuses, se mêlaient aux mouvements populaires de Germinal et de
Prairial, allongeaient la queue à la porte des boulangers et, partons
les moyens, se rapprochaient de la foule ignorante, affamée... pour
altérer le sens de ses cris légitimes. »
Urdaix Gohiek : A bas la Caserne! (Éditions de La revue blanche,
in- 18 de 3(>G pp., i fr. jo). — Les accusateurs — inconscients la plu-
part — de la Caserne, les voici : Revue Médicale^ Éclair, M. Laveran,
membre militaire de l'Académie de Médecine, la Commission parlemen-
taire d'Hygiène publique (la Caserne, foyerde tuberculose), — M. Fonssa-
grives,M. Alfred Fournier, membre de l'Académie de Médecine, Journal
Officiel, M. Marrana, médecin principal de i'« classe (la Caserne, foyer
de syphilis), — D*^ Corre, médecin principal de la marine, Littré, Presse
Médicale (la Caserne, foyer d'alcoolisme), — capitaine Massy, général
Grisol, D*^ Pouillct, D' Garnier, général Daumas, M. Pierre Richard,
député nalitmalisle (la Caserne, école de vices infâmes), etc., etc, — et
c'est encore le Temps, le Journal des Débats, V Opinion Médicale^ la
Dépêche Tunisienne, Ylntransi^j^eant, la Revue de l'Enseignement pri--
niaire^ la Croix, la Propagation de la Dévotion à Saint-Joseph, le
Gauloisy Y Écho de Paris, le Figaro, M. Bolot, sous-intendant mili-
taire, M. Rolland, sénateur, MM. de Freycinct, Jules Delafosse, Dru-
mont, Cavaignac, François Coppée et le R. P. Forbes, qui dénoncent
Tordure physique et morale, l'alimentation insuffisante et mauvaise, la
servilité et l'abêtissement du régime de la caserne.
Tous ces éléments, fournis à M. Urbain Gohier par des collaborateurs
militaristes pour la plupart, sont, dans ce livre, rassemblés en un corps
de preuves par une main nerveuse qui en étreint le faisceau et le boute
contre la grande prison nationale.
Pans un pays où il y eut un esprit public — en Angleterre au siècle
dernier — les révélations de Lord Ashley sur le travail des enfants sou-
levèrent la nation entière et il fallut, sous peine d'une révolution, que le
Parlement imposât aux industriels le respect de la vie de l'enfant. S'il
LES LIVRES 2.37
existait chez nous une conscience publique, le livre d'Urbain Gohier
devrait la secouer et lui donner ce frisson précurseur des grands mou-
vements qui emportent d'un seul coup tout un régime. Mais il n'y a pas
en France de conscience publique.
Il est naturel, d'ailleurs, étant donné la singulière logique des masses
françaises, que le peuple qui a renversé la Bastille où Ton n'enfermait
que des aristocrates se constitue le défenseur de la geôle où Ton embas-
tille le peuple.
Egalement, quand c'est un axiome depuis 1 789 que «c l'impôt est pro-
portionnel aux facultés » et, puisqu'il est admis que |le service mili-
taire est un impôt, il est naturel que la masse inerte et inepte accepte
que cet impôt, de beaucoup le plus dur de tous, la frappe en raison
inverse de ses « facultés ».
C'est pourquoi il est possible qu'en effet ce livre suscite des indigna-
tions, — et ce n'est pas contre les atrocités révélées qu'elles iront, mais
contre celui qui les dévoile.
Cependant, si ce livre tombe dans la masse comme une pierre dans
une eau morte, il y a quelques hommes qu'il touchera et cela suffît. Car,
après tout, dans l'histoire du monde, la lutte ne se fait jamais qu'entre
des minorités, la masse suit la minorité la plus forte. Aujourd'hui
encore elle abandonne le sort de ses enfants à une poignée d'hommes
qui les lui rend avariés au moral ou au physique, quand elle les lui
rend. Mais il se peut que quel([ues hommes qui n'ont pas pu lire sans
pleurer la lettre d'adieu du soldat Marjnet à sa mère, sentent germer
en eux, en un temps où il n'y a plus rien à aimer, les bonnes révoltes
et que ces hommes-là forment demain la nouvelle minorité qui balan-
cera l'autre. Ce jour-là, alors, la masse servile suivra.
Pierre Loti : Les derniers Jours de Pékin (Calmann Lévy, in- 18
de 464 pp., 3 fr. 5o). — Lendemain de carnage après la ruée àes
Boxers et des Barbares occidentaux sur la Ville mystérieuse. Sur les
chemins, déchiquetées par les chiens, sur les fleuves, descendant au fîl
de l'eau, au pied des murailles de la Cité impériale, dans les citernes,
dans les herbages des bois sacrés, partout, des charognes humaines,
raidies sous le vent glacé de Mongolie, puis des temples jusqu'alors
inviolés, dont les énormes richesses s'épandent des coffres éventrés,
comme là-bas, dans les champs, les pourritures coulent des cercueils
défoncés ; des parfums de thé, de bois précieux et d'étoffes mêlés aux
odeurs de races jaunes et aux puanteurs de cadavres, et, recouvrant la
désolation des êtres et des choses, le caractère d'éternité qui émane de
l'art monstrueux, massif, et implacable des tombeaux, des temples et
des palais — tout oela admirablement saisi par M. Pierre Loti. Son
livre contraste heureusement avec les notes du trop spirituel M. Donnet
qui n'a pas su oublier son parisianisme et ne nous a rapporté de la Chine
que des ombres chinoises. M. Loti y est venu avec des sens d'artiste et
il y a pris des impressions qui ne prétendent pas révéler l'àme chinoise,
mais la font pressentir.
238 LA REVUE BLANCHE
Une sentence : « la littérature de l'avenir sera lalittérature de la pitié »
lue dans le temple de Confucius par des yeux qui viennent de voir,
émergeant d'un tas de cadavres, des mains aux ongles arrachés. Oppo-
sition de douceur et de cruauté qui angoisse M. Loti, mais qui peut se
résoudre si Ton admet que c'est par humanité que les Chinois gratifient
de tortures les gens qu'ils veulent faire mourir, pour ne leur laisser que
le loisir de penser à la douleur physique et les distraire de l'épouvante
métapliysique de la mort, si nuisible à la santé.
Quelques détails nettement vus qui annoncent une vie de famille
intime, profonde, dans ce pays où la première molécule sociale est la
famille et non l'individu. Dans les champs ces torses couleur safran,
maigres et musclés, courbés sur la terre ; dans les villages, ces innom-
brables sociétés de gymnastique dont font partie depuis l'enfance, comme
de simples citoyens suisses, tous les jeunes paysans chinois, sont l'in-
dice d'une race forte e( souple, pacifique et agricole qu'il est inquiétant
d'imaginer industrialisée et militarisée.
Jules Delvaille : L'Université de demain (Cornély, in-i8 de
34 pp., o fr. 5o). — M. Delvaille reforme l'enseignement secon-
daire auquel il donne pour base l'enseignement primaire, ce dernier
a pierre de touche de l'intelligence de l'enfant », tant pis pour les génies
tardifs ! — puis l'enseignement philosophique qui désormais n'a plus
de doctrine officielle, à cette exception près qu'il a pour mission pri-
mordiale suivant les termes de M. Léon Bourgeois « d'enseigner la
démocratie et la République », le baccalauréat, qui sera conféré par
des examinateurs inamovibles, la condition des professeurs et le régime
de l'internat.
Henri Lasvignes
Camillk Pelletan : De 1815 à, nos Jours iSociété française d'Édi-
tions d'art, in-4'' de 3 10 pp., G 'francs). — Un bon livre et de saine
vulgarisation. En si peu d'espace l'auteur n'a pas eu la prétention de
faire revivre un siècle « qui occupa une si large place dans l'histoire du
progrès, du génie et des malheurs humains ». L'ouvrage n'est qu'un
résumé, un manuel, i)ourrait-on dire, n'était la respectable ampleur de
son format,mais clair et sobre sans aridité, aisé, animé, voire pittoresque.
Tout au plus peut-on regretter vix et là quelque excès de modéran-
tisme, que sans doute les scrupules de l'homme politique ont imposés
à l'historien.
PiEiiHi: DE NoLHAC i La Création de Versailles (Bernard, à Ver-
sailles, in-f<^ de 'i\('i pp.). — Versailles : S'il est délicieux d'errer dans
ses allées désertes, parmi la majesté des parterres et des bassins, c'est
une joie non moins pure et plus rare de s'y promener a dans le temps >»
surtout en l'érudite compagnie de M. de Nolliac, le plus disert des
ciceroni. Dans ce domaine qu'il connaît si bie/* qu'il aime si pieuse-
LES LIVRES 239
ment et qui lui appartient un peu, on dirait qu'il nous fait faire, pas à
pas, presque jour à jour, le tour du propriétaire. Depuis le
petit cliûteau à tourelles des Gondi, le « petit château de cartes » dont
parle Saint-Simon, jusqu'au pomi)eux séjour de fêtes du Grand-Règne,
M. de Nolliac nous conduit sans fatigue et sans nous priver d'un seul
aspect, d'un seul état, si passager soit-il, d'une seule transformation,
et Ton sait qu'elles furent incessantes. Le commentaire précis et élé-
gant ne s'interrompt que pour nous laisser le loisir d'un coup d*œil à
d'admirables gravures. Toute l'iiistoire d'un temps, d'un art et d'un
goût s'évoque en ces pages de solide documentation.
Alfred Atiiys.
MEMENTO BIBLIOGRAPHIQUE
Romans et Nouvelles —Alfred Jarry : Le Svrm/Uc, Editions de La revue blanche, in-18
de 250 p., n fr. 50. — Cliarles Bernrird : /m Reine </f Saba, Offenstadt, in-18 de MO p., 3fr. 50.
— J.-A. Coulangheoiî : T^.s Jeux de la Préfecture. Mercure de France, in-lH de 318 p., t\ fr.50.
— Lucien Trotignon : Fouvhard lit'pvU : Pion, in-18 de MS p., îJ tr. 5(». — Xonce Cstsanov* :
La LiUifim ; Ambcrt, in-18 de 'IM p., :\ fr. ôo. — Diraison Seyîor : Les Xuitf Vhief: Fayard.
in-18 de liiM p., 3 fr. .',m. — François Casalc : ChaufeclaiA Plon-Nourrit, in-ls de .330 p..
3 fr. 50. — Jean de Quirielle : Prorincc Hohhnt", Calinann Lt-vy, in-ls de 'l'M) p., 3 fr. 50.
— Léon Tolstoy : iT.wref comj/ kf s (}. II. La Jeunesse. I^ Matiw'-e d'un /viffftettr')^ traduction
de J.-W. Hienstock ; Stock, in-ls de 407 ]).. 2 fr. 50. — I.-J. Kmfir.ewski : Vilia Jfwh
(Tihhfi à Cnpn'f^, traduction de L. de Broekci-e, illustrations de F. Prodhomme ; Edition.s
du Carnet : iii-12 de 215 p., 3 fr. 50. — Maxime Formont : La Foute AmonreuM ; Lemerre,
in-18 «le 303 p.. 3 fr.50.— .lean Payoud : (^rus de robe ; Villcrelle, in-18 de 360 p., 3 fr. 50.
— llannali Lynch : Tri.» Vvr'idhjue UifUûrc d'une Petite Fille (traduite de l'anglais par
M. Brandon): Hachette, in-lS de 2<;7 p., 3 fr. 50. — Myriam Harry : Pe/i<<w JPpof/*f* ,•
CalInann Lévy. in-18 de 321» p., 3 fr. 50. — Jacques d'AdclsAvaed-Ferçen : Xofre-JMme des
Mersf Morte»'. Sevin et lîey, in-18 de ."HT p., 3 fr. 50.
Poésie. — Alfred Gou{»e] : L'Eiuitts Fleuri; Société française <rimprimerie et de librairie
(ancienne mai.^on Lecène et Hoiidin), iu-ls de llH p., 2fr.50. — Edouard Ducot*} : Le Son^e
d'une Xuit de doute; Mercure de France, in- 12 de i»8 p., 3 fr. — Apollon Maïkoff : Poésie»
(traduites par Tancn.tle Martel et Thaddée L;irghine. et précédées d'uue introduction par
Tancrè<le Martel): Perrin, in-lS de 285 p.. 3 fr^.50.
Théâtre. — Muurice de Dammartin : L'Entretue. comt^die en un acte; Ollendorff,
in-18 de 20 p., 1 fr. 50. — Sophocle : Electre (tra^Juction en verp par A. Lfigofïruey) ;
Bmnel, 3 francs.
CriiTH^UE. — Ciustavo Ahel : Le Labeur de la Proue (préface par Camille Lenionnier) ;
Stock, in-18 de 316 p., 3 fr. 50.
ScrEXCB KT PniLfiSorHin. — H.-B. Bre\\'.«îter : L'Ame Pnïnme: M«*rc'iire de France;
in-18 de lOs ],.. 3 fr. 50. — Sully Prudhomme et Charles Kichet : /^ ProbVïne de^
Ca'ife.^finaU-:': Alcan, in-ls d«.> 177 p., 3 fr. 50. — Un Universitaire : I^t »'<cience opjxt^'e au
yatioualism*' : Kdition.s <le Z// AVr/.fow, in-18 de 23 p.,Ofr, 75. — L. de Lt Tirit^re : La Jeune
M/// 1\> (cun.seils donné- en 1303;; ïé<iui, in-32, 0 fr. CO. — Le Cornu : Les ('rr/s- Volants]
X<»ny. in-ls «le 30<» p., .'» fr. 50. --- ll.-I'. Pie Michel Kolfi : La Matfir inoih'rnc et Vlh/pmt-
tifme de uns /'ours (traduction de l'abbé H. Doningcon ; in-18, 3 fr. 60. — Jules Bois : Le
Monde Inrisihh". Flammarion, in-18 de -131 ]>., 3 fr 50. — Léon Tolstoy : Qu'est-ce que ta
Relitfiouf (traduit par ^. W . Bien.^tock et Birukov) ; Stock, in-18 de 81 p., 1 fr. — Paul
Lapie : Pour la liaison; Cornély, in-18 de 181 p., 1 fr. — Ch. Letourncau : La Pst/cholof/ie
240 LA REVUE BLANCHE
ethnique-, Schleicher, in-18 de 556 p., 6 fr. — Edmond Magnac : Bavardaget sur la Vertu ;
Tillié, in-18 de 120 p., 1 fr. 50.
Etats, Sociétés, Gouvernements. — Joseph Mallat : Im Serbie contemporaine. Etudes,
enquêtes, statistiques (tomel" : géographie, ethnographie, histoire; tome II : Economie
politique, sociale et commerciale); Maisonneuve, 2 vol. in-8 de 364 et 224 p., avec cartes,
plans, desssins, 12 fr. — Victor Barrucand.: J/. Drumont et VAÏgtrie, Mustapha, Imprimerie
Algérienne, in-8<» de 00 p., 0 f r. 60 . — Urbain Gohier : A bas la Caserne I Éditions de La
revue blanche; in-18 de 306 p , 3 fr. 50. — Emile Violart: Les Industries d'Art indiffènes
en Algérie ; Alger, Baldachino-Laronde-Viguler, in-S» de 39 p. — Madagascar au début du
sx*^ siècle \ Société d'éditions scientitiques et littéraires, in-8ode vii-465 p., avec 51 figures
dans le text^, une grande carte en conlenrs et un portrait hors texte, 20 fr. — Victor
Fournie : Introduction à V Histoire Ancienne; Fontemoing, in-18, 3 fr. — Emile Faguet :
La Politique comparée de MimtesquieUj Rousseau et Voltaire; Société française d*Imprimerie et
de Librairie, in-18 de 399 p., 3 fr. 50. — Jules Lemaître : Quatre Discours; Société fran-
çaise d'Imprimerie et de Librairie, in-18 de 151 p., 2 fr. — St^iphane Amoulin : M. Edouard
Drumont et les Jésuites ; Librairie des Deux-Mondes, in-8 de 204 p., 3 fr. — Riga Salima e
Harem4 et Musulmans d'Egypte ; Juven, in-18 de 337 p., 3 fr. 50. — Maurice Herbette : Une
Ambassade turque sous le Directoire, avec neuf planches hors texte ; Perrin, petit in-S® de
343 p. — Georges Moussoir : L'Homme- Femme (Mlle Sarallette de Lange, 1786-1858) ; Edi-
tions duCaniet, in-12dc 260 p., 4 fr. — Henri Mazel : Quand les peuples se relèvent; Perrin,
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LiTTÂBATURES ÉTRANGÈRES. — G. de Rossi : Quanto ilsogno èjinito; Torino, Roma,
Roux e Viareugo, in- 1 8 de 362 p., 2 f r. — La Vita Nuova di Dante, con le illustrazioni di D.-G. Ros-
setti ; Roma, Torino, Rouxe Viarengo, in-S^de 168 p., 4fr. — Raffaello Barbiera : La principessa
Belgiofoso, % suoi amici e nemici, il suo tempo; Milano, Fratelli Trêves, in-18 de 436 p.,
5 francs. — Edgardo-Allan Poe : // Libro dei Poemi (traduzione et prefazione di Ulisse
Ortensi) ; Torino, Roma, Roux e Viiirengo. in-18 de 375 p., 2 fr. 50. — Fréd. Benz :
Blut der Naechte ; Miinchen, Vereinigte Druckereien und Kunstanstallen, 2 m. 50. — Karl
Hormann : Die Geheimnisse von Berlin ; Berlin, D. Dreyer. — Toni Mark : Standhqfte
Maedchen ; Wiener Verlag, 2 m. — L. von der Ane : Wenn die Sonne sînkt sinkt;; Berlin,
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Karlsen : Marianne Wildndberg ; Dresden, Pierson, 4 m. — Geo May : Das kcecktte ;
Dresden, Pierson, 3 m. — Rud. Stratz : Alt HcidAberg ; Stuttgard, Cotta, 8 fr. 50.
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tiirecteur-rédacteur : 0 fr. 15 le numéro; six mois, 4 fr. ; un an, 8 fr. Paris, quai Bourbon, 15.
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rue du Renard, 19.
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in-18 Cîirtonné do 243 p., 2 fr. 50. — Guide de.s Familles aux bains de mer (plages de la
Manche et de l'Océan, 30 cartes des côtes de France); A. La Fare, in-18 cartonné de
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lot de 10 plaiiclies au choix, 1 fr. 25 la jUanche i.solée; 2 fr. 50 le cadre pas.se -partout.
Le Gérant: P. Descha.mps.
Paria. — Imprimerie C. LAMY, 124, bd. de La Chapelle. 15066
Les Cures miraculeuses de
Jésus de Nazareth
I
Après le supplice d'Ieschou (i) de Nazareth (3 avril 33?), ce qui
restait de ses disciples à Hiérusalem se réfugia à Torient du Jordanes
(Jourdain), et forma les petites églises de Pella et de la Batanœa (Baschan) ,
dont firent partie quelques parents du nabi.
Dans ce milieu, les récits relatifs à sa vie, ainsi que ses sentences et
ses paraboles, se transmirent de bouche en bouche, et, grâce à l'excel-
lente mémoire des sémites, il se peut que cette transmission ait été
quasi littérale.
Puis un certain « Matthaîos (Matthieu) rédigea en langue hébraïque les
sentences (2) d'Ièsous ».
Ce témoignagne est de Papias, évêque d'Hicrapolis en Phrygia, mort
vers i63, et il nous a été rapporté par Eusébios (3) dans son Histoire
eçclésiastiq ne.
Un peu après, au dire du môme Papias, un certain Markos (Marc)
écrivit « ce que le Christos avait dit et ce qu'il avait fait » (4).
Ces productions ne sont pas parvenues jusqu'à nous.
Mais, peu après la prise d'Hiérusalem par Titus Flavius Sabinus
Yespasianus, peut-être vers Tan 80, un auteur inconnu composa, d'après
elles, Tévangile selon Markos.
Un peu plus tard, entre 80 et 100, un deuxième inconnu composa,
d'après cet évangile et le recueil prîmilif de Mattliaios, Tévangile selon
Matthaîos.
Un peu plus tard encore, un troisième inconnu, travaillant d'après
les recueils primitifs de Markos et de Matthaîos, d'autres textes qui
ne nous sont pas parvenus et les traditions orales, composa l'évan-
gile selon Loucas (Luc).
Enfin, dans le premier quart du deuxième siècle, un quatrième
inconnu composa l'évangile selon lûannès (Jean) .
Celui-ci contient des interpolations et des traces de correction, et les
critiques allemands et hollandais lui dénient tout caractère histo-
rique.
(1) En hébreu leschou (contraction d'Iéschoaa), en grec lèsouij en latin letu, en fran-
çais Jém*.
(2) Ta Xo^ta.
(3) Eusébios. Histoire eeclésicutique, m, 39.
(4) Ta 'jtJj toO Xp'.JTOÙ T, XeyOf^Ta t^ r.poLyJivnoL.
16
I
1
^^'^^ LA REVUE BLANCHE
Les évangiles nous sont parvenus par des manuscrits grecs du
v« siècle.
Dans Tétude qui va suivre, j'ai donné, pour les citations, la préférence
à Tévang^le selon Markos, le plus ancien et le plus historique des
quatre; et j'ai suivi la traduction nouvelle (1896) d'E. Ledrain, pro-
fesseur à TEcole du Louvre.
Il
Tout protoplasma vivant ou bioprotéon parait doué d'une contractilité
analogue à celle do la fibre musculaire, bien que très atténuée.
J*ai relevé cette contractilité chez /|3 espèces de cellules appartenant
aux deux règnes et à divers tissus (i).
Elle entre en jeu sous T influence de différents modes du mouvement :
mécaniques (pressions, chocs), physiques (ondulations sonores, thermi-
ques, lumineuses, électriques, nerveuses) ou chimiques (combinaisons,
décombinaisons).
De plus, il paraît exister pour chaque cellule, par rapport aux diffé-
rents modes du mouvement, un optimum de relâchement, en deçà et
au delà duquel la contraction commence, pour aboutir à une contraction
complète et persistante, à une sorte de tétanos.
Il existerait donc un tétanos nerveux analogue au tétanos musculaire,
phénomène d'autant moins surprenant que la cellule nerveuse résulte
de la différenciation, dans la série animale, d'une cellule mixte, neuro-
musculaire.
La cellule nerveuse ou neurone est une petite masse de protoplasma
entourée d'un chevelu de prolongements fins. Elle ressemble à un arbre
à tronc court muni de ses, branches et de ses racines. Le cerveau et la
moelle sont formés par l'intrication de ces branches et de ces racines
protoplasmiques qui, en s'unissant bout à bout, constituent les conduc-
teurs nerveux.
On appelle circuit nerveux un conducteur qui, partant de la péri-
phérie du corps, revient à la périphérie, après avoir passé parle cerveau
ou la moelle. Certains neurones possédant des prolongements dMn
mètre et plus (ce sont ces grands prolongements qui, en se fasciculant,
forment les nerfs), il n'en faut qu'un petit nombre pour former un
circuit nerveux.
Ces circuits reçoivent par un pôle l'énergie qui résulte des impres-
sions sensorielles externes et internes et, en particulier, des réactions
chimiques provoquées par l'assimilation des aliments. Ils restituent au
monde extérieur, par leur autre pôle, cotte môme quantité d'énergie
sous forme de contractions musculaires et de réactions chimiques. Il en
résulte que le système nerveux n'est qu'un lieu de passage, une simple
machine à laquelle est applicable la loi de la conservation de l'énergie.
(1) \y Ch. Binet Sanglé. L'Amiboi$me dei nctirotief, Progrès médical, 19 octobre 1901.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 243
La restitution de Ténergie aa monde extérieur ne se fait d'ailleurs
pas selon un débit constant. En effet, le neurone est nû accumulateur
comparable à Taccumulateur électrique, et Ton peut se représenter
chaque circuit nerveux comme une série d'accumulateurs qui, grâce à
leur contractilité, pourraient se séparer momentanément les uns des
autres.
Lorsque, sous Tinfluence d'un mode quelconque du mouvement, le
neurone et ses prolongements viennent à se contracter, il en résulte la
formation, dans ces prolongements, par suite de changements dans la
densité de leur substance, de zones mauvaises conductrices, des barrages
qui arrêtent le courant nerveux, et que j'ai appelés les neuro^diéUe^
triques (i). Et alors, de deux choses Tune, ou ce courant change de
voie, ou son énergie s'accumule dans les neurones situés en amont des
neuro-diélectriques.
C'est à une contraction persistante, à un tétanos des neurones que
sont dus, selon moi, les phénomènes hystériques (2).
L'hystérique est un malade dont les neurones ont subi, par suite d'un
traumatisme ou d'une intoxication, une modification particulière, modi*
fication qui se traduit par une exaltation de leur contractilité, par une
prédisposition au tétanos. De même, dans la fibre musculaire intoxi-
quée ou, ce qui revient au même, fatiguée, le tétanos se produit plus
rapidement et dure plus longtemps que dans la fibre saine.
Parmi les modes du mouvement qui peuvent déterminer le tétanos du
neurone de Thystérique, il convient de citer les ondulations ner-
veuses elles-mêmes. Ces ondulations prennent naissance dans le
neurone. Elles résultent de la transformation des mouvements exté-
rieurs qui lui parviennent, de mêipe que, dans les piles, les ondulations
électriques résultent de la transformation de mouvements chimiques.
Certaines impressions sensorielles peuvent rendre le dégagement
des ondulations nerveuses si rapide et si intense qu'il revêt le caractère
d'une explosion.
Ces explosions ont pour conséquence, d'une part l'ébranlement des
neurones, d'autre part un phénomène de conscience qui est t émotion.
Sous leur influence, les neurones de l'hystérique peuvent entrer en
contraction persistante : d'où formation de neuro-diélectriques, arrêt du
courant nerveux et, par suite, anesthésies paralysies, ou phénomènes de
court circuit : contractures et secousses musculaires.
Mais aussi, sous cette même influence, le neurone de l'hystérique
tétanisé peut se relâcher; d'où disparition des neuro-diélectriques,
rétablissement du courant nerveux et, par suite, guérison des anesthé-
sies et des paralysies, cessation des contractures et des secousses.
De même, dans la télégraphie sans fil, un choc sur le cohéreur
(1) On appelle en électricité diélectrique tonte portion de l'espace qui oppose un obstacle
au passage des ondulations électriques. — Ch. Binet-Sanglé. ThîoHe des neuro-diélectriques
Archives de neurologie, septembre 1900.
(2) Ch. Binet-Sanglé. Le Mécanisme des phénomènes hystériques, EeYue de l'hjpno-
tisme, 1901.
a4/| LA REVUE BLANCHE
d'Oliver Lodje, peut, en déplaçant la limaille d'argent, intercepter le pas-
sage des ondulations électriques, comme un autre choc peut le rétablir.
Tel est le mécanisme par lequel Témotion guérit les accidents hysté-
riques. Les cures par suggestion sont avant tout des cures par émotion.
Jamais un médecin qui ne sait imposer à ses malades ne fera de
pareilles cures.
Or, de même que, pour une quantité d'énergie donnée, les effets
d'une explosion sont d'autant plus intenses que son champ d*expan-
sion est plus restreint, de même une émotion est d'autant plus
efficace que les neurones sur lesquels elle porte sont en moins grand
nombre. Telle est la raison pour laquelle les suggestions réussissent
mieux chez les sujets hypnotisés.
. C'est que, dans l'hypnose, un grand nombre de neurones sont
rétractés et par suite soustraits aux explosions nerveuses qui éclatent
dans les neurones étendus, dont l'ébranlement est ainsi d'autant plus
considérable
L'hypnose n'est donc qu'un adjuvant de la suggestion. Elle n'en est
nullement la condition indispensable. Tel suggestionneur d'un grand
prestige déterminera, chez un sujet éveillé, des phénomènes qu'un
autre suggestionneur d'un prestige moindre ne pourra obtenir que chez
un sujet en état d'hypnose.
En raison de l'impression qu'il produisait chez les individus les plus
simples de son époque, leschou de Nazareth, qui, atteint de dégéné-
rescence mentale avec délire des grandeurs (ij se croyait doué d'un
pouvoir surnaturel, fut un grand guérisseur d'accidents hystériques.
11 eut probablement à subir au début de sa carrière des échecs nom-
breux, échecs que les évangiles n'ont d'ailleurs pas toujours passé
sous silence. Mais une première cure en entraîna d'autres, et bientôt sa
réputation grandit de telle sorte qu'il guérit la plupart des hystéri-
ques qui se présentèrent à lui. Il en est de même de nos jours, où
tel médecin hypnotiseur voit ses cures se multiplier suivant une pro-
gression en quelque sorte mathématique.
leschou, — est-il besoin de le dire ? — ne guérit par suggestion que
des symptômes nervtux résultant d'un trouble purement fonctionnel des
neurones. Il lui eût été aussi impossible de faire marcher un paraplé-
gique (paralysie des membres inférieurs) par section de la moelle, que de
faire repousser un membre amputé. Aussi bien les évangiles ne nous
parlent-ils point de pareilles cures ; et c'est là une des preuves de la
bonne foi de leurs auteurs.
Les passages de ces écrits où il est question de maladies guéries par
suggestion sont de trois sortes :
Les premiers ne comportent aucune spécification.
Les seconds ne font qu'énumérer les affections guéries.
Les troisièmes relatent la cure avec plus ou moins de détails.
(1) Jules Soury. Ji'iw* et la rdiffion d'Itraêl, Paris, 1899, Charpentiefr.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 245
111
CAS NON SPÉCIFIES
Les passages de la première sorte sont au nombre de cinq. Je les
donne ci-dessous en suivant Tordre d'ancienneté probable des évangiles
qui les contiennent.
1* Lorsqu'Ieschou vint dans le territoire de Génésareth, « ce fut un grand
mouvement dans toute la contrée d'alentour ; on se mit à lui apporter de
toutes parts, dans de petits lits, ceux qui se portaient mal. Là où Ton appre-
nait que se tenait lèsous, et partout où il entrait, dans les bourgs, les
villes et les campagnes, on déposait les malades dans les places publiques,
et on le priait que ceux-ci pussent toucher au moins le bord de son vêtement,
et tous ceux qui le touchaient étaient guéris. »
ÉvanffiU sdon Markoê, VI.
Ce passage est reproduit textuellement dans l'évangile selon Mat-
thaios (XIX). La phrase « tous ceux qui le touchaient étaient guéris »
est une exagération orientale.
a*> Comme cela eut lieu de tout temps, les guérisons qui passaient
pour miraculeuses chez les Judéens étaient attribuées à divinité lors-
qu'elles étaient obtenues par les orthodoxes, et au démon lorsqu'elles
étaient obtenues par les hérétiques. C'est en vertu de cette loi hiérolo-
gique queJes prêtres romains accusent de satanisme les hypnotiseurs
modernes.
Or leschou était un hérétique pour les Pharischim (Pharisiens), c'est-
à-dire pour les Judéens orthodoxes et piétistes de son temps, qu'il
attaquait d'ailleurs dans ses discours. Aussi attribuaient-ils ses cures
à Baalzeboub, et songeaient-ils même à le faire mourir.
<' Mais lèsous, l'ayant appris, partit de là, accompagné d'une foule de gens,
qu'il guérit tous, leur interdisant de le publier. »
Évangile idon MatthaioSj XI T.
Ce passage est reproduit dans l'évangile selon Loucas.
La discrétion que leschou exigeait en échange de ses cures était
motivée, ainsi qu'on le verra dans la suite, non seulement par la crainte
de susciter la colère des Pharischim, mais aussi par l'appréhension de
voir affluer les malades en trop grand nombre.
30 « Quand lèsous eut achevé ces propos, il advint qu'il partit de la Gali-
laia (Galilée) et gagna le territoire de la loudaia (Judée) au delà du lordanès
(Jourdain). Des foules nombreuses le suivirent, et là il les. guérit. »
Évangile selon McUthaîos, XII.
4« Comme il s'était retiré à Bethsaida, l'apprenant, « la foule le suivit; il
l'accueillit, lui parla du royaume de Dieu, et guérit ceux qui avaient besoin
de guérison. »
ÉvanffUt «e/o» Loueat^ IX.
a'|6 LA REVUE BLANC HB
S"" a Après cela lèsous passa la mer de Galilaia, c'est-à-dire de Tiberias. Il
était suivi d*une nombreuse foule, parce qu'on voyait les miracles opérés par
lui sur les malades. »
Évangile selon Jôannhj Vf.
m
CAS SPÉCIFIÉS, MAIS XOX DÉCRITS
Les passages de la seconde sorte sont au nombre de sept. Les voici
dans le même ordre que les précédents.
1* i< Le soir venu, comme se fut couché le soleil, on porta près de lui tous
les malades et les démoniaques (1) et tout le bourg était rassemblé à sa
porte. 11 guérit tous ceux qui étaient malades de diverses maladies et expulsa
de nombreux démons, ne permettant point à ceux-ci de parler... Il allait
donc, préchant en leurs synagogues, par toute la Galilaia et chassant les
démons. »
Évangile selon Markw. I.
Ce passage est reproduit dans les évangiles selon Matthaîos (YIII}* et
^elon Loucas ilV).
2** « lèsous prit place sur un lieu uni avec la foule de ses disciples et une
grande masse de peuple venu de toute la loudaia, de Hierousalem, de la
contrée maritime de Tyros et de Sidôn, lequel était accouru pour l'entendre
et pour être guéri de ses maladies; et ceux-là aussi étaient guéris, que tour-
mentaient les esprits immondes (2). Toute la multitude tâchait de le toucher,
car une vertu sortait de lui, de façon qu'il leur rendait à tous la santé. »
KvangiU ulon Lviicas, VI.
3« « Un jour des Pharisiens vinrent dire à lèsous : « Éloig:ne-toi et quitte le
pays, car Hèrôdès te veut tuer. — Allez dire à ce renard, répondit lésons •
Je chasse les démons (:)) et j*opèreles guérisons aujourd'hui et demain. »
Évangile selon Loucas, XIII.
Op croyait en effet dans l'antiquité que les attaques d'hystérie et d'épi-
lepsie, ainsi que les diverses man* éstations de la folie, l'étaient dues à la
présence de démons dans le corps de Thomme. Or ces accidents sont
curables par suggestion.
4^ « 11 advint ensuite qu'Ièsous passa de ville en ville et de bourgade en
bourgade, prêchant et annonçant le royaume de Dieu ; et les douze étaient
avec lui, et aussi quelques femmes guéries d'esprits malins et d asthénies (4),
Maria surnommée Magdaléenne et de qui étaient sortis sept démons, et
lêanna, femme de Chouza, intendant d'Hérêdès, Sousanna (5) et plusieurs
autres, lesquelles l'aidaient de leur avoir. »
I^vangUe tlon Loucas, Vf II.
^2) Ot o)(^Xoû(ievoi UTTÔ -nveyfiiTCov àxaBipTcuv.
(3) 'Ex6éXX<i> ôx'.{jLÔvts.
(.|) Te06paite'j|Ji£vat 'jtto irvE'juàTtDV Trovr^pwv xal ajOevE'.ôjv.
^5) Eu hébreu SchoechaaiUL
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 2/17
Ces femmes étaient des hystériques et des neurasthéniques guéries
par suggestion. J'ai cru devoir en effet substituer le mot « asthénie »
au mot « maladie » par lequel E. Ledrain traduit à^évci», qui signifie
en Téalité faiblesse, impuissance, langueur.
Maria de Magdala, qui avait été possédée de sept démons (i), était
une hystérique à grandes crises.
J'étudierai plus loin la psychothérapie des accidents hystériques.
Quant à la neurasthénie, plusieurs praticiens l'ont traitée avec suCcès
par suggestion, entre autres : Bernheim, professeur à la Faculté de
médecine de Nancy, Edgard Bérillon(2), professeur libre à la Faculté
de médecine de Paris, Antoine Mavroukakis (3), Valentin (4) et Paul
Hartemberg (5). Ces derniers ont employé avec succès la suggestion à
Tétat de veille. J'ai obtenu des guérisons analogues.
S» «lèsous circulait par toute la Galilaia, enseignant en leurs synagogues,
annonçant l'évangile du royaume, guérissant dans le peuple toute maladie
et toute langueur (6), si bien que sa renommée courut par *oute la Syria; et
lui présentait-on tous les gens mal portants, atteints de div-rses maladies
ettourments, démoniaques, lunatiques et paralytiques (7), et il les guérissait
Et de grandes foules l'accompagnaient de la Galilaia, de la Décapole, de
Hierosolyma, de la loudaia et d'au-delà du lordanès.
Évangile selan Matthaios, IV.
Le mot a lunatique » traduction d'un mot grec qui signifie fantasque,
bizarre, changeant, désigne ici les sujets atteints d'une des affections
mentales qui sont curables par suggestion. On croyait autrefois que
la bizarrerie du caractère était due à l'influence de la lune. Quant au mot
tt paralytiques » , il désigne les sujets atteints de paralysies hystériques.
6» a lèsous circulait par toutes les villes et les bourgades, enseignant dans
leurs synagogues, préchant la nouvelle du royaume et guérissant toute
maladie et toute langueur (8) parmi le peuple. »
Écangile telon MaUhaioBy IX.
(1) Sept, uombre fatidique pour toute Vantiquité sémitique.
(2) Edgard Bérillon. — Neurasthénie (/rate guérie par sugçestion hypnotique. Bévue de
l*hynoptisme, 1890, page 330). — /vf# iudknfîons formeUe$ de la iuggestion hypiwtiqv^. en
psychiatrie ei en nenro-patholoffie. lievue de rhypnotiame, 18dl, page 97.
(3) Antoine Ma\Toakakis . — Leg neurasthéaiques et la suggeiiion. Bévue de ITij-pnotisme,
18U3, page 874.
(4) P. Valentin. — Du traiteimnt iles neuranthiniei graves par la psycJiothrrapit. Revue
de l'hypnotisme, 1897, page 110. — IlypocJtohdrie. consécutive à une hyHêro-nenra9tkénie^
d^origine toxi'injectieujfe. Onêrison en cinq si'^ances de suggestion sans hypnote. Revue de
l'hypnotisme, 1898, page 11.
(5) Paul Hartemberg. — Un cas de neurasthinie psychique guéri par la dynamagniie sug-
gestive. Revue de l'hypnotisme, 1898, page 42.
(6) llâ^av vÔTOv xat Trâyav ;jiaXaxîav.
E. Ledrain traduit ce dernier mot par infirmité. J'ai préféré le traduire par langueur, comme
ce linguiste le fait d'ailleurs en d'antres endroits. Chassang donne les versions suivantes :
mollesse^ langueur, faiblesse de raracti-re. La racine [IOlK implique ridée de mollesse.
(7) ITotxtXai; voToi; xat fiaffàvoi; Tjvs^rotiévo'j;, xal Sai[ioyiÇojjiivou;, xal aeXr,-
v.aïO'JiÉvo'j;, xai TrapaXux'.xoj;.
(8) Ilâ^av vôjov xxi -ajxv uaXaxtav.
a/48 LA RBVUÇ BLANCHE
7<> « Or lôannès (1) [Jean le Baptiste], ayant appris dans la prison les œuvres
de lèsous, ini envoya dire par deux de ses disciples : « Es-tu celui qui doit
venir, ou bien en attendrons -nous un autre ? »
lèsous leur répondit en ces termes : « Allez redire à lôannès ce que vous
entendez et voyez : Des aveugles voient et des boiteux cheminent; des
lépreux sont purifiés et des sourds recouvrent Touïe; des morts ressus-
citent (2). »
Érangiie selon Matthaîot, XL
Ce passage est reproduit dans l'évangile selon Loucas
La proposition « des aveugles voient » désigne Tamaurose ou le blé-
pharospasme hystérique; des boiteux cheminent, fa claudication hys-
térique par contracture ou paralysie des membres inférieurs ; « des
sourds recouvrent l'ouïe », la surdité hystérique; « des morts ressus-
citent », la léthargie. ^
Je consacrerai plus loin quelques pages à la psychothérapie de Tamau-
rose, du blépharospasme et de la surdité hystérique, de la léthargie et
de certaines maladies de la peau. Quant à la guérison par suggestion
de la claudication hystérique, c'est là un phénomène banal pour tout
neuro thérapeute .
Charcot (3) a guéri par suggestion hypnotique une jeune fille atteinte
de pied bot varus droit hystérique avec rigidité du genou et rotation de
la cuisse en dedans, déformation due à des contractures et qui déter-
minait une gêne dans la marche.
Des guérisons analogues ont été obtenues par Burot (4), professeur à
l'école de médecine de Rochefort, (coxalgie hystérique), par CLemoine^
professeurà la Faculté libre de Lille (5), (névralgie sciatique avec parésie
t'^stérique du membre inférieur droit déterminant une gêne dans la
marche), Gorodichze (6), (contracture hystérique du membre inférieur
gauche déterminant une pseudo-ankylose du genou et un pied bot
talus), Edgard Bérillon (7) (pied bot varus hystérique très accentué). La
cure de Gorodichze fut obtenue à l'état de veille.
Desplats, professeur de clinique médicale à la Faculté libre de Lille,
rapporte le cas d'une fille de douze ans, atteinte depuis trois mois d'une
contracture de membre inférieur gauche qui rendait la marche impos-
sible, et avait donné lieu au diagnostic d'arthrite du genou. La sugges-
(1) En hébreu lohan&n.
(2) ToçXol àvaôXiirouffi, xaî /(oXoi TTEpi-aTOÙari, Xerpol xaOapiÇovTa»., xai xcjcpot
àxououŒt, vexpot èYeipovTai.
(8) Charcot. Lliypnotisme en thérapeutique. Guérison d'tine contracture hystérique: Rerue de
rhypnotieme, 1887, p. 296. .
(4) Burot. Grande hystérie guérie par VemjAoi de la suggestion et de l'autO'Suggestion.
Revue de l'hypnotisme, 1887, p. 360.
(5) G. Leraoine. De V hypnotisme par les miroirs rotatifs dans le traitement de V hystérie^
Revue de Thypnotisme, 1893. p. 08.
(6) Gorodichze. Contracture psychique guérie par la suggestion à l'état de ve'dle. Revue de
'hypnoti-me, 1898 p. 347.
(7) Edgard Bérillon. Guérison d^une contracture par le transfert dans Vétat hypnotique.
Revue de l'hypnotisme, mars 1898. y
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 249
tion hypnotique fil disparaître instantanément celte contracture. Des-
plats raconte raconte sa cure de la manière suivante : « Posant le pied
de la malade à terre, je lui dis : « Levez-vous ! »et elle se leva : « Mar-
chez ! » et elle marcha : « Mettez-vous à genoux ! » et elle s'agenouilla ».
A son réveil, Tenfant était stupéfaite. Le père, qui Tavait amenée, pleu-
rait (ij.
J'ai guéri moi-même par suggestion à l'état de veille, un jeune garçon
atteint d'une contracture hystérique des muscles de la jambe, détermi-
nant la claudication. Je lui fis mettre la jambe nue et lui annonçai que
j'allais le guérir instantanément en lui touchant Je genou. C'est ce qui
eut lieu. Sur mon ordre, il se leva, aussitôt et se mit à sauter et à courir.
Toute douleur et toute claudication avaient disparu. L'étonnement de la
mère était à son comble. L'enfant déclara que j'étais sorcier.
Bidon (2), médecin des hôpitaux de Marseille, et Font (3), ont rap-
porté des cas analogues. La cure de Font fut, comme la mienne, obtenue
à l'état de veille.
Enfin Chiltov (4), professeur à l'Université de Kharkov, a guéri, par
suggestion hypnotique, un homme atteint d'hémiplégie droite (paralysie
du côté droit du corps) déterminant la claudication.
8* M Et de là [du territoire de Tyros et de Sidôn], lèsous partit et vint près
de la mer de Galilaia, où, montant sur la montagne., il s'y assit. Des foules
nombreuses accoururent à lui, ayant avec eux des boiteux, des aveugles,
des sourds-muets, des estropiés, et beaucoup d'autres (5) qu'on mit à ses
pieds ; et il les guérit. Aussi s'émerveilla-t-elle la multitude, voyant les
muets parler, les estropiés remis, les paralytiques cheminant et les aveugles
voyant (6). »
Évangile telon Matthaios, {^V)'
Le mot sourds-muets désigne des sujets atteints de surdi-mutité
hystérique, et le mot estropié^ des sujets atteints de contractures hysté-
riques des divers membres.
Je puis aborder maintenant l'étude des cures dont les évangiles nous
ont laissé un récit détaillé.
(1) Desplats. L'Hypnotisme agent thérapeutique. Revue de lliypnotiame. Août 1897
(2) Bidon. Claudication guérie par tuggeatiwi. Bévue de l'hypnotiame. Mai 1899.
(3) Font. Traitement de l'kjfttérie et de la neurasthénie par suggestion. Revue de psycho-
logie. Février 1901.
(4) Chiltov. Traitement et guérison par suggestion hypnotique d'un cas d'hémiplégie omc
apoplexie. Revue de l'hypnotiame, 1887, p. 34
(5) XioXo'jç, xucpXoûç, xu)çoj<;, xuXXoùç xatt ïzipoMç iroXXou^.
(6) Kwoo'jç XaXoûvxaç, xuXXoù< ôytei;, x***^o^< TceptTcaTOÙVTaç xal •cu^Xoùç pXI-
itovxa^.
orSo LA REVUE BLANCHE
IV
AMAUROSE OU BLBPUAnOSPASMB HYSTÉRIQUE
Premier cas.
Ils atteigoirent ensuite Hiérichcms. lèsous partit de là avec ses disciples et
une troupe nombreuse. Un aveugle (1) Bartimaios (2), fils de Timaios, était
assis auprès du chemin et mendiait. Celai-ci apprenant que lèsous passait,
se prit à crier ces mots : « lèsous, fils de David, aie pitié de moi ! » Plusieurs
le menacèrent afin qu'il se tût, mais il clamait encore davantage : c< lèsous»
fils de David, aie pitié de moi ! »
lèsous, s'étant arrêté, commanda d'appeler l'aveugle, ce qu'ils firent en lui
disant : « Bon courage. Lève-toi, il t'appelle ». Jetant bas son manteau, il se
leva et s'en vint vers lèsous, lequel lui parla en ces termes : « Que veux-tu
que je te fasse? —Maître, que je recouvre la vue, répondit l'aveugle. —• Va-
t'en, reprit lèsous, ta foi t'a sauvé ! »
Et aussitôt il vit (3), puis il suivit lèsous parle chemin.
Kvangile selon Markoiy X.
Pour rendre la cure plus extraordinaire, l'évangile selon Matthaîos
(XX) double le nombre des aveugles.
L'évangile, selon Loucas modifie également dans le sens du mer-
veilleux les paroles prononcées par leschou.
On a pu remarquer en effet, que celui-ci, dans un sentiment de pru-
dence que j'aurai encore roccasion de signaler, et qui d'ailleurs n'était
pas incompatible avec le délire des grandeurs dont il était atteint, ne
dit pas à l'aveugle : « Recouvre la vue ! » mais simplement : « Va-t'en,
ta foi t'a sauvé », ce qui, en cas d'échec, pouvait s'entendre : « Ta foi
te vaudra le royaume des cieux ». Or l'évangile selon Loucas iXVIII),
qui est postérieur à l'évangile selon Markos, prête à leschou les paroles
suivantes : « Recouvre la vue (4), ta foi t'a sauvé. »
Deuxième cas?
On trouve encore le récit d'une cure de cécité dans l'évangile selon
Matthaîos, au chapitre IX. Mais il est tellement analogue au précé-
dent, qu'on est en droit de se demander s'il n'y a pas là une simple
répétition, répétition d'ailleurs facile à comprendre si l'on songe à la
façon dont les évangiles furent composés :
a lèsous s'étant en allé de là, deux aveugles le suivirent criant ces mots :
« Aie pitié de nous, fils de David ! » Et quand il eut pénétré en la maison, les
aveugies vinrent au-devant de lui et lèsous leur dit : « Croyez- vous que j'aie
(i) Tu(pX<5<;.
(2) En hébreu Bar-Thaimou (le fils de Thaîmou). Il y a dans le texte grec une répéti-
tion indiquant que Tautenr ignorait l'hébreu.
(5) Kat riôé(j)(; àvéCXstj^.
(4) 'Avà6Xe<J/ov.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 2JI
le pouvoir de faire cela? — Oui, seigneur, » lui répoDdireni-ils. Alors, il
toucha leurs yeux (1) disant : « Qu'il soit fait selon votre foi l ». Leurs
yeux s'ouvrirent (2). lèsous leur imposa silence en ces termes : « Prenez
garde que personne ne le sache!» Ceux-ci, partant, étendirent sa renom-
mée dans toute la région.
Évangile teîon Matthahs, IX.
Il ne faut donc retenir pour historique que la guérison de Taveugie
de Hiérichous, telle qu'elle est rapportée dans Tévangile selon Markos.
il s'agissait, d*une d'amaucose hystérique totale ou d'un blépharos-
pasme hystérique complet.
L'amaurose (àjjiajpwît; — obscurcissement) ou cécité hystérique
est due, selon moi, à la rétraction des neurones qui sont le théâtre des
sensations visuelles. Cette affection, qui débute le plus souvent dune
manière soudaine, peut durer des mois et disparaître, comme elle est
venue, tout d'un coup, à la suite d'une attaque d'hystérie ou d'iihe
émotion. Briquet, Marlow, Wudermann, Pitres en ont rapporté des
exemples. Elle peut aussi disparaître par suggestion comme Pont
prouvé Bernheim (3) et Valude (4), médecin des Quinze Vingts.
Le cas de Valude a trait à un paysan hystérique dont Pœil droit ne
pouvait que distinguer le jour de la nuit. La guérison eut lieu par
suggestion à Pétat de veille.
Leblépharospasme ( pXéçapov= paupière, jTraaao; = hystérique) consiste
dans une contracture du muscle orbiculaire des paupières, contracture
qui a pour conséquence la fermeture spasmodique des yeux. Cette
affection est due, selon moi, à la rétraction des neurones moteurs infé-
rieurs qui innervent le muscle orbiculaire. Ces neurones se trouvant
ainsi isolés des autres et fonctionnant pour leur propre compte, il en
résulte un phénomène tout à fait analogue à ce qu'on appelle en élec-
tricité phénomène de court circuit. Seulement, ici, le court circuit, au
lieu de se traduire par une production de chaleur ou de lumière, se
traduit par ja contraction intense et continuelle d'un muscle. Celte
affection est curable par suggestion.
Edgard Bérillon a guéri en une seule séance d'hypnose une jeune tille
atteinte d'un blépharospasme hystérique complet datant de treize
mois (5).
De Bourgon (6), ancien chef de clinique aux Quinze-Vingts, chirur-
gien en chef du service d'ophtalmologie de PhÔpital Saint-Joseph, a
(1) ToTE rfy'X'zo -zôjyj ô'vOaX'JLÔJV auTwv.
(2) Kat àvîio^Or^Tav aÙTwv o\ ocpOaXjJiol.
(3) Bernheim. De l'amaurote hystérique et de l'amaurose Èiiggciitipe. Revue de ITiyi^no-
tisme, 1887, p. 69.
(i) E. Valude. Quelque.* phénomènes hystériques oculaires traités par la suggestion
thérapeutique.
(5) Edgard Bérillon. Les indications formeUts de la suggestion hypnotique en ps^ckiatrit et
en neuro-pathologie. Revue de l'hypnotisme 1851, p. 97.
(<)) De Bourgon. Deux cas de bléphdrospatme tcnique hîlaiérai douioumx d^origite hysti-
rique guéris par la suggestion hypnotique. Heviie de rhypnôtisme, 1897, p. 2ft9.
Si52 LA REVUE BLANCHE
guéri de la même manière deux malades atteints de blépharospasme
bilatéral douloureux d*origiûe hystérique. Le premier cas a trait aune
hystéro-épileptique de dix-huit ans, originaire d'Argentan, qui,
depuis quinze jours, souffrait d'une occlusion totale et permanente des
yeux. Elle guérit complètement en deux séances d'hypnose. Si bien que
le conseil municipal d'Argentan, qui avait obtenu son entrée aux
Quinze- Vingts, déclara que la cure tenait du miracle. Le second cas a
trait à une fille de trente ans atteinte d'un blépharospasme intermittent
de l'œil droit. Elle guérit complètement en trois séances de suggestion
hypnotique.
L'aveugle de Hiérichous était un hystérique. A la nouvelle de l'ar-
rivée d'Ieschou, dont la réputation de thaumaturge était alors si grande
qu'une « troupe nombreuse » le suivait, le fils de Thaimou se sentit
plein d'espoir. Il éprouva une émotion profonde lorsqu'on vint lui dire
qu'Ieschou l'appelait. Cette émotion ne fit que croître lorsqu'il entendit
le célèbre nabi prononcer ces paroles : « Que veux-tu que je te fasse? »
Et elle fut à son comble, lorsqu'il lui entendit dire : « Va-t'en, ta foi t'a
sauvé. » Pour lui, ces mots ne pouvaient avoir qu'un sens :
« Tu es guéri; tu as recouvré la vue. » Ce lui fut une secousse violente.
Les molécules de ses cohéreurs nerveux se déplacèrent. Un déclen-
chement se produisit dans ses neurones rétractés, et, comme les amau-
rotiques de Bernheim et de Valude, comme les blépharospasmiques de
Bérillon et de Bourgon, le fils de Thaimou recouvra la vue.
Deuxième ou troisième cas.
« Ils atteignirent Bethsaïda. Ëtonprésenta «ilèsous un aveugle (1) avec prière
de le toucher. lèsous, prenant l'aveugle par la main, le mena hors de la
bourgade, cracha sur ses yeux et, luiayantimposélesmains(2), lui demanda :
« Vois-tu quelque, chose? » L'aveugle leva les yeux et dit : « J'aperçois
des hommes que je vois marcher comme des arbres. (3) » Sur ce, lèsous
posa de nouveau les mains sur ses yeux; l'aveugle regarda et fut guéri; il
apercevait tout distinctement (4). lèsous le renvoya dans sa maison, disant :
« N'entre point dans la bourgade. »
Évangile selon Marko», VII.
Si leschou a soin de mener l'aveugle hors de la bourgade, c'est afin
de n'être pas exposé à un échec public. S'il lui recommande ensuite de
n'y point rentrer, c'est afin de n'être pas importuné par tous les malades
de la région et exposé ainsi à des échecs certains. Cela deviendra de
plus en plus clair dans la suite.
Troisième ou quatrième cas. — Amaurose et mutisme hys-
térique.
a Alors lui fut présenté un démoniaque aveugle et muet qu'il guérit, de telle
(1) Tu«pXov.
(2) Kal irxûaaç et< xi âp(xaTa auToO, èTrtôeiç xàç "yCi^oL^ ajT(j>.
(3) BXéirta Toùç àyOpatirouc «*>C Ôévôpa irepfïraToûvxaç.
(4) *Avé6Xe4'e xTjXauYw^ Siravxa^.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH ^53
sorte que celui qui avait été aveugle et muet parlait et voyait (1), ce dont
toute la foule fut fort émerveillée; elle disait : « Celui-ci n'est-il pas. le fils de
David?» — Mais les Pharisiens l'ayant entendu/ dirent : a Celui-ci ne
chasse les démons que par Baalzéboub, prince des démons. »
Évangile selon Mattkaîoty XII.
Ce récit est reproduit dans Tévangile selon Loucas (XI). Seulement,
au lieu d'un démoniaque aveugle et muet il n'y est question que d'un
démoniaque muet. L'évangile selon Matthaîos aurait donc exagéré l'im-
portance de la cure. De plus, dans l'évangile selon Loucas, la relation
qui existait entre le mutisme et l'hystérie est nettement indiquée par
ces mots : a II advint que le démon jeté dehors, le muet parla .»
Quatrième ou cinquième cas?
L'évangile, selon lôannès, le moins ancien des quatre, et celui qui
a le moins de valeur historique, contient encore le récit d'une cure de
cécité.
Mais ici nous sommes loin du laconisme et la simplicité de l'évan-
gile selon Markos. On sent, dès les premières lignes, le désir d'étonner
et de convaincre :
« En passant, lèsous vit un homme aveugle de naissance (2), à propos
duquel ses disciples l'interrogèrent en ces termes : c< Maître, qui a péché,
lui ou ses parents, pour qu'il soit né aveugle? — Ni celui-ci, reprit lèsous.
ni son père, ni sa mère ; mais c'est advenu pour qu'en lui soient manifestées
les œuvres de Dieu. Il me faut accomplir les travaux de celui qui m'a
envoyé tant qu'il fait jour. Vient la nuit où nul ne pourra travailler. Pen-
dant que je suis dans le monde, je suis la lumière du monde. » Après ces
paroles, il cracha sur la terre, en fit de la boue avec sa salive, ce dont il
oignit les yeux de l'aveugle (3) : « Va-t'en, lui dit-il, et te lave à la piscine
de Silôam (nom qui signifie envoyé). Il y alla donc, se lava et revint clair-
voyant. Or les voisins et ceux qui auparavant l'avaient connu aveugle —
c'était un mendiant — disaient : « N'est-ce pas cet homme assis qui men-
diait : — Oui, affirmaient les uns. — Non, mais il lui ressemble, » décla-
raient les autres. Lui s'écriait : « C'est moi-même. » Ils lui demandèrent
donc : « Comment se sont ouverts tes yeux? — Cet homme, répondit-il, qu'on
appelle lèsous, a fait de la boue, en a oint mes yeux en me disant : Va
vers le Silôam et te lave. Après y être allé et m'ôtre lavé, j'ai vu clair (4) —
Où donc est celui-là? reprirent-ils. — Je ne sais », dit-il.
On conduisit aux Pharisiens celui qui avait été autrefois aveugle. — C'était
jour de sabbat, quand lèsous avait fait la boue et lui avait ouvert les yeux.
Les Pharisiens l'interrogèrent à leur tour sur la façon dont il avait vu clair :
« 11 a mis, leur dit-il, de la boue sur mes yeux; je me suis lavé et j'ai vu ».
(i) TÔTt irpojTjVÉ/OT) ajTtp ôaifioviÇotxgvoc, tu'^Xoc xa; xw^po; xat èÔepine'Jdev
yjxôv oiore tov TucpXôv xat xtuçov xai XaXeiv xai fiXéTTô'.v.
(2) TjçXôv èx YÊVcTf,^.
(3) "ETCTuffE yafiat, xai èTtotr^je irr^Xov èx iok) :rTUfffxa':o;, xat èTcéj^toTS tov tttjXov
èTcî Toùç o(pOaX(JiO'jç toO tuçXoû.
Cl) BXéro).
'25'| LA RBYUE BLANCHE
Ce qui fit dire à quelques-uns des Pharisiens : << Cet homme-ci n'est point
de Dieu, car il ne garde ]>as le sabbat. »
D'autres disaient : « Comment un homme pécheur peut-il accomplir de ces
signes ? » Et il y avait division parmi eux.
Ils tinrent encore ce propos à l'aveugle : « Toi, que penses-tu de lui, de
ce qu'il t'a ouvert les yeux? — Il est prophète! » s'écria-t-il.
Toutefois, les loudéens ne crurent point de l'homme qa'il eût été aveugle
et qu'il eût recouvré la vue, avant d'avoir appelé le père et la mère de l'aveu-
gle guéri, lesquels ils interrogèrent ainsi : u Est-ce là votre fils dont vous
déclarez qu'il est né aveugle? Comment donc voit-il maintenant? n
Or le père et la mère leur firent cette réponse: « Nous savons que celui-ci
est notre fils et qu'il est né aveugle (i) ; mais comment il voit maintenant,
et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas; interrogez-le, il a de
l'âge; qu'il s'exprime lui-même. » Ainsi parlèrent le père et la mère, parce-
qu'ils craignaient les loudéens, car ceux-ci avaient déjà résolu que si quel- '
qu'un le confessait être le Christos, il serait chassé de la synagogue; c'était
pour cela que le père et la mère disaient : « 11 a de l'âge, interrogez-le. » Ils
appelèrent pour la seconde fois celui qui avait été aveugle et lui dirent :
« Donne gloire à Dieu, nous savons que cet homme est pécheur. — S'il est
pécheur, je l'ignore, reprit l'autre; mais ce que je sais bien, c'est que j'étais
aveugle et que maintenant je vois. — Que t'a-t-il fait? ajoutèrent-ils alors,
comment a-t-il ouvert tes yeux ? — Je vous l'ai déjà dit, répondit-il, et n'avez
point écouté; pourquoi le voulez-vous encore ouïr? Voulez- vous aussi être
ses disciples? »
Sur ce, ils l'injurièrent en ces termes : « C'est toi qui es son disciple;
nous sommes, nous, disciples deMôseus (2), mais celui-ci, nous ignorons d'où
il est. — Ici il est merveilleux que vous ne sachiez d'où il est; et cependant
il a ouvert mes yeux ; nous savons que Dieu n'écoute point les pécheurs ;
mais si quelqu'un est pieux et fait sa volonté. Dieu l'exauce. Jamais on n a
entendu dire qu'aucun ait ouvert les yeux d'un aveugle-né. Si celui-ci n'était
oint de Dieu, il n'aurait rien pu faire. — Tu es né tout entier en péché, lui
répondirentrils, et tu nous enseignes? » Et ils le chassèrent.
lèsous, ayant appris comme on l'avait chassé et l'ayant rencontré, lui dit :
« Crois-tu au fils de Dieu? — Qu'est-il, répondit l'homme, afin que je croie en
lui? — Tu l'as vu, reprit lèsous, et c'est celui qui te parie. » Alors il s'écria :
« Je crois, Seigneur! » et il se prosterna devant lui. »
ÉvangiU telon Jôannèê, IX.
Que faut-il penser de ce récit? Est-il historique? A-t-il été inventé de
toutes pièces? Est-il en partie légendaire? C'est à cette dernière opi-
nion que je me suis arrêté. La faculté d'invention est plus rare qu'on ne
pense, si rare même que telle légende se transmet de génération en
génération pendant des siècles, et que nous retrouvons dans La Fon-
taine des fables qui viennent de l'Inde, après avoir passé par Aisôpos
et Pha^drus. Encore les légendes les plus folles en apparence ont-elles
parfois une base historique. Donc, jusqu'à preuve du contraire, j'es-
time que l'évangile selon lôannès a rapporté, en l'exagérant, un fait
(1) Tjoao; èY^wV/Jr^.
(2) En hébreu, Mosché (Moïse)
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH 25S
matériellement exact, et qu'leschou a guéri un aveugle en lui oignai^t
les yeux de salive et de boue. C'était là sans doute un traitement en
usage de son temps, et qui rappelle certains procédés empiriques
employés encore de nos jours. Une chose certaine, c'est que Taveugle
en question ne Tétait pas de naissance. On ne connait aucun cas de
cécité congénitale ayant guéri à la suite d'un traitement aussi simple.
Il s'agissait probablement d'une cécité datant du jeune âge et qui n'était
pas très ancienne, car la réponse des parents aux Pbarischim : « Il a de
l'âge. Interrogez-le, » semble indiquer que le sujet sortait à peine de
l'enfance.
La première idée qui vient à l'esprit est celle d'une amaurose ou
d'un blépharospasme hystérique guéri par suggestion à l'état de veille.
Mais il est une autre espèce de cécité que le traitement institué par
leschou aurait pu aussi guérir. C'est celle qui peut faire suite à la con-
jonctivite granuleuse.
Cette maladie est extrêmement fréquente en Orient. Elle peut déter-
miner, soit une multiplication des vaisseaux de la cornée, qui a pour
conséquence la formation d'un voile opaque dans la couche superficielle
de cette membrane (pannus de la cornée) ; soit la formation d'un tissu
cicatriciel opaque (taies de la cornée). Ces deux complications peuvent
entraîner la cécité.
Or, dans la conjonctivite granuleuse, maladie chronique, il se produit
parfois des poussées aiguës, au cours desquelles les formations vascu-
laires ou le tissu cicatriciel qui gênent la vision peuvent se résorber. C'est
même ce phénomène qui a suggéré Tidée de traiter le pannus par l'ino-
culation blennorrbagique, et les taies par la projection dans l'œil de
poudres irritantes comme la poudre de calomel. Ce dernier procédé est
classique. Il est possible, sinon probable, que l'aveugle traité par
leschou était atteint de conjonctivite granuleuse ayant donné lieu à la
formation de taies. Le magma boueux serait resté plusieurs heures, peut-
être plusieurs jours en contact avec les yeux du malade, et, agissant à la
façon des poudres irritantes, aurait déterminé une kératite aiguë, à la
suite de laquelle les opacités de la cornée auraient disparu.
SUUDI-MUTITE HYSTERIQUE
La surdité hystérique est due, selon moi, à la rétraction des neurones
qui sont le théâtre des sensations auditives, et à la formation consé-
cutive de neuro-diélectriques infranchissables, qui empêchent les ondu-
lations nerveuses centripètes de leur parvenir.
Le mutisme hystérique est du à la rétraction des neurones moteurs
supérieurs qui tiennent sous leur dépendance les muscles du langage, et
à la formation consécutive de neuro-diélectriques infranchissables qui
256 LA REVUE BLANCBE
empêchent les oudulations nerveuses centrifages de parvenir à ces
muscles.
En raison de la relation fonctionnelle qui existe entre les neurones des
sensations auditives et les neurones moteurs des muscles du langage,
ces deux troubles sont souvent associés dans Thystérie.
Quant à Taphonie hystérique, qui peut être confondue avec le mutisme,
elle résulte tantôt d'une paralysie, tantôt d^une contracture des muscles
du larynx. La paralysie hystérique de ces muscles est due à la rétraction
des neurones moteurs supérieurs qui les tiennent sous leur dépendance;
leur contracture à la rétraction des neurones moteurs inférieurs qui les
innervent directement. Ceux-ci^ séparés ainsi des autres cellules
nerveuses, fonctionnent pour ]eur propre compte (phénomène de
court circuit).
La surdité et le mutisme ou Taphonie hystérique peuvent guérir
instantanément par suggestion, comme le prouve le fait suivant :
Selon Matthaios, leschou venait de guérir les deux aveugles dont il
est question au chapitre IX, et la foule était encore sous l'impression de
cette cure, lorsqu*
<( on lui amena un homme sourd-muet et démoniaque. — Le démon chassé,
le sourd-muet parla (1), ce dont la foule s'émerveillait en ces termes : « Jamais
rien de semblable ne s'est vu en Israël. » Mais les Pharisiens disaient :
a Par le prince des diables, il chasse les diables. »
Evangile selon Matthaios ^ IX,
Ce récit est reproduit deux fois dans Tcvangile selon Loucas, aux
chapitres XI et XII. Seulement, au chapitre XII, il est question, non
d'un démoniaque sourd-muet, mais d'un démoniaque aveugle et muet
(Voir plus haut.)
A Texemple d'Ieschou, Burot(a) a guéri, en une seule séance d'hypnose,
une jeune fille atteinte de surdité double hystérique complète. Milne
Bramwell [^] et Mangazzini (4) ont obtenu des guérisons analogues.
Vélander (5) et Edgard Bérillon (6) ont, par le même procédé, rendu
la parole à des hystériques atteints de mutisme. Dans l'un des cas
d'Edgard Bérillon, raiîection datait de onze mois. Dans l'autre, le sujet
recouvra la voix en une seule séance. La Dietskaya Medezina ( 1 896, n® i)
relate aussi la guérison par suggestion d'un mutisme complet chez un
enfant de douze ans.
(i) "AvOpwiTOv xtoçpov 8ai|xoviÇ6^evov xaî èxôXTjOévxo; tou oaifioviou èXàXr,-
aev 6 X(i>^6c'
(2) Burot. Surdité double dcUant de dix jours guérie en une seule séance par la suggestion.
Kevue de l'hyptonisme, 1889, p. 251.
(3) Milne Bramwell. Valeur thérapeutique de la suggestion et de l'hgpnotigme. Rapport au
Congrès de neurologie de Bruxelles, 1897.
(4) Mangazzini. Contribution à l'étude de la surdité-mutité hystérique, Arch. ital. di. Oto-
logia, Kinologia, Laryngologia , 1897.
(ô) Vélander. Un cas de mutisme mélancolique guéri par tuggation. Revue de l'hypnotisme,
1890, p. 175.
(6) Bérillon. I^s indications formelles de la suggestion hgpnotiqut en psychiatrie et en neu-
ropcithologie. Revue de l'hypnotisme.
LES CURES MIRACULEUSKS DE JÉSUS DE NAZARETH 2^7
Quant à Taphonie hystérique, Tatzel (i) a guéri en une seule séance
d*hypnose une jeune fille atteinte de celte affection. Henri Aimé (2)
rapporte un fait analogue. G. Lemoine, professeur à la Faculté de
médecine de Lille, a guéri en une seule séance d'hypnose un homme de
quarante ans, devenu sourd-muet à la suite d'une apoplexie hys-
térique. Le malade ayant été hypnotisé à Taide du miroir rotatif,
<( je me plaçai bien en face de lui, dit Lemoine, et, brusquement, j*appliquai
un doigt sur le conduit auditif externe de chaque côté, de façon à le fermer
complètement. Je restai ainsi quelques secondes afin de laisser cheminer
dans son cerveau une auto-suggestion encore vague, relative au sens de
l'ouïe; puis, subitement, écartant les mains, je lui criai en même temps :
« Entendez ! » La même manœuvre fut répétée trois fois, et après la troisième
fois, le malade fit signe avec la main qu'il commençait à entendre de Toreille
droite. Dès lors, le succès était certain, et je pus développer la suggestion et
lui ordonner d'entendre, et d'entendre très bien comme par le passé...
Quand je fus assure par ses gestes qu'il m'entendait parfaitement, je m'oc-
cupai de la parole et commençai à lui suggérer qu'il pouvait parler... Je le
forçai à' répéter après moi toute la série des chiffres depuis 1 jusqu'à 30 ;
i/.'is toutes les lettres de l'alphabet. Au fur et à mesure que j'avançais dans
cet exercice, je voyais la parole devenir plus facile ; et aussitôt cette série
terminée, je fus certain qu'il pourrait parler facilement. Je lui fis quelques
questions banales auxquelles il répondit correctement ; puis je lui suggérai
qu'il continuerait à entendre et à pouvoir parler après son réveil, et je l'éveil-
lai par suggestion verbale. Toute cette séance, depuis le moment où il avait
été plongé dans le sommeil hypnotique, n'avait pas duré plus de quinze
minutes.
Je constatai qu'il entendait parfaitement le bruit de la montre placée entre
les dents et sur le front, et qu'il entendait à voix basse à cinq mètres de
distance. »
Enfin Xavier Francotte (3), professeur de neurologie et de clinique
psychiatrique à l'Université de Liège, a guéri par suggestion à Tétat
de veille un homme de trente-cinq ans atteint de surdi-mutité à la suite
d*une frayeur. Au commandement du praticien, cet homme entendit et
irticula des syllabes. La surdi-mutité disparut pour ne plus revenir.
VI
SURDITÉ ET APHONIE OU BÉGAIEMENT HYSTERIQUE
«Ayant de nouveau quitté le territoire de Tyros, lésous passa par Sidôo, et
gag^a la mer de la Galilaia, à travers le district de la Décapole.
(1) Tatzel, in Zeitschrift fur hypnotismus, 1894.
(2) Henri Aimé. Étude r/tni^t^ du dynanitme psychique j Dois, 1897.
(3) Xavier Francotte. Surdi-mutité hystérique guérie par la suggestion à l'état de veille.
Communication à la Socielé médico- chirurgicale de Liège. Mercredi médical, 3 oct. 1894.
17
ij8 la revue blanche
On lai amena un sourd qui aussi parlait difficilement (1) et on le pria de
kii imposer la main.
Il le tira donc à part de la multitude, lui mit ses doigts dans les oreilles
et, crachant, lui toucha la langue (2). Ensuite il regarda le ciel avec un
soupir, et lui dit : « EfTathah! », ce qui signifie : « Ouvre-toi >». Et aussitôt
s'ouvrirent les oreilles, et le lien de la langue fut délié, de sorte qu*il parla
•aisément (3). lèsous leur commanda de ne le dire à personne : mais plus il
le défendait, plus ceux-ci le publiaient, et dans leur extrême étonnement ils
s*écriaient : « Il a £ait merveilleusement toutes choses ; il a fait entendre les
sourds et parler les muets. »
Évangile selon Marhoi^ VII.
On remarquera encore que le nabi prend soin de tirer le malade à part
de la multitude, afin qu'en cas d'échec, cet échec reste ignoré.
Ce sourd qui « parlait difGcilement » était atteint à la fois de surdité
et d'aphonie ou de bégaiement hystérique.
! Le bégaiement hystérique est dû, comme le mutisme, à la rétraction
I des neurones moteurs supérieurs qui tiennent sous leur dépendance
\ les muscles de la parole, et à la formation consécutive de neuro-diélec-
I' triques* Mais ici ces neuro-diélectriques ne sont pas complètement
\ infranchissables. Us laissent passer le courant sous forme de décharges,
[ qui provoquent des secousses dans les muscles de la parole au moment
I de l'émission de la voix.
! Cette affection est curable par suggestion ainsi que l'ont prouvé
\ Mavroukakis (4), de Jong, Edgard Bérillon (5), Auguste Voisin et Jules
i Voisin, médecins de la Salpêtrière.
}
VII
FOLIE
La folie est due à la destruction, à l'altération, ou à 1 éclipse par rétrac-
tion d'un certain nombre de neurones cérébraux.
La destruction, l'altération ou la rétraction des neurones de sensation
détermine: i<>des anesthésies (insensibilités) oude8hypoesthésies{dimi*
nution des sensibilités) ; 9.0 des hypéresthésies (augmentation des sen-
sibilités), celles-ci dues à des phénomènes de court circuit.
La destruction, l'altération ou la rétraction des neurones de mémoire,
détermine 1° des amnésies (oublis) ou des hypomnésies (diminution dos
(1) Kwcpov ^oy'-XiXov (jjloyy^^» *Î"^ ^ ^^ ^'^^^ sourde. Racine «jlov inii>liqiiant Vidva de
peine).
(2) "K6aXe toù^ ôaxTÛXo'j^ aO-roù £•.< -zà uizi. aÙTOÙ xïI ttjjx;; rfy^zo tt^ç yXioy-
OT,;; a-jxoO.
(3) Kal eùOÉoj; GiT^vol/Or^jav aÙToO ai àxoat, xa: èXuOT) ô oê<7{jlo; tt^c Y^oWdr,;
auToO, xal èXâXet opOw;.
(4) Mavroukakis. Bégaiement nerveux traité par la suggestion hypnotiqtve. Guèrison cowi-
plèU en trois séances. Revue de l'hypnotisme, 1894, p. 176.
(5) Edgard Bérillon L'onychophagie. Sa fréquence chez les dégénérés et son traitement
psychothérapique. Revue de l'hypnotisme, juillet 1901.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH '2:a9
mémoires); a"* des hypermnésies (exaltation des mémoires), celles-ci
dues à des phénomènes de court circuit, et s'accompagant souvent d«
sensations en retour (hallucinations).
Les troubles de la sensibilité et de la mémoire ont eux-mêmes pour
conséquence des troubles du jugement et du raisonnement, qui sont les
manifestations les plus apparentes de la folie.
Les folies curables par suggestion sont celles qui sont dues à la rétrac-
tion des neurones cérébraux.
leschou guérit deux cas de ces folies.
Premier cas. Délire hystérique.
» Ils [leschou et ses disciples] entrèrent à Capernaoum, et,, sans retard,
aux sabbats, il enseigna dans la synagogue; et on s'émerveillait de sa
doctrine, car il enseignait comme ayant autorité et non comme les scribes.
Or, à ce moment, il y avait dans leur synagogue un homme d'un esprit
impur (1), lequel se mit à crier : <' Qu'il y a-t-il entre nous et toi, lèsous le
Nazarénien. Es-tu venu pour nous détruire? Je sais qui tu es, le Saint de
Dieu. »
Mais lèsous le menaça par ces mots : « Tais-toi, et sors de cet homme ».
Sur ce, l'esprit impur, le secouant à le briser et criant à grande voix, quitta
l'homme (2). Et tous en étaient en émoi, de sorte qu'on discutait en ces
termes : « Qu'est ceci ? Quelle est cette nouvelle doctrine ? Avec autorité
il commande aux esprits impurs, et ceux-ci lui obéissent ». Aussi sa renom-
mée courut soudain dans toute la contrée environnante de la Galiiaia. i»
Épang'de ttelou Markos, I.
Ce récit est reproduit dans Tévangile selon Loucas (IV), où la gué-
rison est décrite en ces termes :
« Et le démon jetant l'homme par terre devant l'assemblée, sortit de lui
sans lui faire de mal (3). »
Rien ne prouve d'ailleurs que cette guérîson ait été définitive. On '
peut interrompre un délire hystérique et faire cesser une crise, sans
pour cela guérir riiystérie.
Deuxième cas. Manie.
« Ils atteignirent l'autre rive de la mer dans la contrée des Gadareniens. Dès ,
qu'Ièsous eut quitté le bateau, un homme possédé d'un esprit impur (4), sor-
tant des sépulcres, vint à sa rencontre.
II avait donc sa demeure dans les sépulcres, et personne ne le pouvait *
lier, même avec une chaîne. Souvent en efTet, attaché avec des ceps et des
fers, il avait rompu les fers et mis les ceps en pièces, de sorte que nul
n'avait la force de le dompter.
(X) "AvOpiUTTOÇ èv 'T'^c.JUL'JL'Zl OLY.xhi^'Zt^.
(2) Kaî (rrapàjav atÙTÔv to 7r;£j|Jia to àxdtOapTOV, xat xpâ;av çtovr, ;ji£vâXr,, £;f,X-
(3) Kxl ptij/av aÙTOv -zo rjOL'.iiô'^io^^ ei^ (léjov, etc.
(4) "AvOptoTTo; h t,^zJul%z'. àxaOipTfo.
I-
? 26o LA REVUE BLANCHE
> Continuellement, de jour et de nuit, il rt5dait par les sépulcres et par les
montagnes, criant et se frappant de pierres.
' Quand donc, tout de loin, il vit lèsous, il accourut et se prosterna devant
lui, clamant à grande voix : < Qu'y a-t-il entre nous deux, lèsous, fils du
' Dieu suprême ? Je t'adjure de par Dieu de ne nie point tourmenter ». Car,,
lèsous lui disait: <• Sors de cet homme, esprit immonde. » Il l'interrogea
ensuite en ces termes : « Quel est ton nom? — Je m'appelle légion, répondit
l'autre, car nous sommes nombreux. » El en môme temps, il suppliait lèsous
de ne les point envoyer hors de la contrée. Or il y avait là, sur la montagne,
un grand troupeau de porcs qui paissait. Et tous les démons se mirent à lui
faire cette prière : « Envoie-nous dans les pourceaux, et que nous entrions
en eux. » Sur ce, lèsous le leur permit ; donc, se précipitant, les esprits
immondes entrèrent dans les porcs, et le troupeau se rua du haut en bas
dans la mer; il y en avait environ deux mille, et tous furent étouffés dans
les eaux.
Leurs bergers, s'enfuyant, en portèrent la nouvelle dans la ville et par les
champs. On sortit pour voir ce qui était advenu. Accourant vers lèsous,
ils aperçurent l'ancien démoniaque, assis et vêtu, et de bon sens (I), celui-là
même possédé de la légion, et ils eurent grand'peur.
Les témoins du fait leur racontèrent ce (|ui était arrivé au possédé et aux
pourceaux ; sur quoi ils prièrent lèsous de quitter leur district.
Quand celui-ci fut monté dans la barque, l'ancien démoniaque le conjura
de le garder avec lui; mais lèsous ne le permit pas et lui dit: « Retourne
en ta maison vers les tiens et leur raconte les grandes choses que t'a faites
le Seigneur, et comment il a eu compassion de toi. » Il s'en alla donc et se
mit à publier dans la Décapole quelles merveilles lèsous avait opérées dans
sa personne, si bien (jue tous étaient émerveillés. »
Kcangile ftlon Markot V.
Il est à remarquer que, par dérogation à ses habitudes, leschou com-
mande ici au dépiouiaque de publier sa guérison. C'est que le nabi est
déjà dans la barque qui va le transporter sur Tautre rive du lac de
Génésareth, et qu*ainsi il n'a plus à craindre Taflluence de la foule et le»
importunités des malades.
L'évangile selon Matthaios (VIII), tout en ccourtant ce récit, double le
nombre des démoniaques, comme il avait déjà fait pour les aveugles de
Hicrichous. D'après cet évangile, leschou délivre donc « deux démonia*
ques, sortant des sépulcres, fort dangereux, tellement que personne ne
pouvait passer par ce chemin-là (a) ».
Le récit est également réproduit dans Tévangile Loucas (VIII), où il
a trait à
<c un certain homme de la ville possédé par des démons depuis foi*t long-
temps, qui ne portait point des vêtements, et n'habitait dans aucune maison
mais dans les sépulcres qu'on attachait avec des chaînes, mais qui rompait
ses liens, entraîné par le démon dans les solitudes. »
(i) Kaî jto'^povoOv-a.
(2) XaA£-o: AÎav, ojt£ \xr^ W/yiVé Tiva TraoîAOslv ô'.à Tf,^ ôooô ixîîvr,;.
LES cuRKS miraci:lki:ses de Jésus de nazaretii ^ iCyi
Que faut-il penser de cette histoire? Huxley (1) la rejette comme ab-
surde. Je ne suivrai pas son exemple. Je crois que les faits ont été altérés,
ou mal interprétés, mais qu'ils ont une base exacte.
Le récit est en partie légendaire, cela est évident. On remarquera en
effet que les paroles adressées à l'aliéné par leschou, dans les évangiles
selon Markos et selon Loucas, sont presque copiées sur celles que pro-
nonce, dans les mêmes évangiles, l'hystérique deCapernaoum. De plus,
il y a une exagération manifeste dans le nombre deux mille donné pour
les pourceaux.
Il n'en paraît pas moins vrai qu'Ieschou guéritpar suggestion un fou
hystérique, lequel habitait dans les grottes sépulchrales comme beau-
coup d'aliénés de celte époque.
Quant à l'épisode des pourceaux, il est possible qu'un troupeau, effrayé
par la foule <|ui suivait le nabi, ait pris la fuite et soit tombé dans la
mer. Des paysans crédules auraient attribué cet accident aux démons
chassés hors du maniacjue, et les évangélistes auraient donné corps à
cette légende en prêtant à l'aliéné ces paroles : « Je m'appelle légion, car
nous sommes nombreux... Envoie-nous dans le corps des pourceaux. »
Bien plus, il est possible que l'aliéné, auquel on avait dû répéter
souvent qu*il était possédé du démon et même de plusieurs démons,
ait prononcé les paroles qui lui sont prêtées, un peu avant que le trou-
peau prît la fuite. De telle sorte qu'il n'y aurait d'absurde dans ce récit
que l'interprétation.
Quant à la possibilité de la guérisun de certaines folies par sugges-
tion, c'est là un fait établi.
Des 1880, Auguste Voisin, médecin delà Salpêtrière, faisait con-
naître [qu'il avait guéri par ce procédé une femme atteinte de manie
aiguë, et, en 1896, au Congrès international de psychologie de Mu-
nich, il rapportait 42 observations d'aliénés délivrés ainsi de leur folie,
et dont la guérison remontait, pour certains, à huit, neuf et même dix
ans. Dans une autre statistique du même auteur, on voit que sur 22 cas
ainsi traités, 19 restèrent guéris. Les cures portaient sur les vésaniesles
plus variées, manies aigurs et subaiguës, dont un cas avec hallucina-
tions de la vue, de l'ouïe, de l'odorat et de la sensibilité générale, folie hys-
térique avec hallucinations de la vue et de l'ouïe et idées de suicide,
délire furieux chez un hystéro-épileptique avec hallucinations de la vue
et de Touïe, délire de persécution avec hallucinations de la vue et de l'ouïe,
délire amoureux chez un hystéro-épileptique avec hallucinatitms de la
vue et de l'ouïe, délire de persécution avec hallucinations de la vue et de
l'ouïe, délire amoureux chez une hystéro-épileptique avec hallucina-
tions de la vue et de l'ouïe, délire amoureux mystique, folie lypéma-
niaque datant de huit ans avec idées de suicide et phénomènes hys-
tériques, folie lypémaniaque datant de sept ans avec hallucinations de
la vue et de Touïe, idées, tentatives de suicide et phénomènes hystéri-
formes, folie lypémaniaque avec hallucinations et idées de persécution.
(1) Huxley. Science et religion.
'i6JL LA REVUE BLANGHS
lypémanie anxieuse, folie mélancolique, délire mélancolique avec hal-
lucinations de la vue et de Touîe et sitiophobie (refus d'aliments), folie
morale avec accès de manie aiguë, dipsomanie (manie de boire), dont un
cas datant de douze ans, morphinomanie.
Séglas (i), médecin de la Salpétrière, Dufour (a), Grasset (3), profes-
seur à la Faculté de médecine de Montpellier, Forel (4), Jules Voisin (5) ,
médecin de la Salpétrière, Brémaud (6), Burkhardt (7), directeur de
Tasile d'aliénés de Préfagier, Lowenfeld, Vélander, Burot (8), pro-
fesseur de l'Ecole de médecine de Rochefort, Roubinovitch, Brunet,
médecin de Tasile d'Evreux, Edgard Bérillon (9), Lombroso, professeur
de psychiatrie à l'Université de Turin, A. CuUerre (10), médecin de
l'asile delà Roche-sur- Yon, de Jong(ii;, Repoud (lu), médecin de
Tasile de Marsens, Ladame, van Renterghem et van Eeden (i3i,
médecin de la clinique de psychothérapeutique d'Amsterdam, von
Schrenk-Notzing (i/|), Kraiît-Ebing (ij), professeurde médecine mentale
à la Faculté de médecine de Vienne, Tokarsky (k6), privat-docent de
l'Université de Moscou, Lloyd Tukey (17). Hubert Neilson. Wetter-
strand (18) ont obtenu des guérisons analogies.
Une observation de Brémaud a trait à un alcoolique morphinomane
qui était dans un état de fureur presque constant, et se livrait sur les
personnes de son entourage à des brutalités et à des tentatives de
(1) Ségla?. Fait pour gervtr à l'hiâtoirt de îa thhxLpeutique tuggtttirt. Archives de neuro-
logie. 1885.
(2) Société médico-psychologiqae, 1896.
(8) Semaine médicale. Blai 18d6.
(4) A. Forel. Einige therapeutUcIie mit dtm kypnotitmus bei Geiteil-ranheiteu, Correspon-
danzblatt, 15 août 1887.
(6) Jules Voisin. duèiiMn par suggestion hypruyflque d'idée* délirante* et de mélancolie.
Rcv. de rhypnoti'*me, 1888.
((>) Brémaud. Gwrluon par rhffpnoti*me d'une tnanie des noutHiUes accouchées. Guérison par
VhypHoti*mt d*un dt'tirt alcoolique. Revue de rhypnotiAine, 1888, p. 16 et 19.
(7) Burkliardt. Application de Vhypnotisme au traitement des maladiet mentales. Revue
de l'h\'pnoti.»»me, 1889, p. ft7.
(8) Burot, Manie hystérique avec impulsions et hallucinations guérie par suggtlion. Re-
vue de l'hypnotisme, 1889, p. 036.
(9) Bérillon. Les indications formeUes de la suggestion hypnotique, en psychiatrie et en neu-
ropatJiologie.
(10) A. Cullerre. La, thérapeutique suggcf tir*' H svs applications. Paris, 1893.
Cil) De Jong. Qmlques obser rations sur la râleur médicale de In psychothérapie: Société
d'hypnologie, 1891.
(12) Premier Congrès international de Thypnotisme. Séance du 10 août 1889. La folie du
dotUe et le délire du touclwr. Revue de l'hypnotisme, 1891, p. 180.
(13) Premier Congrès international de Thypnotisme. Séance du 8 août 1889.
(1-1) Von Schrenk-Xotzing. Un cas d' in rersion sexuelle amélioré parla suggestion hypnHiqut.
Revue de l'hypnotisme, 1890, p. 172; 1891, p. 15.
(15) Krafft-Bbing. Traité de peychiatriey 1897, p. 133.
(1(>) Tokarsky. De l'application de l'hypnotisme au traitement des maladies mentales. Revue de
l'hypnotisme. 1888, p. 73.
(17) Revue de l'hypnotisme^ 1891.
(18) Revue de l'hypnotisme, 1891.
LES CURES MIRACULEUSES DE JÉSUS DE NAZARETH a6î
meurtre. Les médecins, réunis en consultation, résolurent d'employer la
suggestion hypnotique.
« Cette détermination était à peine prise, dit Brémaud, que M. D. fit irrup-
tion dans la salle où nous étions rassemblés, s'avança vers moi, les yeux
hagards, Tair furieux, et, subitement, s'armant d'une assiette qu'il arracha
des mains d'un domestique qui passait, il s'apprêta à me la lancer au visage.
Directement mis en cause, et sans attendre le secours des gardiens, je me
levai aussitôt, et, regardant fixement le malade, lui enjoignis de s'arrêter et
de rester immobile. Surpris de cette interpellation et du ton dont elle était
formulée, M. D. s'arrêta et je pus enlever de sa main crispée l'assiette mena-
çante. Profitant de l'étonnement où se trouvait le malade, je déclinai rapide-
ment mon titre, le motif de ma visite, et, sans le laisser revenir de sa
stupeur. Je le conduisis dans sa chambre, le lis immédiatement s'allonger
sur son lit, et lui intimai Tordre de s'endormir aussitôt. A peine étendu,
M. D. poussa un profond soupir, ferma les yeux et parut s'endormir. »
Durant ce sommeil, Brémaud pratiqua des suggestions curatives. Fin
se réveillant, le malade avait recouvré la raison.
L'un des cas d'Edgard Bérillon a trait à une sitiopbobe qui guérit
en une seule séance de suggestion à Tétat de veille.
Il est à remarquer que les maladies mentales qui cèdent le plus aisé-
ment à la psychothérapie sont précisément celles qui se traduisent par
une exaltation générale du système nerveux, surtout au moment où
elles commencent à devenir stationnaires. Cela cadre parfaitement
avec les récits des évangiles (i).
VIII
ATTAQUES d'hYSTÉRIE
« lèsous partit de là pour s'en aller aux confins de Tyros et de Sidôn el,
étant entré dans une maison, il voulait que personne ne le vît, mais il ne
put rester caché ; car aussitôt une femme, dont la jeune fille avait un esprit
impur (2), dès qu'elle eût entendu parler de lui, se vint jeter à ses pieds. Or
cette femme était hellène, syro-phénicienne de nation ; elle le pria de chas-
ser le démon hors de sa fille, mais lésons lui dit : « Laisse d'abord se ras-
sasier les enfants, car il n'est pas bon d'enlever le pain des enfants et de le
jeter aux chiens. — Certes, maître, mais les petits chiens mangent sous la
table les miettes des enfants. — Pour cette parole, reprit lèsous, va-t'en,
le démon est sorti de ta fille. »
En effet, quand la femme rentra dans sa maison, elle trouva l'enfant
* étendue sur le lit et le démon parti (3). »
Évangile tdon Marhoi^ VII.
(1) Cette étude était terminée lorsque mon gavant collègue, le docteur Félix Begnaolt.
professeur à TKcoIe de psychologie, publia, dauB la Revue de l'hypnotitme^ un travail inti-
tulé : Lu Vie de Jésus devant la science hypnotique. Pour ce qui est des cures du nabi de
Nazareth^ noue sommes arrivés, Félix Regnault et moi, ù des conclusions analogues.
(2) IlveOjjia àxàOapTov.
(3) K'jpz TÔ 8a'.jJiôv'.ov i$îÀr,>vuOo^, xac tt,v O-j^a'^pat ^£6Xt,|jiIvt,v ItzI tt,; xXivt.ç.
2C'| LA REVUE BLANCHE
Ce récit est reproduit dans Févangile selon Matthaîos (XV), mais
avec quelques modifications. Dans cet évangile la femme aborde
leschou au dehors, et tout d'abord il ne lui répond pas.
« Lors, s'approchant, ses disciples le prièrent en ces termes : w Congédie-
la, car elle crie derrière nous «. ïèsous répondit alors : « Je ne suis envoyé
que vers les brebis perdues de la maison d'Israël, u Mais s'avançant, elle se
prosterna devant lui, en disant : « Maître, aide-moi. — 11 n'est pas bon,
répliqua-t-il, de prendre le pain des enfants, etc. »
Ces récits ont trait, selon toute apparence, à une attaque d'hystérie.
- Si elle se termina comme les évangiles le racontent, leschou n'y contri-
bua évidemment en rien, et il ne s'agit que d'un miracle par coïnci^
dence.
IX
ATTAQUE D HYSTERO-EPILEPSIE AVEC MUTISME
L'attaque d'hystérie et l'attaque d'hystéro-épilepsie sont dues,
selon moi, à la décharge de neurones moteurs rétractés qui, relâchant
soudain leurs prolongements, laissent échapper l'énergie en eux accu-
mulée. Ces attaques peuvent être interrompues par suggestion à l'état
de veille. Le récit suivant en offre un exemple :
<( Quelqu'un de la foule, prenant la parole, dit h ïèsous : a Maître, je t'ai
amené mon fils, lequel a un esprit muet qui le jette à terre partout où il
le saisit; et lors mon fils écume, grince des dents et devient raide (1). J'ai
requis tes disciples de chasser l'esprit, mais ils n'ont rien pu. » ïèsous, lui
répondant, s'écria : «0 nation incrédule, jusques à quand enfin serai-je avec
vous? Jusques à quand vous support erai-je ? Amenez-le moi. » On amena
le malade près de lui, et, à la vue d'Ièsous, le démon convulsa le malade, de
sorte qu'il chut à terre, où il se roula en écumant (2). lésons demanda au
père : « Depuis combien de temps cela lui advient-il? — Depuis son enfance,
reprit le père ; souvent le démon l'a précipité dans le feu et dans l'eau pour
le faire périr ; si tu y peux quelque chose, aide-nous, dans ta compassion en
notre endroit. — Si tu crois, répliqua ïèsous, tout est possible au croyant. »
Et aussitôt le père de l'enfant cria ceci : « Je crois ; aide mon incrédulité. »
Voyant que la foule accourait pressée, ïèsous menaça en ces termes
l'esprit impur : « Esprit muet et sourd (3), je te le commande, quitte-le
pour n'y plus rentrer. » Sur ce, l'esprit sortit en poussant des cris et en le
convulsant fort ; et le malade devint comme un mort (4), tellement que plu-
sieurs disaient qu'il avait trépassé. Mais ïèsous, le prenant par la main, le
mit debout et il le dressa.
(i)"E/^ovTa TTVEÙjjLa îXaXov xal otto-j av aÙTov xaxaôotXT), py^ajei auTov xal àçpiÇei,
(2) KjO£(o; tô TTvsO'Jia èîTrapaJev auTov, xal r.t^ùiw h:\ t^c y^;, èxuXÎETO àippiÇtov.
(3) To Tve'JiJLa -:ô 5XaXov xa* x(oçp6v.
(4) Kai xpaÇav, xal roXXà TTrapi^av aoTov, è^f^XOe xai èy^veTO oxiei vexpo;.
LES CURES MIRACULKUSKS DE JÉSCS DE NAZARETH aOS
Et quand le maître fut entré en la maison, les disciples Tinterrogèrent à
part, en ces termes ; « Nous n'avons pu le jeter dehors ! » Et il leur dit :
« Cette espèce ne peut être chassée que par oraison et par jeûne. »
Krang'dc selon MarkoSy IX,
Ce récit est reproduit avec quelques modifications dans les évan-
giles selon Mattliaîos et selon Loucas.
Selon Matthaîos (XVII), le père dit à leschou :
« Maître, aie pitié de mon fils car il est lunatique et terriblement affligé (i)..»
Et, à ses disciples qui lui demandent :
« Pourquoi ne l'avons-nous pu chasser ? »
le nabi répond :
« C'est à cause de voire incrédulité ; car en vérité je vous* dis que si vous
aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne :
« Passe d'ici là », elle y passerait, et rien ne vous serait impossible... Mais
cette race de démons ne s'en va que par l'oraison et par le jeûne. »
Selon Loucas (IX), le père dit à leschou :
« Maître, je t'en prie, prends garde à mon fils, parce qu'il m'est unique.
Un esprit s'empare de lui, de sorte qu'il pousse soudain des cris, et l'esprit
le convulsé avec de l'écume, tout en le laissant brisé (2). J'ai prié tes dis-
ciples de chasser le démon ; mais ils n'ont pu. »
Et, lorsque le mahide s'approcha du nabi :
« Le démon se mit à le secouer et à le briser de convulsions. Mais lèsous
menaça l'esprit immonde, guérit l'enfant (3), et le rendit à son père. Tous
étaient émerveillés de ce prodige de Dieu. »
11 s'agit, à n'en douter, d'un cas d'iiystéro-épilepsie avec mutisme et
troubles mentaux.
Op les attaques d'hystérie et d'iiystéro-épilepsie, et même certaines
attaques d'épilepsie, peuvent être interrompues par suggestion.
Pour les attaques d'hystérie les cas ne se comptent plus. Henri Aime,
dans son Etude clinique de difnamisme psijchique, en rapporte dix.
Deux ont Irait à des garçons de treize ans, dont l'un, au cours de ses
crises, cassait et jetait par la fenêtre tout ce qui lui tombait sous la
main. Un troisième concerne une fille de dix-neuf ans qui avait eu jus-
qu'à /|5 attaques dans la même journée.
Vingtrinier(4), Krafft-Ebing (5), professeur de clinique psychiatrique
(1) "Oti (TcXT/ziàÇcTat, xal xaxco; r.iiT/t'..
(2) Kai î5où rveOjjia XaaCâvet ajTov, xa: è;a(çpvT,; xpâ^ei xa: jTapiîîei aùxàv
jxexà ôtçpo'j, xati ^ôXi; àTuo/topeî à-' aÙTOÛ, juvxpiôov auT'iv.
(3) "Epp7);£v auTov, zh ôaijJi'ivtov, xal TJV£T7:àpaÇev èTreTijxTjTâ SI h *It,toù; tc]>
irveyiJtaT'. Tcp àxaOipTtjj, xat tâjxTO tov Tralôa.
(4) Prosper Despine. Étude sur le somnambulisme^ 1880, p. 247.
(5) Krafft-Ebing. //y^^^r/e^raw. Gué ri son par la suggestion hypnotique. Revue de Thypno-
tisme, 1898, p. 262.
^fy(i LA REVUE BLANCHE
de rUnîversité de Vienne, Edgard Bérîllon (i), Burot (a), Bernheim(3),
de Jong(4), etc. ont obtenu des guérisons analogues.
Desplats (5), Milne Bramwell (6), Edgard Bérillon, Auguste Voisin (7)
ont guéri de la même manière des attaques d'hystéro-épilepsie. Dans
une observation d'Auguste Voisin, il s'agit d'une jeune fille dont les
attaques, d'une durée de quatre à cinq heures, étaient caractérisées par
des tremblements généraux, des frissons, de Tagitation, des convulsions
cloniques, des mouvements désordonnés; attaques au cours desquelles
elle dérangeait ou cassait tous les objets qui lui tombaient sous la main,
montait sur les meubles et sur le rebord des fenêtres, et enfin perdait
connaissance. Ces crises, qui avaient résisté pendant un an à divers
traitements, cédèrent rapidement et complètement à la suggestion
hypnop tique.
Auguste Voisin (8) etSpehlfg), médecin de l'Hôpital de Saint-Pierre
de Bruxelles, auraient même guéri par suggestion des attaques d'épi-
lepsie jaksonienne (convulsions épileptiques n'intéressant qu'une partie
du corps). La cure de Spehl fut obtenue à l'état de veille.
Enfin Braid, Luys (10), médecin de la Charité, Jules Bouyer(ii),
Edgard Bérillon (12), deJong (ï3) auraient guéri par suggestion hypno-
tique des sujets atteints d'épilepsie générale. Chez vingt épileptiques
traités de cette manière, Edgard Bérillon enregistre quatre résultats
très favorables. Chez six autres malades, il a obtenu, soit la disparition
passagère des attaques, soit celle des tremblements ou des vertiges.
Mais peut-être, dans tous ces cas, aussi bien d'ailleurs que dans le
cas d'Ieschou de Nazareth, ne s'agissait-il que de 1' « épilepsie hysté-
rique », c'est-à-dire d'attaques d'épilepsie dues à la rétraction des
neurones moteurs.
(A suivre.) D'. Charles Hinet-Sanglk
Professeur à l'École de psychologie de Paris.
(1) Bérillon. RôU de l'éducation dam VhystérU infantile. Bevne de rh3rpnotlsme, avril 1898.
(2) Barot. Grande hystérie giiérie par l'emploi de la suggestion et de VauJtO'-'SUffgestion. Bevoe
de l'hypnotisme, 1887, p. 355.
(3) Bemheim Hyperegtkétie circonscrite en un point de la région prècordiaie. pKudo-mngine
de poitr'uie. Crises d'hystérie re^iratoire et cardiaque. AjfailUissement progressif. Insuccès de
toutes 2» niédications pendant trois ans. Guérison par suggestion. "BLevne de lliypnotisme, 1891 ,
p. 10.
(4) De Jong. Quelques observations sur la valeur médicaU de la psychothérapie. Revue de
l'hypnotisme, 1892. p. 78.
h) Dc.9plats. L'kifpnotisme agent thérapeutique^ Revae de l'hypnotisme, août 1897.
(6) Milne Bramwell. f^ râleur thérapeutique de l'hypnotisme et de la suggestion.
(7) Auguste Voisin. Attaque» cône ulsive» ?iy»téro^pileptiqwes. Vertiges suiris <le délire et d'hal-
lucinations, H jfp^Mituue ohtefiu par le miroir rotatif. Guérisor.. Revue de l'hypnotisme, p. 22.
(8) Auguste Voisin. Kpilepsie jacksonienne datant de la première enfance. Hémiplégie à
droite. Drhilité intellectuelle. Mauvais imttuwts. Traitement par la guqgeéion hypttotiqne. Dix
fours de sommeil ptir mois. Suppression à peu prh complète des attaques. Guérison des trouble^*
me/itaïu. Revue de l'h^'pnotiRme, 1890, p. 304.
(9) 8pehl. Epilepsie jaksonie/tne. Traitement par la suggestion indirecte. Guérison. Revue
de l'hypnotisme, 1897, p. 2G5.
( 10) Revue d'hypnologie.
(11; Jules Bouyer. Du rôle de la suggestion dans la pratique journalière. Revue de l'hypno-
tisme. 18S7.
(12) Edgard Bérillon. Les indications formées de la suggestion hypnotique. Revue d?
l'hypnotisme, 1891.
(13) De Jong. Quelques observations sur la râleur de la psychothérapie. Revue de l'hypno-
tisme, 1892, p. 78.
2^. (i)
Le Père Perdrix
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Ce fut Tannée suivante, par un jour d'été, alors que le
monde était beau et que la vie avait mûri dans les champs,
pareille au blé, pareille au pain, pareille à une chair pleine
de bonne santé ; ce fut un de ces jours où l'on se dit : « Ça
y est, notre avenir est là, nous n'avons plus qu'à nous
asseoir et laisser notre âme s'associer aux saisons. » Pierre
Bousset travaillait dans sa boutique et ses deux ouvriers
étaient non loin de lui. On ne pouvait certes pas les féli-
citer de leur courage ; mais, comme ils étaient payés aux
pièces, l'existence auprès d'eux était supportable, du
moment qu'il nV avait pas des commandes trop pressées.
Tout à coup, Limousin leva la tête et dit :
— Ah! le voilà!
Pierre Bousset regarda : Nom de Dieu, c'était Jean! Il
avait un drôle d'air, un air en partie double comme lors-
qu'on a fait quelque chose et qu'on ne sait pas encore. Ils
pénétrèrent ensemble dans la chambre où la mère épousse-
tait les meubles avec cette minutie quotidienne qui rappelle
un examen de conscience. Marguerite, assise auprès de la
fenêtre, cousait dès le matin. Il y eut un battement de
cœur parce que ce ne sont pas les bonnes nouvelles qui
arrivent sans qu'on les attende.
Pierre Bousset dit :
— Comment se fait-il q.ue tu viennes aujourd'hui?
Jean s'assit avec assez de lenteur et l'on vit autre chose
encore s'asseoir dans la maison.
La mère dit :
(1) Voir La revue blanche des 1« et 15 mai et 1*" juin 1902-
2G8 LA REVUE BLANCHE
— Je parie que tu n'as pas mangé. Je vais préparer du
chocolat en attendant midi.
Jean lâcha tout :
— Enfin, voilà! II y a qu'il y a du nouveau. Il faut que
je vous le dise: j'ai quitté ma place!
— Comment!... Tu as quitté ta place?...
Ils se dressaient tous les trois : Pierre Bousset avec son
tablier et son dos de travail, et Jean s'aperçut qu'il avait
les cheveux gris. La mère tenait une casserole à la main,
précautionneuse comme une cuisinière, mais avec des sen-
timents comme si la casserole allait tomber. Marguerite
pleurait déjà :
— Ah! mon Dieu! Moi qui en étais si fière!...
Pierre Bousset dit :
— Et comment que tu as fait ce beau coup?
C'est alors que Jean sentit son âme fléchir et qu'il lui
remonta du fond du cœur tous les besoins, toutes les
vapeurs d'amour. Il fallait être les uns à côté des autres et
s'entendre, et il fallait que quelqu'un commençât à faiblir.
Il dit:
— Est-ce qu'on sait ce qu'on fait?
— Ahl par exertiple! dit le père. Tu ne sais pas ce que
tu fais!
— 11 y a des moments, répondit Jean, où Ton perd la
tête et ensuite je ne te dis pas qu'on n'en ait pas regret.
— En fait de perdre la tête, je ne connais qu'une chose :
c'est qu'on te paye, et c'est à toi de toujours obéir à ce
qu'on te commande.
La mère surveillait le chocolat dont la vapeur montait
avec une chaleur d'aliment fort. On aimait cela, dans la
famille, comme une gâterie de dimanche matin, comme un
chocolat de bourgeois pour qui, parfois, c'est jour de fête.
Elle dit :
— Enfin, qu'il y ait ce qu'on voudra, il faut tout de
même qu'il mange.
Jean allait parler. Ses yeux bleus avaient subi la première
transformation qu'apporte une vie d'homme, alors que l'on
n'est plus Jean, fils de Pierre, élève à l'École Centrale,
mais Jean Bousset, ingénieur des fabrications chimiques.
LE PÈRE PERDRIX aGf)
11 leur restait pourtant un rayonnement de petite fille, cette
émotion qu'éveillent deux rayons de soleil dans une
source. Et maintenant ils gardaient une sorte de suppli-
cation pareille à la douceur d'un enfant nu.
— Oh! je sais tout ce que tu vas dire. Tu ne peux pas
me. donner raison, parce que tu n'étais pas à ma place, et je
ne puis pas condamner un mouv^ement de mon cœur. Tu
sais, je vous Tai écrit, que les ouvriers voulaient se mettre
en grève. Tout de suite, je me suis dit que c'étaient des
choses qui ne me regardaient pas parce que quand on fait
pour soi, il ne faut pas regarder plus loin. Mais François
Perdrix m'a tout expliqué.
— Ça, je te Tavais dit! s'écria Pierre Bousset. Quand tu
as voulu faire entrer François Perdrix dans ton usine, je te
l'ai dit : Les parents, il faut toujours les tenir à distance.
Ils s'en font accroire et des fois pour les excuser on est
conduit à commettre tout un tas de bassesses.
— Enfin, dit Jean, je n'ai jamais eu à me plaindre de lui.
Au contraire, il avait le cœur sur la main.
— Oh ! tous les soûlards sont comme ça. On dit : <r. Ils ont
le cœur sur la main » et on ne compte pas toutes les fois où
ils détournent les autres.
— Ah ! j'ai compris bien des choses, mon père ! Comment
expliquer tout ce que j'ai compris? Il y a des moments encore
où voir et comprendre, cela fait dans ma tête un bruit
comme si le monde n'y pouvait tenir en place. Je te le
répète, c'est François qui m'a fait comprendre. J'ai vu, des
soirs. Je lui disais : « Je m'ennuie, je n'ai pas même un
un camarade et je mange sur des tables d'hôtel un dîner
trop bien servi. » Il disait: « Viens chez moi ; tu ne sais
pas ce que c'est que de manger les bonnes choses parce
que tu ne travailles pas et que la faim fait partie du travail.
Tu mangeras la soupe avec nous et nous te dirons au moins
que tu es heureux d'en être où tu es, et de regarder l'ou-
vrier en faisant l'amateur. » Je lui disais : « Mais je tra-
vaille aussi! Voir, comprendre, analyser, être ingénieur!
Toi, ce sont tes bras; moi, c'est ma tête et mon cœur qui
peinent. » Il riait : « Ha! ha! ha! ha! ha! Quand je rentre
le soir avec la gueule sèche, et que je mange de la soupe, moi
•270 LA REVUE BLANCHE
aussi j'ai mal à la tête et je m'en fous que vous ayez mal
au cœur. Je suis las comme un loup. Qu est-ce que c'est
que ton cœur? »
— Oui! Ça il avait raison, dit Pierre Bousset. Moi, je ne
comprends pas du tout où tu veux en venir. Ah! tu as
compris bien des choses! Moi, je ne comprends qu'une
chose, c'est que tu es malheureux d'être trop heureux.
Et Jean parlait, avec des yeux bleus, comme une folie,
comme un ruban, comme un pompon sans cause dont une
fillette orna son front. Et toute une douceur sortait de son
cœur pour aller s'épandre en la chambre où les meubles
se renvoyaient des reflets, anguleux et cirés. Marguerite
écoutait, avec des mouvements, écoutait son père, comme
un enfant dont c'est Thabitude d'être guidé par ses parents.
La mère surveillait le chocolat, congestionnée, secouant la
tête et ajoutant son mot :
— Oui, oui, il n'a jamais été fait comme les autres. Tu te
rappelles bien que, dans le temps, on voulait le mettre à la
porte du lycée et qu'il aurait été trop heureux de se faire
nourrir ici à rien faire.
Cela arrivait à Jean comme une succession de mots per-
çants et qui traversaient tout son corps. 11 le secouait
parfois, dans un frisson, mais un calme immense, cette
ombre profonde qui tombe des belles pensées, l'entourait
bien vite comme un amour suprême, comme une protection
qui veille autour d'un berceau.
— Hier, j'étais dans le cabinet du directeur. Cest alors
qu'arriva la délégation. II me semble la revoir. 11 y avait
trois ouvriers. Ils avaient pris une chemise blanche et ils
venaient de se laver les mains. Tu sais comment les
pauvres entrent chez les riches. Il 5' avait un grand tapis
et leurs pas s'y posaient avec tant d'embarras qu'on sentait
au cœur des trois hommes une honte de chose écrasée.
J'avais déjà pensé à la pauvreté qui, sachant qu'elle salit,
se cache et n'ose pas même toucher un objet. Us disaient :
« Dame! Monsieur le Directeur, on nous envoie vous parler.
Nous, voilà plus de dix ans que nous sommes à Tusine.
Nous gagnons troisfrancs dixsousparjour.Cen'estpaspour
dire, mais nous avons des femmes et des enfants, et nos
LE PKBE PERDRIX '^'i
trois francs dix sous ne vont guère plus loin qu'un verre
de vin et une assiettée de soupe aux choux. Bien entendu,
vous avez aussi des frais, mais nous voudrions gagner
quatre francs par jour et, pour tout vous expliquer, il faut
que vous y consentiez ; parce que Targent donne du courage
à l'ouvrier. » L'autre les recevait avec cette assurance des
riches, assis tout droit dans un fauteuil et qui portent la
tête comme si elle dominait la vôtre. Il n'eut pas beaucoup
de mal avec son éducation, ses habitudes de maître, sa
stabilité de patron, pas beaucoup de mal à les troubler
tous trois. « Messieurs, dès maintenant, je vous dis : Non!
La Société n'a pas à tenir compte de vos volontés. Nous
vous payons trois francs cinquante par jour et nous esti-
mons qu'il vous appartient de baser votre vie sur votre
salaire. Quant à vos insinuations, j'emploierai tel moyen
qui me plaira pour fortifier votre courage. Du reste, nos
bénéfices ne sont pas ce que vous imaginez, vous qui
ne connaissez ni nos efforts ni nos désillusions. >/ C'est
alors, mon père, que je me suis senti ton fils et que je me
suis rappelé tes mains, ton dos qui travaille et les roues des
voitures. Les trois ouvriers semblaient trois enfants chez
leur père, avec des cœurs qui se gonflent et ne sentent plus.
Ah! je croyais bien être un ingénieur. Je m'étais imaginé
sur les bancs de l'école que ma tête était pleine de science
et que cela suffisait. Mais tout le sang de mon père, les jours
que j'ai passés dans ta boutique, et ces bouffées qui vous mon-
tent à la tête et semblent venir de bien loin, tout cela criait
comme une grimace, comme une serrure, comme une clé. J'ai
pris la parole : « Monsieur le Directeur, je les connais. Il y a
mon cousin qui travaillée l'usine. Comprenez-vous ce que
c'est, la vie des acides et celle du charbon? » Si tu avais pu
voir! 11 me regardait avec ses yeux, comme si de la glace
avait pris leur prunelle: ^f Monsieur l'ingénieur, je ne per-
mettrai ni à vous qui êtes un enfant, ni à eux qui sont
des ouvriers, un seul mot pour discuter mes paroles et mes
actes. Messieurs, vous pouvez vous retirer. ^ Je suis devenu
chien comme un chien libre. Une porte s'ouvrait d'un seul
élan. Nous avons du moins l'insolence, nous les pauvres,
et les coups de gueule, puisque leurs armes arrêtent nos
l'^'l LA HEVUE BLANCHE
coups de dents. Je suis parti comme eux. Ils baissaient la
tête et pensaient. Moi, j'ai crié. Je me suis retourné et j'ai
crié : « Merde! »
— Ah bien ! par exemple, je ne m'attendais pas à celle-là^
dit Pierre Bousset. On fait élever des enfants pour en faire
des bourgeois, pour qu'ils travaillent un peu moins que
vous. Ah! nom de Dieu, va donc leur demander une place
à ceux pour qui tu as perdu la tienne.
Autrefois, TUnivers semblait réel et solide et Ton n'avait
qu'à tendre la main pour en toucher les bornes. On pen-
sait : Encore quelques années, quelques années pour faire
quelques efforts, après quoi nous pourrons nous reposer.
Si le monde ensuite pouvait se figer, si les sentiments pou-
vaient se figer aussi dans nos cœurs, et notre vie se déli-
miter, avec tant de hauteur et tant de tour de poitrine.
C'est à cela qu'on reconnaît le bonheur. Pierre Bousset
distiit à sa femme :
— Voilà ce que c'est. Tu te rappelles bien ce que disait
madame Lartigaud, un jour où elle était soûle: ^. On fait
instruire les enfants et ensuite ils vous crachent au nez. »
D'ailleurs, le chocolat était prêt et la mère l'apportait
dans un bol, avec du pain grillé.
— Tiens, regarde. Si tu n'as pas assez de pain, je t'en
ferai griller encore.
Jean mangeait, ayant vingt-deux ans, et gardant de son
voyage du matin une secousse de wagon, de voiture et de
grand air. Il avait connu le chocolat, aux beaux dimanches
de son enfance; dans son estomac descendaient les cloches
fraîches, les nappes blanches, la communion de l'autel,
et ses douze ans passaient avec des récits. Il y a de bons
aliments, qui viennent d'autrefois et qui guérissent les
cœurs malades. Le père disait :
— Je ne sais pas comment il peut manger. Moi, les bou-
chées me resteraient dans le cou.
Ensuite on ne causa plus guère. Pierre Bousset était
assis, ses grosses mains sur ses genoux posées, gardant une
attitude étonnante et sans équilibre, comme une idée qui
fait mal et ne peut pas durer. La mère continuait à frotter
les meubles, en vieille machine dont les pas semblaient un
LE PÈRE PERDRIX 273
battement de piston, agrippée parfois à une armoire comme
une bête ridicule qui veut grimper aux murailles. Et la
petite Marguerite cousait encore, toute fondue, bonne petite
sœur et pleurant son frère, avec des larmes et des senti-
ments qui s'écoulaient et semblaient vider son cœur.
On dirait que quelqu'un vous est entré dans le crâne,
pèse au front, pèse à la nuque, veut vous faire éclater, ou
pénétrer jusque dans vos os. Pierre Bousset poussait de
grands soupirs : Ahan ! pour l'exhaler, pour s'en défaire
enfin, nom de Dieu! et pour qu'il vous reste à la poitrine
un peu de la liberté des hommes sains. Il disait:
— Ça m'appuie sur l'estomac.
Puis il retombait à son silence où les douleurs s'entas-
saient et gonflaient la peau de sa tête. Et lorsque Tune
d'elles surgissait et semblait la plus forte, il en apparaissait
une autre encore qui criait comme une chienne et se
débattait sans fin dans le mélange de tous les espoirs déçus.
Il parla pourtant! — « On a dû te payer avant de venir et
il doit de rester de l'argent. Il faudra nous le donner en
garde, parce que tu en auras besoin.»
On n'avait pas avec lui la ressource de penser qu'il était
économe. Gagnant quatre mille francs par an, étant garçon,
à quoi pouvait-il tout employer? Et il fallait bien croire, à la
fin du compte, qu'il était mj^stérieux et léger et s'attendre
aux combinaisons de cette folie qu'engendrent l'ignorance
du prix de la vie et le mépris de la valeur de l'argent.
Voici qu'au bout d'une année il vous apportait deux cent
cinquante francs, pas même la valeur de son dernier mois,
et qu'on le sentait vivre au jour le jour avec cette indiffé-
rence des gens qui n'ont pas envie de bien faire. Et c'était
triste, et il s'était trouvé châtié, et les autres en subissaient
la peine et l'avenir s'ouvrait devant vous comme une chose
à laquelle on ne peut pas s'habituer. De plus, il voulut
garder sur lui cinquante francs, au risque de les perdre et
l'on ne savait pas, ah ! véritablement l'on ne savait pas
comment le prendre. Et il n'y avait que cela à dire:
— Oui, avec toi on ne peut avoir aucune satisfaction.
C'est à ce moment qu'on entendit les gros sabots du père
Perdrix. Depuis l'année dernière ils avaient pris un grand
18
274 LA REVUK BLANCHB
poids et se heurtaient à tout dans la rue, car les pauvres
sont faibles et rencontrent des murailles. 11 venait, il était
là, sonore et creux, comme une machine à traîner des
sabots. Il ouvrait la porte. Il était sans assurance, comme un
parent pauvre, et s'expliquait en entrant. On ne se fait pas,
il s'en rendait compte. Il avait toujours peur de causer du
dérangement.
— Je l'ai vu monter. Ça me trottait par la tête. Je me
suis dit : Il ny a pas là, il faut que j'aille voir ce qui est
arrivé.
Puis il embrassait Jean avec un peu de déclamation,
exagérant son amour pour se faire bien voir. On lui racon-
tait tout et il disait déjà de François :
— Ce gars-là, je lui en veux. 11 n'est pas content de se
soûler, il faut encore qu'il invente des tas d'histoires.
Et il disait à Jean :
— Oh! mon ami, tu es un petit bêta. Moi, je suis un
vieux malheureux. Pourquoi t'en mêler? Il faut laisser les
malheureux pour ce qu'ils sont.
CHAPITRE II
Il y eut des temps pour le père Perdrix. Son chapeau
s'abattit encore sur ses lunettes, avec des bords frangés, et
son front de vieux loup s'évidait aux tempes et s'amaigrissait
comme une idée de famine. Il s'asseyait sur son banc,
pendant les étés successifs ; ses genoux lui serv^aient à
appuyer ses coudes, sa tête était basse et ses yeux s'amusaient
avec ses pieds. Il grattait le sol, d'un coin de son sabot,
après quoi il le pilait à petits coups de semelle. 11 faisait
des rainures, de larges rainures pareilles à des sillons ;
ensuite il s'essayait à les combler et cela formait des minutes,
puis des quarts d'heure, puis des après-midi.
Les premières pentes de la misère, lorsqu'il y tomba,
avaient talé ses fesses ; maintenant une vieille habitude les
gardait lourdes et tassées, et le bois du banc, qui les com-
primait, avait pris une amicale fermeté, une solidité de chose
sûre. La misère n'est pas un état définitif et qui 3ente le
LE VkKK PERDRIX ^75
malheur. D'abord, on s'assied et Ton pense au pain quo-
tidien, puis les jours, en nous le donnant, s'approchent de
nos cœurs ei les rassurent comme de bons amis. Le plus
mauvais moment, ce fut lorsqu'on le mit à la porte du bureau
de bienfaisance, parce qu'il se sentait vieillir et que les
années sont tremblantes. Alors, il connut tout. Sa vie bran-
lait comme un outH mal emmanché, et il ne pouvait y mettre
la main sans le sentir incapable et usé. Elle avait les flexions
d'une bête qui se dérobe, les coups de tête inattendus d'un
vieux cheval que la fatigue cabre une dernière fois et qui va
crever à cent lieues de sa mangeoire : « Tonnerre de Dieu!
pensait-il, j'irai me foutre à l'eau sans prévenir personne et
je noierai la gale que je porte, avant qu'elle ait percé mes
os. > Et puis, tout passa, et ses fesses reconquirent leur
aplomb sur son banc. Les idées lui remontaient; respirer,
— respirer seulement, — était bon, et s'asseoir, regarder
la rue, manger du pain sec, tout cela formait de la vie et le
mettait encore au milieu du monde parmi les plaisirs de l'air,
de la lumière et de la circulation des rues qu'on aime à voir.
Mais lorsque Jean Bousset fut là, il s'éveillait le matin :
« Pauvre petit gars, il viendra s'asseoir sur mon banc. »
C'étaient deux bons amis. Jean descendait, sur le coup de
neuf heures, ayant mangé la soupe : « Ah! te voilà, mon
frère!» Il se reculait et lui laissait une grande place. Ils
s'embrassaient toujours. Dans le temps, les bonnes femmes
disaient : « C'est joli, un grand garçon de son âge, de vous
embrasser comme ça. » Alors la journée commençait. Ils
gardaient souvent la tête basse, l'un et l'autre, et Jean disait :
« Il ne fait pas chaud, ce matin. » Le vieux répondait : « Ma
foi, non ! Je crois tout de même qu'on aura le beau temps,
parce que, quand ma jambe ne me fait pas mal, c'est bon
signe. » Jean dessinait sur le sol des rainures bien plus fines,
à cause de la semelle de ses souliers. Parfois, il dessinait des
triangles, menait les trois hauteurs et avait beaucoup de
peine à les faire concourir en un même point. 11 s'essayait à
tracer des circonférences, mais la chose est impossible parce
que le pied ne tourne pas.
Vers dix heures, passaitNénesse, le marchand de journaux.
Il avait une grosse tête et les jambes torses, et depuis si
longtemps on le voyait dans le pays, que les journaux avaient
^7^ LA REVUE BLANCHE
Tair d'une marchandise faite pour être vendue par des
gnomes. On lui demandait: «Eh bien! qu'est-ce qu'il y a de
nouveaudanstes journaux ?> 11 répondait: 4: Si vous croyez
que j'ai eu le temps de les lire !> Et l'on pensait : «Comment!
Il vend des journaux, et il ne sait même pas ce qu'il y a
dessus. > Jean achetait le Petit Parisien. Le vieux disait :
« Allons, frère, lis-moi les nouvelles. » Il aimait entendre lire
parce que cela le sortait de lui-même et lui faisait connaître
des choses que tout le monde ne connaît pas. Il se plaisait aux
« faits-divers » comme à une vieille illustration, comme à
une gravure en marge du livre de la vie II disait de la
politique : « Tu sais bien qu'on est tous les mêmes, qu'on
ne pense qu'à bien manger et tout ça, c'est à qui attrapera
le lard. ^
Le jeudi, lorsqu'arrivait le « Supplément du Petit Pa-
risien ^, le Vieux s'écriait : «Ah! on va voir les images ! >
Et c'est là-dessus qu'il se penchait en essayant de s'expliquer
les gestes : « Qu'est-ce qu'il fait donc, celui-là ? » Jean
répondait : « Tu ne comprends donc pas ? 11 est en train
de lever son couteau pour la tuer. > Le Vieux disait : « Je
vais te dire une chose, mon ami : faut-il qu'il y ait de la
canaille ! :«► Et il se penchait encore pour voir, pour apprendre^
avec une ignorance entêtée qui aspire la vérité dans les
journaux.
L'après-midi, Jean allait se promener dans la campagne.
Il rentrait vers les quatre heures et le Vieux le lui répétait
chaque fois : « Petit bêta ! Pourquoi as-tu été te promener
au moment de la grande chaleur? >/ Pendant tout ce temps-
là, le Vieux sentait qu'il avait mal à la jambe. Ça l'avait
pris d'une drôle de façon. Et puis c'était bien fait, parce
qu'il faut être plus fier qu'il ne l'avait été. Un jour,
Monsieur Edmond lui avait envoyé quelqu'un : « Père
Perdrix, Monsieur Edmond vous demande si vous voulez le
rouler dans sa petite voiture. Son domestique est occupé et
ne peut pas lui faire faire son tour de jardin. )^ Mon Dieu 1
il y alla. C'est bien vrai que Monsieur Edmond l'avait rayé
du bureau|de bienfaisance, mais dans la vie on n'a pas tou-
jours le droit d'être difficile. Il y alla comme un grand
câlin, avec de ces paroles qui adoucissent les angles des
riches. L'autre avait tellement mangé depuis un an que les
LE PÈRE PERDRIX 277
couches de graisse s'amoncelaient et que, jour par jour, on
aurait pu les compter. On le roulait comme cela, assis dans
une petite voiture, dans les allées de son jardin. Il s'était
mis aux fleurs et jamais on n'aurait pu supposer, lui qui
était un bourgeois, qu'il montrerait tant de patience et
tant de minutie. Il y avait presque toujours un jardinier
auquel il donnait des conseils et qui lui répondait : « Oh
dame ! Monsieur Edmond, je crois bien que vous vous y
connaissez mieux que moi ! )î^ C'était un jardin embêtant,
avec des allées qui descendaient trop. On était obligé de
retenir la voiture de toutes ses forces. Des fois, le Vieux
en était éreinté, avait envie de tout lâcher, d'abandonner
le bourgeois au casse-cou et disait doucement en lui-même :
« Tue-toi donc, va ! Il n'en crèvera toujours pas pour bien
de l'argent. >/ Un beau jour, il avait senti quelque chose
qui pétait dans sa jambe, et depuis ce temps-là elle était un
peu rouge, avec des espèces d'écaillés blanches. Il est vrai
qu'il avait des varices.
On ne peut pas toujours penser au mal quand on est
ouvrier. Assez souvent, la Vieille se plaignait et le Vieux
lui répondait : «: Tu as donc bien peur de mourir! )^ Mais
quand même, certains jours ça le piquait et d'autres jours
ça le démangeait, et il se fût gratté jusqu'à se mettre la
jambe en feu. Il en arrivait à ne plus supporter son bas. La
Vieille dit : « Voilà ce qu'il faut faire. Tu te laveras bien ton
mal tous les matins pour le rafraîchir et ensuite tu mettras
de la poudre d'amidon pour le sécher. Et puis je t'entourerai
la jambe avec de la toile pour que ton bas ne pique pas. »
Tous les matins ce fut la même chose. Il lui semblait que
ça adoucissait un peu. Alors il recommençait le soir, dans
l'espoir que la guérison viendrait deux fois plus vite.
Monsieur Edmond le recevait gentiment, largement, et
allait jusqu'à lui payer la goutte. Visiblement, il ne se sou-
venait de rien. Du reste, il n'avait pas la rancune longue et
gardait au cœur une certaine légèreté qui lui venait de son
bon estomac : « Ah! ah ! père Perdrix, c'est vous. Et la
santé? >^ — ^< La santé ? Ça ne va pas. On dirait que ma jambe
veut s'en mettre. > Monsieur Edmond avait encore le cœur
plus léger lorsqu'il s'agissait des maladies : « Ne faites donc
pas attention. Ce n'est rien. » Dans sa petite voiture il était
^7^ LA REVU£ BLANCHE
assis ; son dos était un monde, son ventre formait deux
étages, et le rouler semblait une fortune qu'on ébranle, qu'on
roule et qu'on respecte. Pourtant il y avait entre eux ce
bureau de bienfaisance, cette histoire que le Vieux voyait
comme une chose et qui lui donnait des pensées : « Je pousse
ta voiture, tu me causes, tu es bien aimable aujourd'hui. » Et
dans le fond de son cœur, il entendait des cris de chiens qui
ne voulaient pas se taire, montaient et voyageaient sur le
jardin.
De la poudre d'amidon naquit une croûte qu'il lavait avec
précaution, et lorsque cette croûte tombait, en petites
plaques, la peau de la jambe apparaissait tout comme avant.
Par une dérision dernière cette seconde peau brûlait, il y
fallait mettre un peu de poudre d'amidon fraîche, après quoi,
la troisième peau apparaissait comme un feu souterrain. Et
l'on voyait les bases profondes du mal, et Ton pensait à une
pourriture intérieure qui sortait par couches et s'accroissait,
pareille à une mauvaise fortune qui s'accroît en mangeant
les pauvres. Il l'entourait d'une bande de toile très serrée
que ne pouvaient traverser que quelques piqûres ou
quelques démangeaisons et grâce à laquelle sa jambe
semblait neutre comme un rouleau de toile. Il la traînait,
son sabot était moins d'aplornb à son pied, et le bruit de
ses pas se ressentait de la pesanteur d'une mauvaise jambe,
de la sonorité d'une colonne de bronze.
Et voici qu'il poussait cette voiture et que chaque effort
résonnait dans son jarret. Il y avait des cris qui lui
montaient tout seuls comme si sa jambe eût été pleine de
soupirs : Aïe ! Et il roulait le bourgeois avec lourdeur, et
il se faisait à lui-même l'effet d'une vieille pierre que l'on
force à plier : « Y a ma sacrée jambe qui m'en fait voir de
toutes les couleurs. 3^ L'autre était un médecin. C'est vrai
qu'il était impotent, mais on sentait sa graisse pleine de
bonne santé. Il y a la bonne nourriture, mais aussi bien il
connaissait les remèdes et pouv-ait réduire une maladie à
presque rien. Le Vieux exagérait encore devant Mon-
sieur Edmond et, bien que son genou fût libre, pendant des
soirées entières il simulait l'homme à la jambe raide. Il allait
jusqu'à dire : <{, Je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit. Ma»
jambe me cuit comme si elle le faisait exprès. > Il dormait
LE PÈRE PERDRIX ^79
d'ailleurs d'un gros sommeil, excepté le matin. M. Edmond
avalait des drogues. Le père Perdrix disait : «Si seulement
je savais ce qu'il faut prendre ! » Et l'autre le regardait avec
ses yeux luisants de riche, faisait fonctionner sa pomme
d'Adam et avait toujours l'air d'avaler de bons repas. On ne
sait pas ce qu'il pouvait penser. Il ne se rappelait peut-être
même plus qu'il était médecin. Nom de Dieu! ce n'était pas
bien malin. Il n'aurait eu qu'à dire une bonne fois :
« Montrez-moi donc votre jambe, je vous dirai ensuite ce
qu'il faut faire. »
Il y avait un autre médecin, mais les bourgeois sont
tous les mêmes et veulent qu'on les paie. Dans le temps
où vivait le père Pinet, le sorcier, on était bien plus tran-
quille pour les maladies. On lui disait : ^. Hé, sorcier!
Entre donc un coup. > C'était un vieux radoteur, mais
souvent il tombait juste et dénichait le remède. On en
était quitte pour lui offrir une goutte de deux sous. Le
nouveau médecin avait Tair d'un bon garçon. C'était un
petit homme rond, bonne mine, décidé, mais ça ne sait
pas se mettre à la portée du monde. Le tarif était de qua-
rante sous. Le Vieux se rappela quelque chose qui lui
donna à réfléchir. Un matin qu'il était sur son banc, Paul
Lartigaud arrive et lui dit : « Vieux, vous ne pourriez
pas me prêter vingt sous, je vous les rendrai demain. »
Qui est-ce qui se serait méfié? On a toujours vingt sous
dans son armoire. Enfin, de jour en jour, ce garçon qui
avait peut-être huit cent mille francs de fortune, chevaux,
voitures, et qui n'avait pas besoin de travailler pour être
sûr d'avoir du pain, ce gars-là ne parla jamais de rien et
le Vieux, par bêtise, n'osa jamais rien lui demander. Il
se soûlait tous les jours, il buvait des amers picon, il res-
semblait à un gobe-mouches.
Ces vingt sous-là, le Vieux se les remémora bien des
fois. On a souvent dépensé vingt sous dans la vie et plus
tard on s'aperçoit de ce qu'est une petite pièce blanche et
de la place qu'elle tient en nos petits bonheurs. Mais
celle-ci restait quelque part avec une force inconnue,
des rayonnements d'argent chaud et le Vieux, en penchant
la tête, la sentait. Il lui sembla bien vite qu'elle reposait
en terre, là où les chers souvenirs sont enfouis, et il ne
28o LA a£VU£ BLANCHE
pouyait pas la chasser de lui-même. Avec vingt sous de
plus, elle eût'fait quarante sous. On eût appelé le médecin.
Il eût dit : « Père Perdrix, voilà ce que c'est! » Et la jambe
eût marché, comme par le passé, et Ton aurait eu du plaisir
à vivre, et Ton ne sait pas ce que Ton ne peut pas faire avec
deux jambes.
Jean lui disait : <^ Tu as l'air encore tout pensif! » Et lors-
que Jean parlait ainsi, le Vieux n'était déjà plus pensif. Ils
n'avaient pas de bien longues conversations parce que dans
la vie on ne peut que répéter les mêmes choses. Jean restait
parfois à Textrême bout du banc, aimant à sentir s'im-
primer en ses fesses les angles du bois. Cela, le Vieux ne
pouvait pas le comprendre. Il disait : « On dirait que tu
as peur de t'asseoir. Approche-toi donc, y a de la place.. »
Pierre Bousset disait à son fils : «: Vous êtes au même
point tous les deux, aussi feignants l'un que l'autre. > La
mère répliquait : ^{ Dans le temps, il aimait lire. Essaie
donc, maintenant, de lui faire ouvrir un livre. » Et la petite
Marguerite, un peu plus conciliante : k Cest bien vilain,
mon Jean! »
Vraiment, lui aussi, il nV avait que sur le banc qu'il se
plaisait. Septembre et octobre furent deux mois de beau
temps où les ombres étaient un peu plus grises et flottaient
comme une âme. Les beaux moments du jour pénétraient
sous la peau, dans la poitrine, et l'on se sentait au cœur
je ne sais quoi qui roucoulait. Ils étaient deux vieux de
l'automne, deux amis du fond de la vallée où bientôt les
jours seront froids, et ils s'entouraient alors d'une tendresse
bonne et douillette. Ils n'en parlaient même pas. Le Vieux
s'éveillait à des jours inconnus, à des jours qui n'étaient
pas des jours et qui entraient jusque dans les os de son
dos. Il aurait tant voulu lui donner du plaisir et lui rendre
un peu, mon pauvre petit! quelque bon service, quel-
qu'un de ces services qui vous marquent pour la vie et
vous font dire : a: C'est ce pauvre Vieux qui m'a causé
tout mon bonheur. >/ Il aurait voulu trouver des mots. 11
pensait : ''< Je connais la vie, si je pouvais arriver à lui
apprendre tout ce que je sais! »
Il avait une idée de derrière la tête et parfois s'en entre-
tenait discrètement avec lui-même. Pourtant, il se rendait
LE PÈRE PERDRIX a8l
compte que ce n'est pas une vieille bête qui peut mener,
dételles choses. Il avait remarqué, lorsqu'il allait chez Mon-
sieur Edmond Lartigaud, que Georgette lui demandait :
« Eh bien! et le petit JeanBousset, qu'est-ce qu'il devient?)^
Un jour que Jean se trouvait là, il avait encore remarqué
que Georgette tournait autour de lui et s'essayait à l'en-
traîner à l'écart. La jeunesse trouve cela naturel, parce
qu'à cet âge Ton vit au milieu de toutes les occasions et
l'on n'a pas assez d'expérience pour les choisir. C'était une
fille qui n'était peut-être pas très jolie, ayant la peau un
peu noire, mais toutes les femmes se valent pour ce qu'on
en fait. Il disait à Jean : « Tu es comme les autres. Je vais
te donner un conseil : j'en connais une qui serait ton
affaire. )^ Il devait être bien naïf pour n'avoir pas l'air de
comprendre.
Il arriva plusieurs fois, alors que le Vieux devait rouler
Monsieur Edmond, que Jean se trouvait là et les accompa-
gnait dans le jardin. Monsieur Edmond se plaisait à causer
avec lui parce qu'il était ingénieur et qu'un titre sert de
sanction aux paroles que l'on prononce. Et puis sa grande
jeunesse vous relevait vous-même : on pouvait lui donner
tort. Monsieur Edmond disait : «Je vois bien ce que tu as
voulu faire. Tu es un socialiste, quoi! Moi, je ne vais pas
chercher si loin. Le père Perdrix, par exemple : quand je
lui dois des sommes comme quatre francs dix sous, eh bien !
je lui donne cent sous. Voilà ce que j'appelle du socialisme !
Et je lui paye encore la goutte. >/ Monsieur Edmond par-
lait, Jean lui répondait et le Vieux pensait : «Oui, oui!
parle. Cest l'enfant d'un ouvrier, mais il en sait plus long
que toi. » Au fond, il était fier de les voir ensemble, se rat-
tachait à Jean, se rappelait qu'il était son oncle et s'agran-
dissait comme l'égal d'un bourgeois.
Mais il y avait mieux que cela. Causer est bien; mais il
faut aussi profiter de sa jeunesse. Le Vieux avait envie de
crier : « Enfin, fous donc le camp! Ta place n'est pas ici. Je '
te dis qu'elle cherche le mâle! >/ Le fait est que Georgette
essayait de l'attirer du côté de la cuisine et ensuite, elle
l'eût emmené dans les chambres où n'entrait personne.
Un jour, sur le banc, le Vieux lui posa catégoriquement
la question : « Que tu es bête, mon pauvre ami! Moi, à ton
282 LA REVUE BLANGHB
âge, j'aurais grimpé les murs. Une fois, j'ai fait ça dans la
neige. Voyons, mon ami, réfléchis un peu. Voilà une
gamine qui aura plus tard quatre cent mille francs. Pro-
fites-en. Une fois que le père le saura, il sera trop heureux
de te la donner en mariage. Ne crois pas qu'il la placera
comme il le voudra. Il est riche, c'est vrai, mais aucun
bourgeois ne voudra de la fille, à cause de la mère. >
Jean répondait : € Non, non, je ne veux pas ! D'abord
elle ne me dit rien. Et puis elle court après moi et ensuite
elle courra après d'autres. 2^ Le Vieux disait : « Et quand
même ? Une fois que tu auras l'argent, tu te moqueras pas
mal de la femme. » Et il était en colère au fond de lui-
même. D'ailleurs dans la vie on ne fait jamais ce que Ton
veut.
Il vint un jour, où les idées s'en allèrent, où ce qui était
une pensée ne fut plus une pensée, où ce qui était un
homme devint un pauvre et un malade et où ce qui était
une jambe douloureuse emplit le monde comme une croix
du Calvaire. Il vint un jour où cela bouchait le ciel et
pesait sur toute la terre, avec le poids des épaules qui
succombent, avec le cri des angoisses animales, avec
le râle des races sous le joug. Ce fut comme si le
Déluge vous remontait dans le sang et comme si
les grands oiseaux noirs pendaient des nues pour tom-
ber dans les eaux. Il le voyait monter. Il y avait bien plus
de quarante jours qu'il pleuvait, l'humanité tout entière
était emportée par les ombres et pourrirait comme un
morceau de limon.
Car le mal de sa jambe avait des accents et menait une
bien autre douleur. On ne connaît pas le travail des idées.
Elles ronflent sous^-otre tête, on se dit : « Oh ! cette musi-
que ! J'ai le crâne qui va péter. > Puis un jour ce n'est pas
le crâne qui vous pète, vos idées deviennent comme aiguës,
comme pointues et ça y est! Il y eut une éclaircie. Mais...
est-ce qu'on ne sera pas obligé de me couper la jambe ? Il
la sentait on ne sait comment, toute gonflée, et les veines
en y portant du sang bourdonnaient, formaient aussi leur
drôle de musique, et de la tête aux pieds il n'était qu'un
ronflement, une cage à mouches, un pauvre que la misère
LE PÈRE PERDRIX 283
travaille. Et il était sûr qu'on allait être obligé de lui cou-
per la jambe.
Il s'asseyait sur le banc, il baissait la tête bien davantage
et bien plus longtemps. Le dos lui en faisait mal lorsqu'il la
relevait. Autrefois, avec le coin de son sabot, il traçait des
rainures, s'amusait à des entrecroisements de lignes et se
laissait guider par quelque fantaisie de ses pieds. Mainte-
tenant, des deux sabots à la fois, il grattait le sol, remuait
la terre, manifestait une dernière rage à tout dégrader autour
de lui et disait en se levant : « Le diable m'emporte ! On
dirait qu'un cochon se couche là où j'ai passé. »
Il n'aimait pas grand monde d'ordinaire, mais cette fois-ci
il n'aimait plus personne, car la misère parlait à grande
bouche, et parlait tant, qu'on n'entendait pas d'autre voix
vivante. Jean venait s'asseoir. Le Vieux lui gardait un sen-
timent qui restait dans un coin de sa tête, qui ne faisait pas
de bruit et qu'il sentait exister comme une chose que l'on
ne voit pas mais que l'on sait exister. Celui-là seul, il pou-
vait le supporter. Ah ! il y avait bien des bavards qui se
campaient auprès du banc et qui vous faisaient maudire la
vieille habitude que l'on a de causer avec les gens. Il est
triste d'être un homme civilisé et de ne pas clouer les becs.
Il y en avait qui restaient campés des quarts d'heure ;
il avait beau leur répondre d'une voix malhonnête et cou-
per les branches du discours, ils vous suçaient, vous arra-
chaient mot par mot, pensée par pensée, voulaient vous
forcer à descendre dans votre cerveau comme s'il y avait de
la place pour tous les passants. Mais Jean était un ami, quel-
que chose comme une partie de vous-même dont on ne
s'occupe que lorsqu'on en a l'envie. Ils restaient l'un à côté
de Tautre et goûtaient ce privilège qu'ont les cœurs unis de
ne pas se demander de paroles. «Ah ! cher^ enfant, reste là
sans rien dire : C'est ton Vieux. Vois-tu, quand jeté sens à
côté de moi, je sais bien que je suis un malheureux, mais
quand même il me semble qu'il y a du changement. > 11 lais-
sait alors toute sa tête s'en aller, son cœur gonflé couler
dans sa poitrine et répandre ce sang noir qu'ont les pau-
vres. Et toute sa jambe s'en mêlait et garnissait ses
sentiments, et elle était grande et essentielle, et il y avait
des moments où elle lui remontait sous le crâne et
284 LA REVUE BLANCHB
s'installait comme une jambe pourrie à la place de son
cerveau.
Monsieur Edmond mourut, et il était temps parce que le
Vieux n'aurait pas pu continuer à pousser sa voiture. Il
mourut tout d'un coup, une veine se cassa et le médecin dit
qu'il avait la peau des veines dure comme un tuyau de pipe.
M^arie-Louise pleurnichait, à moitié soûle encore : ^ Mon
Dieu! Qu'est-ce que je vais devenir! > Elle n'avait pour-
tant pas besoin d'être en peine, avec sa fortune. Paul et
Georgette avaient la larme facile. D'ailleurs on dut chercher
Paul un peu partout avant de le dénicher dans la boutique
d'un épicier qui vendait de l'eau de vie et dont la fille avait
seize ans. Il n'en profitait mcme pas et tout le monde se
moquait de lui parce qu'il frôlait les femmes et ne savait
pas reconnaître l'instant où l'on peut entrer la main sous
leurs jupes. On demanda au Vieux d'habiller le cadavre et
il regardait ce corps tout nu, cette bonne graisse des bons
repas, cette viande moelleuse des bourgeois qui se passent
la main sur le ventre en sortant de table, lisseraient à tuer
si l'argent les empêchait de mourir.
Il y eut un enterrement avec un corbillard, le sous-préfet
et des discours. Des Messieurs en chapeau haut de forme
serraient la main de la veuve. Elle était gonflée par les lar-
mes, plus rouge encore, le visage tavelé, la peau pleine de
vin rouge et de vin blanc. Ça allait fiiire une drôle de mai-
son, maintenant que l'homme n'était plus là. Quelque gars
viendrait qui soûlerait lanière, qui sauterait la fille. Ça se
battrait, ça danserait, on ramasserait toute la crapule du pays
et Paul crèverait dans un coin, avec sa bronchite, avant
d'avoir tout bu. On verrait la fin des huit cent mille francs
du père, les domaines vendus, des batailles à s'arracher les
cheveux, des repas où mangeraient tous les cochons d'alen-
tour. Il y aurait de tout ; c'étaient des femmes à montrer
leur derrière,à jeter des billets de cent francs, à insulter les
gens par la fenêtre et ensuite à les faire boire. Et un beau jour,
la nichée filerait sur Paris en laissant partout des dettes.
C'est alors que sa jambe eut de l'importance. 11 n'avait
même pas à baisser les yeux, on eût dit qu'elle pesait sur'
LE PÈRK PERDRIX a85
ses paupières. Autour de sa tête elle pendait du ciel, se
balançait, restait parfois tout à portée de son regard avec
sa peau rouge, ses écailles blanches, et se gonflait comme
des pensées qui s'accumulent et battent les tempes. Elle lui
sortait à chaque parole : 4c Ah ! la sacrée garce !» Et ce mot
de garce s'accroissait à son tour comme la substance d'un
mal sans repos. Il disait encore : « Elle est là, sur moi, et il
faudra bien qu'on m'en débarrasse. » 11 paraît qu'on vous
coupe la jambe avec des scies et des couteaux. La scie
entame un os, de ses dents pointues, et continue sa route
avec ce cri des scies qui vous remonte aux mâchoires. Le
plus mauvais moment est celui où elle atteint Ja moelle, et
où la douleur vous fait croire que c'est vous-même que Ton
scie. Et puis les grands couteaux dans la viande comme
aux mains des bouchers, si tranchants que l'on craint que
celui qui s'en sert n'aille se couper les doigts. Et il vous
reste une plaie ronde où l'on aperçoit le sang qui pisse,
le contour blanc de l'os et la moelle rose qui à l'air d'un
suintement.
Ce fut par un de ces soirs secs où le vent a la couleur des
murs et pénètre aux profondeurs des consciences. Le ciel
ne veut pas s'approcher, la rue lui ressemble, et de la terre
aux nues c'est un espace que l'automne envahit, depuis
septembre jusqu'aux neiges, jusqu'à la fin du monde. Il est
dur d'être bon et l'argent reste accroché aux poches avec un
aif de pauvre chose honteuse. Le banc tout entier était fait
avec du bois mort, avec les planches des beaux arbres que
l'on abat. Jean mâchonnait une pensée, la retournait et gar-
dait l'hésitation de ceux qui n'osent pas et s'en tiennent aux
pensées. Parfois un geste agaçant s'essayait à la décrire,
puis se taisait comme un homme que la destinée arrête
avant sa fin. Vraiment, le Vieux n'avait pas l'air d'entendre.
Ah ! pourquoi ne faisait-il pas la moitié de la route ? Nous
sommes des compagnons, et des silences nous séparent,
bien plus grands que toutes les lieues, car nous doutons
du fond de nos cœurs. Pourquoi ne pas comprendre ce que
nous n'osons dire? Il y a des kilos sur nos langues, et les
belles pensées ont les bras délicats.
2i86 LA REVUE BLANCHS
Jean se leva pourtant et, prenant une des mains du
Vieux, la soulevait du genou sur lequel elle reposait, Ten-
traînait à sa suite, et la sentait lourde comme une charge,
comme le brancard d'une voiture pleine de pierres. Il dit
tout d'un coup':
— Ecoute! Viens à la maison. C'est une chose que je ne
veux pas te dire sur le banc.
Le Vieux se laissait ébranler. Il avait cette obscure doci-
lité des pauvres que la vie mène à son gré. Ils entrèrent.
Jean s'asseyait, puis il semblait tout raide.
— Moi, je veux que tu te soignes. Ça n'est pas une
grosse affaire. J'ai plus d'argent que tu ne crois. Et puis tu
vas être obligé d'acheter des remèdes. Prends donc ces vingt
francs. Tu sais bien ce que c'est : c'est autant d'argent que
je ne dépenserai pas. Tiens ! D'ailleurs, tu n'as besoin d'en
parler à personne. Je m'en vais, parce que ce soir nous de-
vons manger la soupe un peu plus tôt.
Il n'attendit pas davantage.
Alors, les vingt francs étaient tout à coup sur la table et
s'y posaient avec force comme si l'on avait acheté pour
vingt francs de choses pesantes. Ils avaient ce toucher plus
solide qu'ont les pièces d'or et cette ardeur inespérée des
guérisons à grandes guides. On sent que cela se prolonge
par un médecin dont les mots ont la valeur de l'argent.
Puis il vit tout sans aucun doute, et sous ses lunettes il
posait ses yeux, regardait l'effigie de Napoléon, les coins
bien frappés, et pompait l'or goutte à goutte avec sa force,
sa chaleur et son éclat.
On ne sait pas ce qui arrive. Les nuages blancs, les nuées
grises, l'étendue du temps, le cœur qui passe, la tête qui
penche; il mit son front dans ses deux mains, ensuite il se
rendit compte de ses lunettes et, les levant au dessus des
sourcils, les yeux entre ses doigts, il sentit deux filets
tièdes qui coulaient sous ses paumes, qui débordaient aussi
et arrosaient le dessus de sa main. Il y avait de la chaleur
et du sel.
Un peu plus tard, la Vieille revint du cresson.
— Tiens, dit-il, c'est ce pauvre petit!
Elle s'assit sur le banc très bas. Elle avait l'habitude de
se fourrer le poing sous le menton et remuait la tête, vide
LE PÈRE PERDRIX 287
agacée du repos, et donnant quand même un peu de ses
gestes aux meubles de la maison. Elle ne put absolument
rien dire, battit largement des paupières du côté du Vieux.
Son poing, sous son menton, poussait sa tête en arrière,
la comprimait un peu et semblait exprimer des regards du
fond de ses yeux comme si toute son âme lui remontait à
la face.
Le lendemain matin, on le fit venir. Il était rouge de
plein air et de bonne nourriture, sa science de médecin lui
donnait des mouvements brusques et se montrait dès
rentrée, décisive et angoissante un peu. On déroula les
linges qui entouraient la jambe, on eût dit que la peau était
moins enflammée que d'ordinaire. Il se pencha, regarda
par en dessous, appuya son doigt à plusieurs places, après
quoi il demanda de Teau pour se laver les mains. Il dit:
— Je vais vous écrire une ordonnance* Que voulez-vous,
mon pauvre père Perdrix? Les maladies des riches ont leurs
privautés. On pourrait bien vous guérir, mais ça serait long
et surtout ça vous coûterait cher. Ceci empêchera le mal
de gagner du chemin. Pour le reste, il ne vous fera pas
mourir. Croyez-moi, à votre âge, votre jambe durera autant
que vous.
On lui donna quarante sous, puis il partit tout simple-
ment, parce qu'il y a d'autres malades dans les villes.
(A suivre.) Charles-Louis Philippe
In-
i
h
fi
La dernière étape de M. Bour^et
La crise nationaliste est passée. L'esprit nationaliste survit. Sûrs de
le voir reparaître sous des formes nouvelles, nous devons en dresser le
signalement si précis, que nul déguisement ne puisse nous abuser.
C'est dans le dernier roman de M. Paul Bourget que cet esprit offre de
lui-même l'image la plus sincère, la plus complète, la plus systématique.
« Tous ceux qui disent les mômes choses ne les disent pas de la même
sorte... Il faut donc sonder comment une pensée est logée en son auteur,
comment, par où, jusqu'où il la possède. » M. Bourget n'a pas eu
besoin d'être converti, ni même averti par l'Affaire; elle a seulement
hâté ce qu'il appellerait la malnralion de sa pensée. Parce que le fait
éveillait en lui des réflexions toutes prêtes, et parce qu'il n'était point
homme à s'étourdir, à s'enivrer d'action, seul ou mieux que personne il
il a su déveh)pper « une suite admirable de conséquences ». Mieux que
le chauvinisme timide de M. Lemaître. mieux que le réalisme semi-
rationaliste de MM. Maurras et Barres, son culte de la Tradition nous
\ fournit le type même du Nationalisme intégral.
[■ Joseph Monneron et Victor Ferrand sont deux professeurs, anciens
f- condisciples à TKcole Normale. Mais chez Ferrand, fils de bonne race
î ■ bourgeoise, catholique et disciple de Le Play, les certitudes religieuses
; . se doublent des fortes certitudes traditionalistes ; il réalise le type de
; u ces existences pleines et complètes, nobles et équilibrées, riches de
passé tout ensemble et d'avenir. » Monneron, fils de paysans, libre-
; penseur, démocrate, irréaliste, est « le fonctionnaire mal marié,
mal établi dans l'existence, mal renseigné sur les lois du monde
moral et social, et résolu à ne pas reconnaître ses erreurs, pour ne pas
■• désespérer. » Sa famille a grandi trop vite « au rebours des lois fonda*
mentales des sociétés saines. » Le défaut de fermes principes, d'habi-
tudes héréditaires se marque chez le fils aîné, Antoine, par le déchaine-
nement des convoitises; chez la fille, Julie, naturellement candidate à
Sèvres, par un abandon trop facile à la tentation amoureuse; et, chez le
jeune Gaspard, par des allures de petit voyou. Seul, le second fils, Jean
Monneron, méritera de « guérir la France en lain. S'il fut l'élève de
son père, s'il reste l'ami du juif Crémieu-Dax, avec qui il fonde une Uni-
versité populaire : YUnis>ersUê Tolstoï/, TU. T., — dépendant de Fer-
rand par les enseignements et par les entretiens qui les prolongent, il
est préparée comprendre les levons de la Science des Mœurs ou Phy-
sique Sociale. Il aime Brigitte Ferrand, et ne pourrait l'épouser qu'en
devenant catholique ; il craint de confondre le cri de son amour avec
l'appel de la foi ; joint au respect (^u'il garde pour son père, ce beau scru-
pule empêche sa conversion. Mais Dieu l'amène au but par la voie dou-
loureuse : Le malheur, qui « démontre l'idée fausse, comme la maladie la
fausse hygiène », le malheur accable tous les siens. Julie est depuis
LA DERNIÈRE ÉTAPE DE M. BOURGET '289
deux mois la maîtresse du marquis socialiste Rumesnil ; Antoine, pour
séduire une demi-mondaine, a fait des détournements et des faux. Tout
à coup la crise éclate. Et, tandis qu'Antoine risque une double tentative
de chantage auprès de l'amant de sa sœur ; tandis que Julie enceinte se
sauve de l'avortementparun essai d'assassinat et de suicide ; tandis que
rUnion Tolstoy, en huant Tabbé Clianut, « révèle enlin l'inanité de son
principe, et présente lesauva^^e aspect réservé à notre malheureux pays,
si jamais les imbéciles doctrines du socialisme y triomphent, celui d'un
asile d'aliénés débarrassé de ses gardiens »; tandis que Joseph Mon-
neron reconnaît, à la chute de ses deux enfants, la banqueroiite de sa
carrière et de sa philosophie, — le brave, le digne, le généreux Victor
Ferrand, bien assis sur ses croyances, et sur « le tranquille loisir intel-
lectuel que lui assure le long passé bourgeois de son opulente famille »,
est heureusement là pour ouvrir sa bourse et son cœur, pour accabler
d'un pardon admirable son adversaire à demi repentant, pour marier
Jean à Brigitte, dût-il môme ne point se convertir. Mais, instruit par les
faits, Jean se déclare catholique. Et Ferrand conclut :
— Il n'y a pas de transfert subit de classes, il y a des classes, du moment
qu'il y a des familles, et il y a des familles, du moment qu'il y a société... Pour
que les familles grandissent, il faut de la durée. Elles n'arrivent que par
étapes. La nature, plus forte que l'utopie, force toutes les fiimilles qui
prétendent violenter ses lois à faire dans la douleur cette étape qu'elles
n'ont pas faite dans la santé.
M. Bourget est donc nettement réactionnaire ; je ne lui applique
pas ce mot comme une injure, il le prendrait lui-môme comme un titre
d'honneur. On ne saurait plus franchement que lui chercher dans le
passé un modèle pour l'avenir, ni proclamer plus hautement (jue l'hu-
manité dévoyée doit repasser sur ses propres traces pour retrouver
Tordre éternel. Cette « circulation lente des familles » dont était fait le
régime social de la vieille France, il doit, pour l'observer à l'état pur,
sauter non seulement par dessus la Révolution, mais par delà le xviiio et
le XVII* siècles, où déjà ce régime était faussé; #t je crois bien qu'il
remonterait en vain, par delà Vercingétorix, aux castes mal fixées de
VKgypte et de l'Inde. L'erreur qu'il combat n'est pas spécialement
française; elle s'étend à tout le monde moderne et civilisé : à la Russie,
où la hiérarchie du tchin laisse trop de place au mérite personnel; à
l'Angleterre, indiilgente aux self-- ma de m en; à cette Amérique, dont
ridéal semble être de favoriser à tout prix l'élévation immédiate des
plus capables. Carlyle ne s'accorde-t-il pas avec Emerson, pour faire
gloire à Napoléon de cette phrase prometteuse : « la carrière ouverte aux
talents»?... D'ailleurs, conséquent avec sa pensée, M. Bourget ne
s'arroge pas le droit de démolir le bloc des traditions, d'en choisir une
partie, de repousser le reste. Son livre est comme un complet répertoire
des arguments et des thèses réactionnaires. Chaque thèse est par lui
poussée à l'extrême. Catholique, il Test, il veut l'être plus et mieux que
les abbés démocrates : car, se refusant à lire dans l'Evangile la devise
révolutionnaire : Liberté, Egalité, Fraternité, il y voit inscrits (c'est
lu
29<) LA REVUE BLA.NXHB
avoir de bons yeux) trois mots qui sont précisément le contraire; Disci-
pline, Hiérarchie, Charité. Monarchiste, il Test plus que le Roy, d'une
façon peu conforme à Tesprit séculaire de la famille d'Orléans ; car,
sans concessions à 1 esprit moderne, il rêve d'une monarchie toute
aristocratique et cléricale. Il est assez piquant que le prétendant au
tnme ait cru devoir applaudir un programme que lui-même n'oserait
appliquer, que signeraient peu de ses partisans.
L'Etape n'est pas rien qu'une profession de foi ; c'est une démonstra-
tion en règle. Un Anatole France ne transporte dans le roman des
idées sociales que pour les incarner en types fins et précis. Un Zola
même, avec ses allures dogmatiques, illustre ses théories bien plutôt
qu'il ne les prouve. C'est pour M. Bourget que semble être inventé l'ex-
pression de roman expérimentaL Dans V Etape comme dans le Disciple^
il s'agit bien de soumettre une hypothèse au contrôle des faits, — ou,
mieux encore, d'instituer une expérience « cruciale » qui tranche le dé-
bat entre deux hypothèses. C'est une étrange entreprise, dont il est
superilu, je pense, de montrer le vice logique, et qui d'ailleurs est con-
traire à l'essence même de l'œuvre d'art.
Pour que l'histoire des Monneron soit capable de nous convaincre, il
faut que les faits dont elle est tissue, parleur vraisemblance propre et leur
enchaînement, imposent une illusion de réalité; il faut que, partant de
ces fails, nous nous sentions contraints de remonter aux causes mêmes
que l'auteur leur assigne; puis également contraints de descendre aux
solutions qu'il nous propose. La première exigence est seule bien rem-
plie : r Etape est conduite selon une très pressante et très sûre progres-
sion dramatique, qui n'a pas de quoi surprendre chez le romancier
d'André Cornéhs. Mais plus l'aventure est émouvante, plus elle se
manifeste exceptionnelle. M. Bourget ne l'ignore pas ; et néanmoins il
s'elTorce à rendre compte de V exception^ de l'accident, par h\s lois
mêmes qui constituent le tj/pe. Il entend que cette cause unique, le
transfert subit d'une classe à l'autre, explique et détermine toutes les
paitic^ularités d'une famille : vulgarité de la mère; manque de soin dans
le ménage; manque de goût dans rameublement; chez Jean, la faiblesse
des muscles; chez Antoine, la violence des désirs; et chez leur père, le
plus bizarre aveuglement. Ce dernier trait est le plus fort. A supposer
que le professeur, demi-conscient de ses erreurs politiques, ferme les
yeux aux démentis des faits, on conçoit mal qu'il transporte ce même
parti-pris dans sa vie quotidienne. Le défaut d'intuition psychologique
n'est pas l'effet d'une d(^ctrine, mais plutôt une tare innée. Qu'on asso-
cie le même caractère à des circonstances un peu différentes, aussitôt
le roman se plie à toutes les transformations. Je me figure aussi bien
Monneron distrait des siens par une dévotion surannée qui leur répugne,
ou par un travail scientifique (jui les ennuie, — ou par sa niaiserie, tout
% simplement. La question de classe ne jouerait plus alors qu'un faible
rôle. Ce serait grand dommage, à mon avis; je préfère la maintenir, et
renverser la solution. Oui, les Monneron appai-tiennent à une classe
\ définie. Oui, cette classe se trouve comprise 'i entre deux mondes :
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LA DERNIÈRE ÎTAPE DE M. BOIRGET 291
celui d'en bas où l'on peine, où l'on est à la tâche, où l'on est privé, où
l'on supporte, — celui d'en haut, où Ton est libre, où l'on s'épanouit,
où l'on jouit. » Est-ce donc cette classe qu'il faut dire anormale, et
contre nature; n'est-ce pas plutôt ces deux mondes qu'il faut dire mal
organisés? Antoine est perdu par l'exemple des jouissances trop faciles,
Julie, par les élégances de Rumesnil ; tous deux pâtissent d'avoir perdu
le contact avec l'énergie plébéienne, avec le labeur rude et sain. Si leur
frère n'aimait Brigitte, s'il n'était touché par la grâce, il pourrait, de
leur double chute, tirer une toute autre leçon.
M. Bourget ne demande pas mieux que d'en appeler à la grâce. 11
apporte des faits qui devraient être probants, étant construits en vue
d'une preuve. Mais un fait ne prouve rien, si la raison ne l'interprète.
Or M. Bourget sait que « par la seule raison, tout se justifie et se dé-
truit, puisque tout se discute, depuis que le monde est monde, par des
arguments de force pareilles Heureusement il sait aussi qu'il y a,
comme dit Pascal, deux entrées par où les opinions sont reçues dans
Tàme, qui sont ses deux principales puissancfes, l'entendement et la
volonté ; et que, si les moteurs de l'entendement sont des vérités natu-
relles, ceux de la volonté sont de certains désirs naturels et communs à
tous les hommes, comme le désir d'être heureux, que personne ne peut
ne pas avoir. Il sait que le cœur a ses raisons que la raison ne connait
pas. La destination de son œuvre est d'agir, le ciel aidant, sur l'âme des
démocrates, comme au Campo Santo de Pise la